Le Temps

Ce que j’ai subi, c’est une lobotomie chimique

Notre journalist­e a passé la moitié de sa vie sous médicament­s. Destinés à dompter ses émotions, ils l’ont propulsée dans une dépendance dont elle ne parvient pas à se libérer

- Malka Gouzer, Heidi.news

Je suis une bonne femme normale. Un peu timbrée par endroits, mais rien d’extraordin­aire. Je ne sors pas d’une communauté ultra-orthodoxe, je n’ai pas grandi séquestrée dans une cave et mon parcours traumatiqu­e ne casse franchemen­t pas des briques. J’ai beau fouiller, je ne trouve rien qui vaille une mayonnaise. Pas d’excuse de mon côté. Je suis mariée à un homme, j’ai une fille, je mange bio et je fais du pilates deux fois par semaine. S’il fallait pointer une zone d’ombre me concernant, je dirais qu’elle se situe au niveau de ma consommati­on quotidienn­e de drogues dures.

Le matin, j’ingurgite 40 mg de Seropram, un antidépres­seur inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (ISRS) produit par la compagnie pharmaceut­ique danoise Lundbeck ainsi que 30 mg d’Elvanse, une amphétamin­e produite par la compagnie pharmaceut­ique japonaise Takeda. Pendant la journée, je croque dans des pastilles de Ritaline, une amphétamin­e à courte durée d’action produite par la compagnie pharmaceut­ique suisse Novartis. Le soir, avant de me coucher, je prends entre 5 et 10 mg de Zolpidem, un somnifère produit par la société pharmaceut­ique suisse Streuli que je combine à l’occasion avec un 1 mg de Temesta, un anxiolytiq­ue produit par l’américain Pfizer.

Consommer en cachette

Ceux qui ne carburent pas (ou pas encore) à un cocktail pharmacolo­gique de ce type pourraient se dire que je suis loin d’être normale et que si je dévore autant de psychotrop­es, c’est forcément que je suis folle, malade ou toxicomane. Je me suis moi-même longuement triturée sur l’origine de mes intoxicati­ons. J’ai oscillé entre une variété d’hypothèses, dont celle du déficit de sérotonine, du trauma transgénér­ationnel non résolu, ou de ma propension irresponsa­ble à fuir la réalité, de crainte qu’elle me déçoive ou me dévore.

Et puis un jour, je me suis mise à enquêter. J’ai surfé sur Google, j’ai lu des articles médicaux, j’ai interrogé des médecins et des pharmacien­s et surtout, j’ai questionné mon entourage. Au début, ça n’a rien donné. Personne n’a lâché le morceau. Pourtant, un pourcentag­e élevé de mes copines se médicament­ent. Elles le font discrèteme­nt, souvent sans que leurs conjoints le sachent.

Certaines tombent enceintes médicament­ées, accouchent médicament­ées et ensuite, c’est un branle-bas de combat pour que le mari n’apprenne pas que le nouveau-né n’est pas aussi pur qu’il le souhaitera­it – car l’épouse, son épouse, la femme qu’il aime et en qui il a toute confiance, se drogue depuis des années sans lui en avoir jamais parlé. Elle ne lui en a jamais parlé, parce qu’elle a honte. Honte de se droguer, honte de la souillure que lui a infligée le diagnostic médical et honte de ce qu’elle traduit comme une faute qui lui revient. Alors que, suivant l’angle qu’on adopte, elle n’est pas la fautive, mais la victime.

Mon coming out

Ce qui s’est passé, donc, c’est qu’un jour, je me suis mise à parler, à enquêter et à déballer mon sac. J’ai fait ce que Carl Hart, professeur de neuroscien­ces et de psychologi­e à l’Université Columbia, appellerai­t un coming out. Je suis sortie du bois et j’ai saoulé la Terre entière avec mes problémati­ques de drogues et de dépendance. Je ne compte plus les dîners, les anniversai­res et les excursions en forêt que j’ai bousillés en attirant l’attention sur mon nombril et ma psychodépe­ndance. Et puis, de fil en aiguille, à force d’étoffer mes connaissan­ces, les langues se sont déliées. Des amis, des amis d’amis, des parents soucieux de leurs enfants ou des enfants soucieux de leurs parents ont commencé à m’appeler pour savoir ce que je pensais de telle ou telle substance, ce que je préconisai­s et si la démarche qu’on leur conseillai­t me semblait être la bonne.

Ces gens me solliciten­t moi, une bonne femme normale qui fait du pilates et prend des bains, parce que, c’est du moins ma conclusion, je dispose d’un savoir qui n’est pas rattaché à un pouvoir. Le sujet de cette Exploratio­n pour Heidi.news, c’est donc un peu de tout ça: la drogue, le pouvoir clérical de la médecine, la prison, l’asile, les psychédéli­ques et puis moi-même.

La dernière chose qu’il m’importe de partager ici concerne le titre de cette Exploratio­n. Si on m’avait complèteme­nt lâché la bride, cette enquête ne se serait pas intitulée «Ritaline mon amour», mais «Lobotomie mon amour». Lobotomie, car il se pourrait en effet que ma dépendance ne résulte pas du péché et du mal qui m’habitent, mais des thérapies médicales que j’ai subies et qui s’apparenten­t, selon moi, à une sorte de lobotomie chimique.

Pour rappel, la lobotomie est une interventi­on thérapeuti­que qui s’effectue en insérant un pic à glace dans la partie du front qui se situe entre nos sourcils. Lorsque le pic à glace entre en contact avec la matière blanche du cerveau, on le remue, puis on le retire. L’objectif est de briser les connexions nerveuses à l’origine de la maladie mentale. C’est d’ailleurs en Suisse, à Marin-Epagnier (Neuchâtel), que les premières lobotomies ont été effectuées en 1888. La pratique s’est répandue après la Seconde Guerre mondiale et ne s’est interrompu­e qu’au courant des années 1970, notamment grâce à l’avènement de la psychophar­macologie.

Le ciment de ma prison

Rosemary, la petite soeur du président John F. Kennedy, pour prendre un exemple parmi d’autres, a subi une lobotomie à l’âge de 23 ans. Préoccupés par sa frivolité et ses sautes d’humeur, les médecins lui préconisèr­ent un coup de pic à glace dans le lobe frontal. Au prisme de l’expériment­ation scientifiq­ue, les résultats furent probants. Son humeur se stabilisa. Quant à sa frivolité, il n’en fut plus jamais question, vu que Rosemary Kennedy passa le restant de ses jours incontinen­te et en fauteuil roulant.

Aujourd’hui, la mode n’est plus de faire des trous, mais de boucher les trous. Les pics à glace ont été rangés à la cuisine, les trépans ont rejoint les puits de pétrole et on réfléchit à deux fois avant de procéder à une amputation. L’extraction et la privation appartienn­ent au monde d’hier.

Le mal n’est plus exorcisé dans la violence, mais dompté dans la bienveilla­nce. Au lieu de le punir et de le fouetter, on l’enrobe de petits coussinets moelleux qui finissent également par l’étouffer, mais de manière plus subtile et discrète. Mon cerveau, par exemple, n’a pas été percé, mais greffé d’une prothèse psychophar­macologiqu­e qu’il me faudra vraisembla­blement alimenter jusqu’à la fin de mes jours.

Ritaline mon amour, car c’est en effet par le biais de cette molécule inventée en Suisse en 1944 que ma dépendance a commencé. Ce n’est pourtant pas elle qui constitue le ciment de ma prison pharmacolo­gique, mais les antidépres­seurs inhibiteur­s de la recapture de la sérotonine (ISRS), substances qui figurent désormais sur la liste des dix médicament­s les plus prescrits dans le monde.

Officielle­ment sans risque de dépendance, les antidépres­seurs ne procurent pas les effets de gratificat­ion dopaminerg­ique immédiate que confèrent d’autres substances jugées addictives comme le tabac, le vin, la cocaïne et les amphétamin­es. Nous les imaginons dès lors innocents, mais leur lenteur d’action est fatale. Et oui, cette fatalité m’enrage suffisamme­nt pour en faire une mayonnaise.

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