Impasse de la Riponne
Ruth Dreifuss a sûrement raison. Déboulant par surprise il y a trente ans au Conseil fédéral, la presque Genevoise avait trouvé sur son pupitre un dossier angoissant. Le pays n’était pas guéri de son problème de commerce hors la loi et de consommation publique d’héroïne et autres substances prohibées, dont les scènes (Platzspitz, Letten, Kocherpark…) offraient au monde ébahi le spectacle troublant et accablant. Défi énorme, c’était son domaine. La nouvelle élue a réussi à convaincre le pays que la toxicomanie relevait d’abord de la santé publique. Elle a ajouté à la répression des prises en charge moins obtuses et plus généreuses qu’avant, avec un succès mesurable.
Puis Ruth Dreifuss a porté ce combat sur le plan international. Résultats variables. Des Etats (Portugal, Uruguay, Canada…) tentent sous surveillance une tolérance audacieuse. D’autres, comme on vient de le voir en France, préfèrent encore mobiliser la police. Et aux EtatsUnis, l’Etat de l’Oregon, qui s’était montré bien plus libéral que la ministre suisse, vient de requalifier en crime la possession de drogue dure.
De toute façon, il n’y a pas de miracle. Le combat complexe avec les addictions ne peut être qu’une «fine dentelle», comme dit un disciple local de la réformatrice.
Je pensais à cette dentelle, il y a peu, en sortant de la station de métro, place de la Riponne à Lausanne. Vous connaissez mal les lieux? Suivez le guide.
A main gauche, vous avez un bloc de toilettes publiques métallique, unique édifice sur la place, et j’avais une urgence. J’ai choisi (légère provocation…) une cabine côté nord, mais un homme à casquette inversée m’a barré le chemin, me conseillant d’aller plutôt de l’autre côté. Je savais que le sud n’est pas gratuit, et je n’avais pas envie de payer pour ça. J’ai donc ouvert la porte de mon choix, et j’ai eu à peine le temps de voir ce qui se passait à l’intérieur: dans une semi-obscurité, trois ou quatre personnes en demi-cercle, sur un sol jonché de détritus, ont tourné la tête en protestant, me sommant de déguerpir.
Piteux, j’ai repris mon chemin vers d’autres urinoirs, passant trente mètres plus loin devant le String, comme disent les initiés: des bancs de pierre et des plantes chétives sous un sommaire dais de toile pour abriter de la pluie les adeptes de la cocaïne, de l’héroïne et autres doses dures. Les WC publics sont leur refuge à tout faire.
Puis j’ai traversé la voie de sortie du parking souterrain vers un autre groupe, assis sur des murets à côté de la terrasse désertée d’un bar en plein air. C’est le stamm de la beuh et du chichon, le rendez-vous des amateurs de cannabis, qui cohabitent plus ou moins en tension avec le groupe du String. Et c’est là, juste à côté, au-delà de la rue qui passe en tunnel sous le bâtiment de l’administration cantonale fermant la place au nord, que va s’ouvrir dans quelques jours un local officiel de shoot, «Espace de consommation sécurisé» de son vrai nom; c’est à vrai dire l’annexe d’un autre ECS, délaissé parce que trop éloigné (un kilomètre) de la Riponne.
Et pour compléter le dispositif de la place, il ne faut pas oublier qu’entre le String et la beuh, à l’angle nord-ouest de la place, les enfants, filles et garçons, pédalent par beau temps sur le dallage de la halte-garderie de la Grenette, admirable institution offerte par la commune. L’an passé, la photo d’un jeune homme occupé à s’injecter un élixir dans le bras à côté d’un de ces bambins a fait grand bruit.
Mais comment se fait-il que cette place si centrale, au pied de la cathédrale, sous la protection depuis le début du XXesiècle de ce bizarre palais florentin offert par le jeune prince russe Gabriel de Rumine, ait subi un tel abaissement? Tout est venu d’une autre addiction.
Au règne montant de la bagnole, quand la ville arrachait comme un hymne au progrès les rails des trams qu’elle entreprend aujourd’hui de rétablir à grands frais, Lausanne avait défoncé sa place si centrale pour y aménager un vaste parking souterrain que les commerçants demandaient. Riponne en fut défigurée en morne dalle, sans plus «le grand bruit joyeux qui se faisait» là, écrivait Ramuz dont le père tenait en bord de place un commerce de denrées coloniales. Elle qui avait accueilli le marché au blé, des ventes massives de bestiaux et les halles couvertes de la Grenette devenait un triste lieu d’errance.
Comme pour les trams, la ville a mis du temps à réaliser la folie commise, à réfléchir à une correction. Mais avec cette lenteur, cette langueur vaudoise, cette nonchalance procédurière, cette sorte d’indétermination distraite qui semble la marque ici de beaucoup de projets qu’on dit ambitieux et qui parfois s’enlisent ou finissent mal. On pense bien sûr au formidable pataquès de la transformation de la gare. Mais la ville dit qu’elle n’y est pour rien: c’est un bourbier fédéral. Voire… Comment se fait-il que de Zurich à Genève, Lausanne soit la seule grande cité à connaître en son coeur une telle catastrophe ferroviaire? A La Sallaz, dans les hauts, la ville est cette fois seule responsable: elle avait décidé de détourner la circulation pour rendre à ce quartier périphérique sa qualité de place de village. Le résultat est honteux. Quant au vibrant quartier du Flon, autrefois abonné aux livraisons maraîchères et aux amours tarifées, désormais adonné à d’autres consommations, il a été livré au marché parce que le peuple avait balayé le projet de la ville. Nonchalance distraite…
Pour la Riponne, les prises de tête, intenses cogitations, consultations, participations, concours, expositions sur la dalle n’ont pas manqué. En 2014, une promesse solennelle avait été faite aux Lausannois: la place leur serait rendue, réaménagée, plus verte dans un espace sécurisé, avec «mixité des usages et d’activités intergénérationnelles», et place de jeu (disait la presse de l’époque). Dix ans plus tard, on l’a vu, il y a des tricycles. Pour le reste, la place est désormais, du métro au futur local de shoot, un espace structuré par la toxicomanie, y compris les jours de marché.
Bon, soyons juste. Maintenant, il y a un plan, qui englobe la grande place et la plus petite, voisine, du Tunnel, où des travaux d’aménagement provisoires viennent de commencer. La Riponne? Pas avant 2030.
Quand on dit ça… En attendant ces lointaines calendes, les passants, les marchands et les flâneurs de paradis artificiels continueront de se frôler dans un côtoiement parfois malaisé, le plus souvent bon enfant. Sauf quand une bagarre au couteau éclate, comme lundi dernier, près du bloc des toilettes non payantes.
J’étais assis l’autre jour juste là, sur la margelle de la triste fontaine sans eau, et je songeais à Fernand Melgar. Il y a cinq ans, le cinéaste, notre grand documentaliste, avait piqué une colère écrite et publique contre les dealers qui tournaient autour de l’école de ses enfants. Le malheureux en avait pris plein la poire, dénoncé par les tolérants, rejeté par ses pairs. Du coup (sans que cette cause ait forcément eu cet effet) Melgar n’a plus tourné et il a quitté la ville pour la campagne. Il vit dans le Nord vaudois, écrivait l’autre jour 24 heures, apiculteur et très occupé par un cheval, Eclair, qu’il a acquis dans les Franches-Montagnes. Assis sur ma margelle, je rêvais de le voir arriver par la rue Haldimand, au galop sur son hongre gris. Il serait allé au petit trop jusqu’au centre de la place, et là, pour être entendu de tous, il aurait crié: «Mais que se passe-t-il ici?»■
Une Riponne nouvelle est promise pour 2030. Ici, une morne vue de 2017.