Ces Soudanais qui rebondissent en Ethiopie
En un an, le conflit qui déchire le Soudan a déplacé 8,2 millions de civils. Les plus chanceux ont réussi à lancer de petits commerces de l’autre côté de la frontière, à Addis-Abeba, sans désespérer de retourner chez eux
En entrant dans le restaurant Arbash, l’odeur des zelabias, des petits beignets ronds, et des falafels encore chauds rend mélancoliques les clients soudanais. Amar Siddig, le patron, lui aussi Soudanais, habitait en Ethiopie avant la guerre, et a donc obtenu les autorisations nécessaires pour ouvrir cette cafétéria. Au service, trois rescapés du conflit opposant, depuis le 15 avril 2023, les Forces armées soudanaises du général Abdel Fattah al-Burhane aux paramilitaires des Forces de soutien rapide du général Mohamed Hamdan Dagalo alias «Hemeti».
Les affrontements ont fait des dizaines de milliers de morts et jeté 8,2 millions de civils sur les routes, générant la plus grave crise humanitaire de la planète. Parmi eux, quelque 51 000 femmes et hommes ont rejoint l’Ethiopie frontalière. Ceux qui avaient encore quelques économies ont préféré tenter leur chance à Addis-Abeba plutôt que de poser leurs valises dans les camps de réfugiés où les produits et services de base sont rares.
Un comédien reconverti en vendeur de pâtisseries
Mujtaba Misara, l’un des quatre employés d’Arbash, a débarqué dans la capitale éthiopienne en septembre. «Les combats se rapprochaient de chez nous. Des bombes et des roquettes sont tombées chez nos voisins. Alors, nous avons décidé de partir», explique le jeune homme, qui s’est exilé avec ses parents, sa soeur et son frère. A défaut de retrouver un emploi dans son domaine, l’installation de panneaux solaires, Mujtaba a participé à l’inauguration d’Arbash dont le nom, qui signifie «peau sèche», fait référence aux personnes travaillant dur.
A quelques kilomètres de là, le comédien Wrag Omer, plus connu sous son nom de scène, Hassen Tesriha, s’est reconverti dans la vente de pâtisseries traditionnelles. Chassé par les bombes mais aussi par les coupures d’eau et d’électricité, l’humoriste s’est laissé convaincre par des amis d’ouvrir un commerce à Addis-Abeba. En arrivant, il y a six mois, il pensait écouler 15 plateaux de sucreries en un mois.
«Tout est parti en deux heures, grâce à la publicité sur les réseaux sociaux!» se réjouit l’artiste. Séparé de ses collègues acteurs, il continue à publier des sketchs en ligne à défaut de se produire. Wrag s’est rapidement associé avec un restaurant installé dans le quartier de Haya Hulet, prisé par les Soudanais. Là encore, le succès ne s’est pas fait attendre. «C’est devenu un lieu de rassemblement de la communauté soudanaise, avec une dimension sociale. Si quelqu’un a besoin d’argent, par exemple pour faire venir des proches du Soudan, les autres clients essaient de l’aider. Nous avons également organisé deux mariages et deux enterrements», détaille Wrag.
Des survivants rattrapés par les combats
Ce samedi soir, Sara Bushra, 23 ans, lui commande deux assiettes de gâteaux. Lorsque les combats se sont intensifiés, cette étudiante en psychologie a quitté, avec sa mère et sa soeur, le quartier de Buri, dans l’est de Khartoum, en direction de la ville de Gedaref, jusque-là relativement épargnée. «Quand la guerre s’est rapprochée, nous avons traversé la frontière éthiopienne», résume celle qui multiplie désormais les allers-retours entre Addis-Abeba et Gedaref.
«Les Soudanais me commandent ce qu’ils ne trouvent pas ici: des parfums, de l’encens, du fromage, de la pâte de sésame, des vêtements… Je prends l’avion jusqu’à la ville éthiopienne de Gondar, puis le bus jusqu’à Gedaref. A chaque voyage, je remets ma vie entre les mains de Dieu», admet Sara, abandonnant un instant son sourire contagieux. Un autre confit ravage en effet cette région d’Ethiopie, l’Amhara. En cause, la rébellion de la milice Fano contre les Forces de défense nationale éthiopiennes. Dès que ses finances lui permettront d’acheter un four, Sara Bushra reprendra en outre ses ventes de gâteaux, qu’elle confectionnait à Khartoum. Comme elle, beaucoup d’étudiants soudanais ont dû interrompre leur cursus.
Pire, la plupart des écoles au Soudan sont fermées depuis un an, privant 19 millions d’enfants d’instruction. «En Ethiopie, pour scolariser mon fils de 8 ans dans une école soudanaise, il faudrait que je débourse 1500 dollars (1371 francs suisses) par an. Je dois déjà payer 200 dollars (182 francs suisses) chaque mois pour nos deux visas.
Or je gagne beaucoup moins bien ma vie qu’au Soudan», témoigne Yathreb Awad.
Les révolutionnaires n’ont pas dit leur dernier mot
Avant la guerre, cette femme d’affaires gérait une agence de voyages et une pâtisserie. Pour se mettre à l’abri, elle a également pris la direction de l’Ethiopie. La mère de famille s’est établie un temps à Gondar, d’où elle importait des produits de beauté soudanais envoyés par son frère. Et puis, les affrontements entre les miliciens et le gouvernement l’ont poussée à poursuivre son chemin jusqu’à Addis-Abeba.
«Nous avons réussi à recommencer de zéro en Ethiopie, alors nous ferons pareil à Khartoum»
YATHREB AWAD, RÉFUGIÉE SOUDANAISE
«Lorsque la guerre s’arrêtera, nous rentrerons au Soudan. Nous avons réussi à recommencer de zéro en Ethiopie, alors nous ferons pareil à Khartoum», assure-t-elle, assise derrière son étal de henné et d’encens dans un marché soudanais organisé à la veille de l’Aïd. Mujtabaw, le serveur du restaurant Arbash, espère, lui aussi, regagner sa patrie pour reprendre la révolution qui a fait tomber le dictateur Omar el-Béchir en avril 2019.
Les deux généraux qui s’affrontent depuis un an avaient stoppé net la transition démocratique en perpétrant, main dans la main, le coup d’Etat du 25 octobre 2021. «Les événements actuels nous dépassent car nous sommes pacifistes. Mais je retournerai manifester dès que possible. En partant, j’ai emporté le drapeau que je brandissais dans les cortèges!» affirme Mujtaba, les yeux brillants.
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