Les rémunérations des grands patrons restent une jungle
Les salaires des dirigeants des grandes entreprises, malgré l’initiative Minder, font une nouvelle fois débat après des hausses constatées en 2023. Malgré une transparence plus importante qu’en 2013, certains critères restent nébuleux
Onze ans après l’adoption de l’initiative populaire «Contre les rémunérations abusives», aussi dite initiative Minder, les salaires des dirigeants des grandes entreprises suisses font une nouvelle fois débat. Le cas de Sergio Ermotti, rappelé à la tête d’UBS après l’opération de rachat de Credit Suisse, a particulièrement fait couler de l’encre après avoir été disséqué par la SonntagsZeitung la semaine dernière. Mais il n’est pas le seul, plusieurs patrons des fleurons de l’économie helvétique ont vu leur rémunération prendre l’ascenseur en 2023, sans que les performances de ces sociétés ne décollent pour autant.
Des variables qui interpellent
«Sur les montants absolus, il y a eu une retenue dans les années qui ont suivi la mise en place de l’initiative. Pendant la période du covid, il y a eu des baisses, mais depuis la fin de la pandémie nous repartons sur une moyenne autour des 8 millions de francs pour les directeurs du SMI», relève Vincent Kaufmann, directeur de la fondation Ethos.
Avec la saison des assemblées générales, les actionnaires sont appelés à se prononcer sur les rémunérations du conseil d’administration, de la direction et du comité consultatif des entreprises. L’association Actares, qui agit en tant qu’actionnaire-activiste, indique dans ses positions de vote le rejet des rapports de rémunération pour plusieurs entreprises, comme Novartis, Swiss Re, Roche… Ethos s’est également opposée à l’adoption du rapport de rémunération de Novartis.
La rémunération réalisée de son patron, Vasant Narasimhan, s’est élevée à 16,2 millions de francs soit quasiment le double des 8,5 millions de francs de l’année précédente. «C’est un des points les plus contestés lors de l’Assemblée générale, avec 15,1% d’opposition [84,4% d’approbation et 0,5% d’abstention, ndlr]. C’est un signe qu’il y a une réaction, particulièrement chez les actionnaires européens», estime Vincent Kaufmann. Toutefois, le vote sur le rapport de rémunération n’est que consultatif.
Les augmentations de salaire s’expliquent par des hausses des parties variables de la rémunération. C’est notamment le cas pour le directeur du géant pharmaceutique bâlois. Ce dernier a perçu un bonus annuel de 5 millions de francs et 8,9 millions au titre du plan de performance à long terme sur la période de 2021 à 2023, pour 1,8 million de salaire de base. «La rémunération variable de Vasant Narasimhan s’élève à 7,7 fois le montant de la rémunération de base. C’est sous la limite de neuf fois le salaire de base prévue par le système de rémunération de Novartis, mais cela ne correspond pas à la limite prévue par nos lignes directrices (maximum de trois fois), ni aux résultats de l’entreprise, affirme Vincent Kaufmann. La performance est bonne mais comparé aux autres sociétés du secteur, le rendement de l’action sur trois ans est en dessous de la moyenne.»
La fondation Ethos s’est aussi opposée aux enveloppes pour la rémunération future des dirigeants de l’entreprise sur lesquelles les actionnaires ont la possibilité de s’exprimer depuis 2015. «Novartis a proposé une adaptation de la structure de rémunération. La part variable maximale sera désormais de 11 fois le salaire de base pour le directeur général contre neuf fois actuellement», pointe Vincent Kaufmann. Plus généralement, la fondation Ethos déplore que la plupart des sociétés demandent aux actionnaires de se prononcer sur une enveloppe accordée au conseil d’administration en prévision de l’année à venir, sans possibilité de revenir ensuite sur les montants accordés.
Les entreprises sont tenues d’indiquer les règles de la part variable des salaires des dirigeants qui repose normalement sur des indicateurs liés à la performance. Mais tout l’enjeu est de parvenir à comprendre les détails de ce cadre, le plus souvent décrit sur plusieurs dizaines de pages dans les rapports annuels. Chaque entreprise a ses propres indicateurs de performance dont le poids dans l’évaluation totale n’est pas le même d’une société à une autre, avec une distinction entre les objectifs liés aux bonus annuels et ceux liés aux plans de rémunération variable à long terme.
Une évaluation de la performance parfois floue
«Une partie importante des bonus reposent encore sur des critères qualitatifs, propres à la personne, dont l’évaluation est à la liberté du conseil d’administration», souligne Vincent Kaufmann. On retrouve par exemple chez UBS des critères évaluant les «comportements» de son directeur, qui pèse pour 10% de l’évaluation de ses réalisations de l’année. Il est ainsi par exemple indiqué que Sergio Ermotti a «renforcé la collaboration au sein de l’organisation afin de se concentrer sur les besoins des clients, de stabiliser la franchise et de progresser dans la réalisation des objectifs ambitieux de l’intégration», ou encore qu’il a participé à accélérer l’intégration de solutions reposant sur l’intelligence artificielle.
«D’un point de vue des règles de bonne gouvernance, il doit y avoir une corrélation entre les résultats, à court et à long terme, et le salaire. L’évaluation de la performance repose sur des éléments factuels, donc des indicateurs quantitatifs. A mon sens, les critères qualitatifs sont des critères discrétionnaires qui ne correspondent pas aux pratiques de bonne gouvernance», souligne Alain Salamin, spécialiste de la rémunération et consultant en ressources humaines.
Des critères quantitatifs discutés
Mais les critères quantitatifs peuvent aussi être questionnés, les entreprises pouvant changer les indicateurs retenus, les objectifs à atteindre ou leur pondération. «Chez UBS, il y a eu un abaissement significatif des seuils de performance liés au rendement des fonds propres durs (RoCET1) dans le cadre du plan à long terme», donne comme exemple Vincent Kaufmann. «Si une entreprise fixe des objectifs quantitatifs, mais les modifie sans transparence et sans justification pertinente, on retombe dans un schéma d’attribution discrétionnaire», relève Alain Salamin.
La publication de ces rapports de rémunérations a tout de même eu des effets et contribué à faire évoluer certaines pratiques. «Il y a dix ans, il n’y avait pas autant de plans de rémunération à long terme, reconnaît Vincent Kaufmann. De l’avis de ces experts, des progrès peuvent encore être accomplis en Suisse. Le rôle de l’actionnariat qui peut se prononcer sur ces rémunérations peut aussi être amené à grandir. «Il y a eu une consolidation chez les gestionnaires d’actifs avec trois grands acteurs. La plupart des actifs sont gérés de manière indicielle. Ils doivent ainsi se prononcer aux assemblées générales de plus de 10 000 sociétés incluses dans leurs portefeuilles, sans forcément se pencher sur tous les détails. Mais les caisses de pension suisses restent très attentives sur la question des montants des rémunérations», relève Vincent Kaufmann.
«Le claw back [clause de récupération qui consiste à réclamer le versement de certaines primes, ndlr] est une pratique de plus en plus citée comme élément de bonne gouvernance», note également Alain Salamin. Une idée évoquée par le Conseil fédéral lors de la présentation des mesures destinées à renforcer le cadre réglementaire après la chute de Credit Suisse.
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«Il doit y avoir une corrélation entre les résultats, à court et à long terme, et le salaire»
ALAIN SALAMIN, SPÉCIALISTE DE LA RÉMUNÉRATION ET CONSEILLER EN RESSOURCES HUMAINES