Les malentendus de la finance durable
«Merci Antoine, mais nous sommes complètement sortis de l’espace ESG en raison de toutes les fausses représentations.» Reçue il y a quelques jours, cette réponse négative d’un prospect, à qui l’on proposait des notations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), incite à passer en revue les «fausses représentations», les malentendus qui imprègnent aujourd’hui la finance durable.
Si vous pensez que l’investissement durable fait l’objet d’une définition consensuelle, qu’il se tient toujours éloigné des sociétés polluantes et qu’il génère systématiquement une performance supérieure aux indices de référence, vous serez déçu.
Le premier malentendu réside dans la définition d’un investissement durable, qui varie selon le contexte, l’institution, la personne. Pour certains, le domaine se limite aux enjeux ayant une incidence financière directe: on s’intéressera alors aux risques que le changement climatique représente pour le bilan des entreprises, mais l’on pourra ignorer des enjeux sociaux lointains s’ils ne sont pas chiffrables. Pour d’autres, la finance durable se définit avant tout par l’intention de générer un impact positif sur la société.
C’est une question de valeurs, de choix individuels et institutionnels. Selon ses priorités, on peut se focaliser sur le E, le S ou le G; sur l’emploi ou sur le climat, sur les modes de production ou sur les produits. Au-delà de la diversité des thèmes, il existe plusieurs approches d’investissement durable: exclusion de secteurs ou d’entreprises, sélection des meilleurs acteurs de chaque industrie, investissement à impact, ou encore engagement actionnarial. Oui, un fonds durable peut inclure des sociétés pétrolières s’il mène un dialogue actif avec elles pour les inciter à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.
Deuxième source de malentendus: la question de la crédibilité des placements durables, de leur capacité à changer l’économie réelle. A coup de réglementations et de directives, les pouvoirs publics et les organisations faîtières s’efforcent de prévenir et de sanctionner le greenwashing.
Les autorités de surveillance des marchés et les organisations non gouvernementales (ONG) veillent au grain. Fin mars, la Cour fédérale australienne a ainsi déclaré le gestionnaire d’actifs américain Vanguard coupable de greenwashing, lui reprochant la publication d’informations trompeuses quant aux filtres d’exclusion appliqués à l’un de ses fonds durables.
«Les réglementations doivent réduire les malentendus, sans exonérer les investisseurs des choix qui leur incombent»
En France, Reclaim Finance vient de publier un rapport sur les risques de greenwashing touchant la gestion passive. En Suisse, des directives de l’Association suisse des banquiers, en vigueur depuis 2024, demandent à ses membres de sonder les préférences ESG de leurs clients afin d’améliorer la compréhension mutuelle et l’adéquation des services qui leur sont fournis.
Au-delà des cas de communication trompeuse, le reproche d’écoblanchiment vient aussi de la diversité des définitions de ce que l’on entend par «durable». C’est l’hypothèse défendue par Sabine Döbeli, CEO de Swiss Sustainable Finance: «Dans de nombreux cas, le greenwashing n’est pas un acte volontaire, c’est plutôt dû à un manque de clarté, de standards.»
Le troisième type de «fausses représentations» concerne la performance des stratégies d’investissement durable. La thèse de la surperformance des stratégies durables est séduisante, et rassurante. Des études académiques l’ont défendue, suivies par les gestionnaires d’actifs offrant des produits ESG. Mais cette thèse vient d’être remise en question par des chercheurs des universités Erasmus (Pays-Bas) et de Boston (Etats-Unis) : de leur point de vue, c’est la bonne santé économique d’une entreprise qui peut lui permettre d’obtenir de bons scores ESG, plutôt que l’inverse.
A l’aune du rendement, la conjoncture actuelle est délicate pour les placements ESG. Une sous-pondération du secteur de l’énergie risque de se traduire par un manque à gagner. Des caisses de pension du secteur public anglais ont récemment exprimé leur inquiétude à ce sujet.
Sur ces questions de définition, de crédibilité et de performance, les réglementations doivent apporter de la transparence et réduire les malentendus, sans pour autant exonérer les investisseurs des choix qui leur incombent.
Cependant, on observe des signaux encourageants sur le terrain. Parue ce printemps, une étude de Deloitte/ Tufts nous apprend ainsi que 80% des investisseurs professionnels disposent désormais d’une politique d’investissement durable, contre seulement 20% il y a cinq ans.
Aux Pays-Bas, le fonds de pension ABP prévoit de consacrer, ces prochaines années, 30 milliards d’euros à des investissements à impact, pour des entreprises apportant des solutions en matière de climat, d’énergies renouvelables, de biodiversité, de logement social, etc.
Enfin, sous l’effet notamment d’une campagne d’engagement soutenue par la majorité de ses actionnaires, Starbucks s’apprête à signer un accord inédit avec le syndicat américain Workers United en matière de négociation collective.
Complexe, interdisciplinaire, source de malentendus, la finance durable nous met face à nos propres contradictions. Elle est faite de compromis, d’arbitrages entre intérêt privé et intérêt public, égoïsme et altruisme, court et long terme. Produisant des frustrations à la hauteur de ses ambitions, cet outil sophistiqué se montre aussi capable, de cas en cas, de susciter et d’accompagner des progrès sociaux. Il vaut donc la peine de s’en servir.
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