Un «Saint François d’Assise» si humain
L’opéra d’Olivier Messiaen mobilise des forces inimaginables pour un spectacle à grande échelle. Une réussite dans l’ensemble, portée par le baryton Robin Adams et une scénographie foisonnante
C’est une grande fresque, une grand-messe messianesque qui dure près de cinq heures et demie, deux entractes compris. Alors forcément, on se met en condition pour y aller, on s’arme de patience et de bon sens, car on sait que ça va durer. Près de 120 musiciens, plus de 100 choristes, neuf solistes vocaux pour une dizaine de rôles, 2000 pages de partitions avec des myriades de notes. Une sorte d’opus summum qui aura coûté des années de travail à Olivier Messiaen.
Le plasticien Adel Abdessemed, qui signe tout à la fois la mise en scène, la scénographie, les costumes et les projections vidéo, essaie de ramener saint François à taille humaine. Ce qui frappe peut-être le plus, c’est cette corporalité conférée au célèbre moine et à sa confrérie de l’Ombrie, une humanité au-delà du pur message religieux et du dépouillement franciscain. On y trouve des références à divers courants mystiques, un syncrétisme un peu foutraque mais attachant. On peut facilement s’identifier à ce saint François d’Assise qui questionne sa foi, teste sa force de conviction intérieure pour dépasser ses doutes et accomplir sa conversion capitale.
Par moments, le livret devient très verbeux, avec des grands concepts philosophiques, «l’alpha et l’oméga», «l’homme-Dieu», «l’invisible». On a l’impression de tanguer sur une balançoire ésotérique qu’heureusement la mise en scène élude en nous ramenant toujours à l’humanité des personnages. Le baryton Robin Adams assume une formidable prise de rôle en Saint François, sa voix charpentée et bien projetée – aux entournures un rien rocailleuses – se parant d’accents tour à tour puissants et tendres. L’Ange de Claire de Sévigné émerveille par son timbre séraphique. Le ténor tchèque Ales Briscein campe un Lépreux aux accents de serpent angoissé pour mimer sa douleur. On salue aussi les autres membres de la confrérie, notamment Frère Léon (Kartal Karagedik), Frère Massée (Jason Bridges) et Frère Bernard (le jeune William Meinert à la voix de basse).
Evidemment, les attaques de paupières sont ô combien pardonnables dans une oeuvre si longue à la dramaturgie linéaire, et si peu opératique. Ce qui est plus éprouvant encore, c’est le livret parfois terriblement naïf et prosaïque, comme dans Le Prêche aux oiseaux à l’acte 2. Ce catalogue d’oiseaux est un prétexte à un bel étalage des vents et percussions avec tout un catalogue de rythmes et d’harmonies complexes… Mais le prêche n’en finit pas! Et pourtant, la musique est belle, on se laisse bercer par ces couleurs de timbres, ces leitmotivs infiniment pareils et infiniment variés qui installent une sorte d’hypnose hors du temps.
Belles images vidéo
Sous l’oeil du plasticien Adel Abdessemed, les huit «tableaux» de l’opéra se succèdent avec leur cortège d’imagerie et de symboles: étoile de David, grandes sculptures boisées très «nature», goutte d’eau stylisée, grand pigeon blessé, carcasse d’église laissée à l’abandon pour les très attendus Stigmates, avec toutefois des références plus directes à l’iconographie franciscaine. Certaines vidéos sont très belles, et les références au biologique, à la nature et au cosmos abondent. Il y a des robots humanoïdes vinificateurs – foulant la terre de leurs pieds métalliques – tout à fait intrigants.
On y décèle des thématiques très actuelles, comme les SDF voués à la pauvreté, les migrants errant pour trouver une terre d’accueil, une écologie menacée, une planète où l’eau potable pourrait venir à manquer. Les frères franciscains portent des sacs à provisions, ils trimbalent des matériaux de récupération et des vestiges de technologie électronique (CD, vieux smartphones…) sur leurs robes aux matériaux composites.
Adel Abdessemed convoque des images de son enfance, telle cette belle scène de femmes se lavant dans un hammam qui semble faire écho à la purification à laquelle le Lépreux, représenté en SDF, accède après que Saint François l’a guéri et a littéralement extirpé le mal de son corps. Un spectacle ouvrant les portes de l’imaginaire. Mais à la longue, il y a des baisses de régime, y compris du côté de la scénographie assez faible pour Le Prêche aux oiseaux.
Une expérience qui en vaut la chandelle
Au lieu d’être dans la fosse, les musiciens sont placés à même le plateau scénique, dans la partie du fond. Les choristes – remarquables Choeur du Grand Théâtre et Motet de Genève – sont placés encore un cran derrière. L’avantage est que les voix solistes ressortent avec d’autant plus de clarté. Mais de grands éléments scéniques forment un barrage entre-deux qui a tendance à atténuer le son de l’orchestre. Il en résulte des sonorités d’une douceur ineffable, très enveloppantes, mais aussi un sentiment que l’orchestre n’est pas assez présent dans les climax dramatiques.
A la première représentation, plusieurs personnes ont quitté le spectacle avant la fin. «Courage», a-t-on entendu souffler dans le siège d’à côté quand l’acte 3 allait commencer… Il n’empêche que l’expérience Saint François d’Assise en vaut la chandelle, car une véritable initiation a lieu que le plasticien Adel Abdessemed a su traduire par un univers visuel attrayant, à défaut d’être très unifié et toujours déchiffrable. A chacun de faire sa route, son pèlerinage intérieur, avec ses bonheurs et ses heurts, ses adhésions et ses refus au spectacle.
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