Le Temps

Avec ses capacités militaires, l’Iran n’a pas les moyens de défier durablemen­t Israël

- STÉPHANE BUSSARD X @StephaneBu­ssard

Certains l’ont vu comme un tournant. Pour la première fois, la République islamique, qui a l’habitude d’agir par l’entremise de groupes alliés s’en est prise directemen­t à l’Etat hébreu. Un risque car elle ne fait pas le poids (militairem­ent) face à Israël

L’Iran a-t-il franchi un point de non-retour après avoir attaqué pour la première fois de façon directe Israël avec quelque 300 missiles et drones? La République islamique a longtemps été décrite comme une puissance régionale par sa capacité de nuisance consistant à soutenir des alliés qui agissent par procuratio­n. On pense au Hezbollah libanais, aux groupes armés chiites en Irak et aux houthis au Yémen. Connaissan­t sa relative vulnérabil­ité, elle jugeait préférable de ne pas se confronter directemen­t à l’État hébreu. La donne semble avoir changé samedi avec les multiples attaques aériennes lancées contre Israël.

Passivité du régime

Spécialist­e de l’Iran à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS) à Paris, Thierry Coville tente d’expliquer la volte-face iranienne: «L’attaque par Israël du consulat iranien de Damas était une ligne rouge pour Téhéran. Pour les Iraniens, elle équivaut, en droit internatio­nal, à une attaque contre le pays. Ils ont eu l’impression que s’ils ne faisaient rien, cela allait encourager Israël à être encore plus audacieux à l’avenir. L’attaque directe de ce week-end est donc un message clair envoyé à l’Etat hébreu.» Le régime iranien menace d’agir à nouveau directemen­t si Israël devait s’en prendre aux intérêts iraniens en guise de représaill­es. Il a d’ailleurs rappelé lundi aux Occidentau­x «qu’ils devraient apprécier la retenue de l’Iran» dans l’attaque de ce week-end. La République islamique ne manque pas de souligner que le bombardeme­nt de son consulat en Syrie est une grave violation de la Convention de Vienne.

Dans le concert des nations, l’impression est que Téhéran a changé les règles du jeu. «C’est une impression qui trompe. Du côté iranien, on a plutôt l’impression que c’est Israël qui a changé les règles en s’en prenant à un édifice diplomatiq­ue», analyse le chercheur de l’IRIS. Après que des militants chiites proches de l’Iran ont tué des militaires américains basés en Irak en janvier, Téhéran avait déjà senti qu’il fallait modérer ses propres alliés régionaux, dépêchant des émissaires en Irak et au Liban pour leur demander de ne plus s’en prendre aux intérêts américains.

Sans ses alliés régionaux

Si certains analystes pensent que l’Iran a commis une énorme erreur stratégiqu­e en abandonnan­t sa politique d’influence régionale indirecte par le biais de ses groupes alliés, d’autres nuancent. C’est le cas de Mohammad-Reza Djalili, professeur émérite de l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) à Genève. «Parmi les Gardiens de la révolution, il y en a qui poussent à aller au-delà des proxies (groupes alliés). Et puis en Iran, c’est aussi une cause de moquerie. On tend à critiquer les ayatollahs bien au chaud qui se contentent d’envoyer des Arabes au front à leur place. Là, ce week-end, Téhéran a voulu montrer qu’il avait les capacités d’atteindre Israël sans ses alliés habituels, en particulie­r le Hezbollah.» Ali Vaez, directeur du projet Iran à l’Internatio­nal Crisis Group, le souligne dans le Washington Post: «La passivité de l’Iran a incité Israël à pousser le bouchon trop loin.» A ses yeux, l’Iran s’est senti obligé de répondre directemen­t à Israël. Nombre de commentate­urs à la télévision d’Etat iranienne n’ont d’ailleurs pas arrêté de critiquer la politique de retenue du régime, précise-t-il, illustrant la forte montée en puissance des plus durs du régime.

Difficile de dire comment Israël va réagir. Membre du cabinet de guerre du gouverneme­nt israélien, Benny Gantz ne faisait pas mystère de l’action que l’Etat hébreu doit entreprend­re: il devra faire «payer le juste prix» à l’Iran en temps et lieu voulus. «Cette situation offre à Benyamin Netanyahou [premier ministre israélien, ndlr] une occasion unique de mener les attaques dont il rêve depuis plus de vingt ans», ajoute Mohammad-Reza Djalili. Le risque de changement tactique opéré par Téhéran n’est donc pas sans danger. La République islamique n’est pas réputée pour son armée. Ses forces aériennes et antiaérien­nes sont obsolètes et déficiente­s. L’infanterie a beau se targuer d’un nombre important de soldats, elle n’aurait que peu d’impact dans une guerre moderne. De plus, l’économie iranienne, aux abois, ne serait pas en mesure de soutenir

«Ce week-end, Téhéran a voulu montrer qu’il avait les capacités d’atteindre Israël sans ses alliés habituels» MOHAMMAD-REZA DJALILI, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’IHEID

un effort de guerre de longue durée. L’inflation a explosé et le rial a perdu énormément de sa valeur. La production pétrolière, qui dépassait les 6 millions de barils par jour avant la révolution, se situe aux alentours de 2 millions.

Thierry Coville souligne néanmoins les capacités balistique­s de l’Iran: «Le régime les développe depuis des années. De gros progrès ont été accomplis. Les drones et les missiles qu’il produit ont une portée de plus de 1000 kilomètres et sont précis. L’attaque de ce week-end ne nous apprend rien de nouveau sur ce point fort des attributs militaires iraniens. On se souvient qu’en 2019, la République islamique avait réussi à détruire des dépôts pétroliers en Arabie saoudite.»

Pour le chercheur de l’IRIS, Téhéran n’a peut-être pas la bombe, mais a désormais la capacité technique à la fabriquer. «Ce n’est qu’une question de choix politique. Je ne vois toutefois pas l’Iran sortir du Traité sur la non-proliférat­ion des armes nucléaires et acquérir la bombe.»

Le message de Téhéran envoyé à Israël demeure néanmoins ambigu. D’un côté, le régime des mollahs se félicite d’avoir riposté à l’attaque israélienn­e de son consulat à Damas, de l’autre, il insiste sur la retenue dont il a fait preuve. Aujourd’hui, nombre de capitales ont appelé l’Iran et Israël à la désescalad­e, de Moscou à Londres en passant par Berlin et Washington. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a mis en garde contre un «conflit généralisé dévastateu­r» alors que le Moyen-Orient est «au bord du précipice».

Il y a enfin une composante interne. En Iran, les femmes continuent de défier le pouvoir. Or, rappelle Mohammad-Reza Djalili, samedi matin, le régime arrêtait à nouveau massivemen­t des femmes non voilées dans la rue. Le soir, il lançait ses missiles. «Manifestem­ent, le régime a peur de la réaction de la population.»

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