Le Temps

Pour les Palestinie­ns, «l’enfer continue»

Quelques heures après l’attaque menée par l’Iran, deux divisions de réserviste­s israéliens ont été rappelées pour des «opérations à Gaza». De quoi faire craindre plus encore aux Palestinie­ns l’offensive sur Rafah que Joe Biden freinait jusqu’alors

- ALICE FROUSSARD, JÉRUSALEM X @alicefrsd

«A Gaza, nous avons vu pour la première fois des missiles qui ne nous tombaient pas dessus.» Il est deux heures du matin, dans la nuit de samedi à dimanche, lorsque Muhammad écrit ce message sur les réseaux sociaux. Le ciel ressemble à une poussière d’étoiles filantes et le bruit sourd des déflagrati­ons résonne: l’Iran et ses alliés viennent de lancer quelque 300 drones et missiles en direction d’Israël. Presque aussitôt, Muhammad poste un second message. «Mais les drones israéliens survolent toujours Gaza et les tirs d’artillerie continuent.»

Une manière, pour lui, de rappeler au monde que la guerre n’a pas cessé. Dans cette minuscule enclave palestinie­nne sous blocus, les Palestinie­ns redoutent même qu’elle s’accélère depuis les dernières prises de paroles israélienn­es et le rappel de deux divisions de réserve par l’armée pour des «opérations à Gaza».

Peur «d’un nouveau massacre»

Sans donner plus de détails, Israël intensifie ainsi la menace d’une attaque sur Rafah, cette ville à la frontière avec l’Egypte. «C’est une guerre psychologi­que de plus», confie dans une discussion avec Le Temps Rami Abu Jamus, un Gazaoui. L’homme décrit des habitants épuisés, à cran, qui ont déjà traversé cette bande de terre palestinie­nne du nord vers le sud pour vivre d’une tente à une autre, entassés, sans rien d’autre que les habits qu’ils avaient sur eux le jour où ils sont partis. «Les gens ont surtout peur d’un nouveau massacre ou d’un nouveau déplacemen­t. On ne peut plus prévoir, on pense juste à survivre.»

Pour beaucoup, le timing, cette fois, est encore plus stressant. «C’est comme si Israël allait utiliser l’attaque de l’Iran pour agir», soupire Siham. Pour elle, les Américains ne parviendro­nt pas à arrêter Israël à la fois sur le front de Gaza et celui de l’Iran. Et en cas d’attaque, elle et sa famille n’ont surtout nulle part où aller. Comme 1,8 million de personnes, elle était venue y trouver refuge chez des proches alors que l’armée israélienn­e réduisait à l’état de gravats les

«Chaque jour, on se demande de quoi sera fait le lendemain» SIHAM, RÉFUGIÉE À RAFAH

parties nord de la bande de Gaza où ils vivaient. «Nous avions déjà fui une première fois à Khan Younès avant de venir ici. Il y a une semaine, nous avons vu les scènes de désespoir et l’état dans lequel les soldats ont laissé la ville: il n’y a plus rien», raconte-telle, craignant que les soldats ne réservent le même sort à cette ville où s’entassent des milliers de déplacés.

A Rafah, même dans un camp de fortune, la jeune mère d’une trentaine d’années décrit une certaine «stabilité» – des conditions difficiles, mais moins inconforta­bles qu’un déplacemen­t, force de l’habitude oblige. «Chaque jour, on se demande de quoi sera fait le lendemain vu les prises de paroles des Israéliens. S’ils décident d’une invasion terrestre, je ne veux même pas y penser: Gaza est déjà l’endroit avec la plus grande densité de population sur terre et Rafah est l’endroit le plus dense de Gaza. Il n’y aurait pas de mots assez fort pour décrire ce qui pourrait s’y passer.»

Ces craintes et ces incertitud­es, les Gazaouis les vivent depuis début février lorsque Israël avait annoncé que Rafah était dans son viseur, considérée comme «l’un des derniers bastions du Hamas», ultime centre urbain où l’armée israélienn­e n’a pas encore pénétré. Les déplacés gazaouis avaient alors pris la nouvelle comme un coup de massue supplément­aire. Joe Biden, le président américain avait immédiatem­ent mis en garde Israël mais effondrés, certains Gazaouis avaient essayé de reprendre la route vers le nord. Ils n’y avaient trouvé que davantage de bombardeme­nts et encore moins d’aide alimentair­e.

Dimanche matin, il y a eu à nouveau un mouvement de foule à Rafah, à cause d’une rumeur qui ressemblai­t à un dernier signe d’espoir. «Nous avions entendu dire qu’une poignée de déplacés du sud avait réussi à regagner le nord de la bande de Gaza par la route côtière», confirme Aya, du camp de Jabaliya, déplacée. Cette Gazaouie n’a pas voulu tenter sa chance – «trop incertain», écrit-elle – mais des dizaines d’habitants ont pris la route et parcouru des kilomètres en direction de la ville de Gaza. En voiture pour les plus chanceux, souvent sur des charrettes tirées par des ânes, à pied pour la majorité. En vain: ils ont été accueillis par des tirs de l’armée israélienn­e qui a ensuite martelé que «le nord de la bande de Gaza reste une zone de combat». Il y a eu des morts, les gens ont rebroussé chemin.

Car même si Rafah est quasiment l’unique porte d’entrée des convois humanitair­es dans la bande de Gaza, et que l’aide y est mieux distribuée qu’ailleurs, elle reste très largement insuffisan­te. Parfois, les produits arrivent périmés à force d’avoir attendu trop longtemps à la frontière. «Et nous sommes entassés les uns sur les autres, nous ne respirons plus. Parfois, même sans savoir ce qu’elles vont trouver dans le nord, certaines familles préférerai­ent donc rentrer chez elles», continue Aya.

«Le Hamas nous oppresse aussi»

Sur place, le ras-le-bol est constant et la contestati­on envers Yahya Sinwar – le leader du Hamas à Gaza – est croissante. «A la fin de la journée, pour ces dirigeants, nous ne sommes qu’un pion: ils décident de l’utiliser ou non dans leur jeu du plus fort. Ici, nous nous battons chaque jour pour trouver de la nourriture ou des médicament­s pour nos enfants alors que nous sommes bombardés 7j/7», raconte Feras, un Palestinie­n de Deir al-Balah, 43 ans, ingénieur, qui précise qu’il a perdu tout espoir de voir un cessez-le-feu prochainem­ent.

D’après lui, la colère et l’amertume envers le Hamas sont partout, et de moins en moins taboues. «Forcément, vous n’allez pas voir des manifestat­ions massives ni des slogans sur les réseaux sociaux tout simplement car les gens sont trop occupés à survivre», poursuit-il. D’après lui, si les Israéliens sont blâmés en premier lieu car «ce sont eux qui lâchent les bombes», le Hamas en prend aussi pour son grade. «On entend de plus en plus de critiques sur les marchés, et les insultes fusent. Ce qui est logique car eux aussi nous oppressent, mais à leur manière.» Il marque une pause puis reprend, comme s’il devait insister sur un dernier point s’assurant qu’il était bien passé. «Ne nous oubliez pas. Le monde a les yeux rivés sur l’Iran mais pour nous, l’enfer continue. Et contrairem­ent aux Israéliens, nous n’avons ni abris, ni système de défense antimissil­e.»

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