Les brigands de l’IA
- Que répondez-vous aux critiques qui accusent l’IA de voler les artistes?
- Bien sûr que nous volons. Nous volons avec style, le style, vous saisissez? Vous avez basiquement deux options en matière de vol d’art: soit vous braquez un musée, là tout le monde est assez savant pour reconnaître ce qui se passe, il y a l’alarme, les courses-poursuites, etc. Là, on ne peut pas ne pas voir qu’il y a eu vol… Ou soit vous êtes malins comme nous à la Silicon Valley et vous volez la compétence elle-même, vous escamotez le plus intime de l’artiste, son noyau, sa fleur, sa moelle, sa substance, son coeur… Les lois ne voient que ce qui est grossier. Dans le business de l’innovation, il est nécessaire – c’est même le premier impératif – d’avoir toujours une longueur d’avance sur elles. Nous logeons dans ses interlignes plus que partout ailleurs. Certes, certains nous ont qualifiés de «voleurs d’organes», c’est bien ce dont il s’agit: nous sommes aussi effrontés qu’eux et nous nous attaquons nous aussi au plus précieux… Mais qui arrive à le voir? Qui arrive à le comprendre? Hein, vous commencez à saisir comment on réfléchit ici, la tournure si particulière qu’a notre esprit! L’effronterie est notre valeur cardinale, elle dépasse par la droite n’importe quelle «fougue» de législateurs! Ces pauvres «élus» déboussolés qui ne savent plus à quel saint se vouer! Et même s’ils se résolvent à passer des lois, c’est toujours… C’est quoi l’inverse d’effronté?
- Couard.
- Voilà. C’est toujours avec une irrémédiable couardise. Grand bien nous fasse, le temps des grandes politiques est bien révolu! Notre temps est venu et – Oh Boy! – nous n’allons pas le lâcher!
- Mais est-ce que vous comprenez que nous sommes tous encore un peu déboussolés par toutes vos innovations sans précédent, qu’il nous faut du temps pour…
- Marvellous! Et je dis même laissez-vous sidérer, fasciner, émerveiller, mais ne songez pas s’il vous plaît à légiférer! Ainsi seriez-vous assez fous pour brider le progrès?! Par confort, vous avez «oublié» le vol de vos données, «oubliez» celui des artistes. Tout le monde, peu ou prou, en sortira gagnant. Nous faisons faire à l’humanité un formidable bond en avant, qu’est-ce que cela fait si nous prenons notre élan sur le dos des «artistes»? Leurs têtes molles peuvent bien servir de tremplin! Etes-vous si rétrogrades que vous croyiez encore aux «droits d’auteur»? A ces charges qui empêchent la montgolfière de l’innovation de prendre librement son envol! Suivez l’exemple du Japon et levez aujourd’hui même ces fichus droits qui empêchent l’humanité d’avancer! Nous sommes prêts à tout vous promettre pour cela et quelques investissements: «l’IA sauvera du réchauffement», «l’IA vous enivrera de beautés», «l’IA rendra l’homme vraiment humain!».
- Mais Katy Perry et plus de 200 chanteurs ont signé une tribune! Avant cela, c’étaient les écrivains… Cela ne vous fait pas peur?
- Hahahaha! Vous êtes sorti d’une école de journaliste ou de l’école Dimitri? Nous n’avons peur de rien! Madame Katy Perry ne sera bientôt plus que de la bouillie pour algorithme, ses tubes de l’été de simples nutriments pour nos super-ordinateurs. Monsieur George R. R. Martin, pas plus tard qu’hier, nous l’avons rendu plus inconsistant que du frappé moka, un bouillon de bits et de lettres avec lequel nous avons nourri nos serveurs surventilés – ils se ressemblent tous une fois passés entre nos mains!
- Mon Dieu! Vous parlez comme un méchant de James Bond!
- Nous partageons bien des choses avec Blofeld. Nous avons des ambitions assez similaires bien qu’il perde tout son temps sur ses satellites à diamants, ses sous-marins de poche ou toutes ses technologies inefficientes… Pas un gars de Californie… non. Un Hongrois je crois, enfin, un loser… un Européen. Il faut entrer dans la course les gars, ici aussi en Suisse, il faut vous cravacher le dos, jusqu’au sang s’il le faut, jusqu’à en être compétitif! Construisez des ordinateurs quantiques sous le Cervin, refroidis avec ce qu’il vous reste de glacier, changez votre petit pays en un vaste circuit imprimé! Vous qui aimez tant les trains, vous n’avez pas vu que vous l’avez raté, le train du lendemain?
- Et la fin de l’humanité, ça ne vous fait pas peur?
- Non, franchement pas. L’humanité comme je la comprends peut bien disparaître, je crois qu’il est de notre bon droit de supprimer ses raisons de vivre si cela permet au monde de devenir meilleur et plus efficace. Il est temps d’en dégraisser la Terre. Notre IA a prédit cette fin en des termes, certes, énigmatiques: «A la fin ne restera qu’un homme dressé sur le dos d’une machine. Soit il rira, soit il pleurera – soit il aura le hoquet.» ■
Laissez-vous sidérer, fasciner, émerveiller, mais ne songez pas s’il vous plaît à légiférer!