«Chaque génération a le droit de choisir ses statues et ses noms de rue»
Le Festival Histoire et Cité expose toutes les dimensions de la rue, à travers des conférences itinérantes et des expositions, à découvrir dans les cantons de Genève, de Vaud et de Neuchâtel. Rencontre avec sa codirectrice, Korine Amacher
Sur le pavé, les stigmates de nos révolutions. Dans l’asphalte, les cloques de nos désenchantements. Sur les bancs publics, les marques de nos baisers. A Genève, Lausanne, Neuchâtel, le Festival Histoire et Cité appelle toute la semaine à ouvrir la boîte noire de nos rues, à les faire parler de nous et de nos aïeux, de nos pratiques archaïques et nouvelles, de nos soulèvements lointains ou récents, d’usages perdus dont des vestiges urbains témoignent.
La rue est un théâtre social et un champ de bataille politique et idéologique, souligne Korine Amacher, historienne spécialiste de la Russie et de l’Union soviétique, codirectrice d’une manifestation qui n’a jamais vu aussi grand. Lancée à Genève en 2014, sous l’impulsion des historiens Françoise Briegel et Pierre-François Souyri, elle s’étend au canton de Vaud et, depuis l’année passée, à celui de Neuchâtel. Le vent de nos histoires soufflera ainsi sur la Suisse romande, pour une soixantaine de conférences, de débats, de promenades éclairantes dans les décors de nos jours.
Des exemples? A Neuchâtel, l’historien Matthieu Gillabert propose ce mercredi, entre 12h15 et 13h15, de poursuivre, d’une place à l’autre, les fantômes de l’esclavage. Au Palais de Rumine à Lausanne, ses consoeurs Laïla Houlmann et Magali Cécile Bertrand invitent à écouter, à travers des archives, les borborygmes, klaxons et autres mugissements de la ville – La rue, quel raffut!, samedi prochain. A Genève, Sarah Scholl, spécialiste de la culture religieuse du XIXe et du XXe, donne rendez-vous au public ce mercredi à 17h sur la place du Bourgde-Four pour une balade dans la Vieille-Ville, afin d’inventorier les reliquats du protestantisme sur des façades ancestrales – La rue est-elle laïque?
«Notre festival est né du désir que les historiens délaissent leurs amphithéâtres pour aller à la rencontre de leurs concitoyens, rappelle Korine Amacher. Il s’agissait de sortir dans la rue. Il était temps de la considérer comme un sujet d’histoire à part entière.»
Qu’est-ce que la rue pour une historienne? L’espace de la surprise par excellence. La matrice aussi des événements. Par sa forme, ses dimensions, ses connotations, une rue peut leur donner une dynamique particulière, si on songe par exemple à une manifestation populaire. Mais elle est aussi et surtout mémorielle: elle porte les traces du passé, elle nous le rappelle, même quand on s’est employé à l’effacer. Il arrive qu’on se promène dans un quartier familier et qu’on constate soudain qu’une statue a disparu. Ou que le nom d’une place vient de changer.
Le nom des rues suscite des passions dans un contexte de réévaluation de la politique colonialiste des pays occidentaux et de ses crimes. Comment se positionne l’historienne que vous êtes? Plusieurs débats et conférences aborderont ce sujet sensible. Samedi au Palais de Rumine à Lausanne, on se demandera par exemple pourquoi «dé-commémorer». Il est important de rappeler que cette pratique du changement de nom de rue et du déboulonnage n’est pas spécifiquement liée à la mise en cause actuelle de politiques racistes. Toutes les époques opèrent ce genre de chambardement. Quand la Russie rompt avec le communisme en 1991, on s’empresse de mettre à bas la statue de Felix Dzerjinski, le fondateur de la Tcheka. En Ukraine, en 2014, après la révolution de Maïdan, on a fait disparaître du paysage ukrainien les statues de Lénine.
Mais changer un nom, n’est-ce pas refouler le passé, faire comme s’il n’avait pas existé? Chaque génération corrige les erreurs des précédentes, des erreurs qui n’en étaient pas d’ailleurs à leurs yeux. Chaque époque aussi a ses héros et ses héroïnes. Il me semble normal qu’on n’ait pas envie d’honorer une personnalité qui nous fait honte. Pourquoi conserver la statue d’un esclavagiste, alors même qu’il y a tant de figures magnifiques? Mais ce genre de décision nous oblige à faire l’histoire de ce passé, à ne rien occulter, bien au contraire.
Que représente l’agrandissement d’Histoire et Cité qui englobe depuis l’année passée le canton de Neuchâtel? Ça montre que l’histoire intéresse, bien au-delà du cercle des spécialistes. L’année passée, c’est 10 000 personnes qui ont assisté à nos conférences, débats, projections. Les gens ont besoin de repères, de mises en perspective, de clés. La connaissance de l’Histoire ne nous prémunit pas des tragédies. L’actualité le démontre. Mais elle éclaire ses enjeux.
Comment voudriez-vous voir évoluer le festival? Nous constatons que beaucoup d’enseignants du secondaire viennent avec leurs classes, dans le cadre d’ateliers organisés en amont du festival. Mais nous souhaiterions qu’ils participent à notre programme pendant la semaine. Les Rendez-vous de l’histoire à Blois, qui sont une référence, ont ce dispositif. Si nous l’adoptions, il y aurait encore plus de jeunes. C’est à eux aussi que ce festival s’adresse.
Quelle est la rue dont vous voudriez faire l’histoire? La rue de l’Ecole-de-Médecine. J’ai constaté qu’on avait changé, tout près de chez moi, le nom du passage de la Radio, devenu passage Marie-Claude-Leburgue. Ce nom est celui de la première journaliste femme et radio-reporter à Radio-Genève. Il n’est évidemment pas anodin de mettre cette trajectoire en lumière. Tous ces débats autour des noms de rue sont nécessaires: l’Histoire n’est pas immuable. ■
Festival Histoire et Cité, jusqu’au 21 avril.
«Toutes les époques ont pratiqué le déboulonnage et le changement du nom de rue»