Le Temps

«Chaque génération a le droit de choisir ses statues et ses noms de rue»

Le Festival Histoire et Cité expose toutes les dimensions de la rue, à travers des conférence­s itinérante­s et des exposition­s, à découvrir dans les cantons de Genève, de Vaud et de Neuchâtel. Rencontre avec sa codirectri­ce, Korine Amacher

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff

Sur le pavé, les stigmates de nos révolution­s. Dans l’asphalte, les cloques de nos désenchant­ements. Sur les bancs publics, les marques de nos baisers. A Genève, Lausanne, Neuchâtel, le Festival Histoire et Cité appelle toute la semaine à ouvrir la boîte noire de nos rues, à les faire parler de nous et de nos aïeux, de nos pratiques archaïques et nouvelles, de nos soulèvemen­ts lointains ou récents, d’usages perdus dont des vestiges urbains témoignent.

La rue est un théâtre social et un champ de bataille politique et idéologiqu­e, souligne Korine Amacher, historienn­e spécialist­e de la Russie et de l’Union soviétique, codirectri­ce d’une manifestat­ion qui n’a jamais vu aussi grand. Lancée à Genève en 2014, sous l’impulsion des historiens Françoise Briegel et Pierre-François Souyri, elle s’étend au canton de Vaud et, depuis l’année passée, à celui de Neuchâtel. Le vent de nos histoires soufflera ainsi sur la Suisse romande, pour une soixantain­e de conférence­s, de débats, de promenades éclairante­s dans les décors de nos jours.

Des exemples? A Neuchâtel, l’historien Matthieu Gillabert propose ce mercredi, entre 12h15 et 13h15, de poursuivre, d’une place à l’autre, les fantômes de l’esclavage. Au Palais de Rumine à Lausanne, ses consoeurs Laïla Houlmann et Magali Cécile Bertrand invitent à écouter, à travers des archives, les borborygme­s, klaxons et autres mugissemen­ts de la ville – La rue, quel raffut!, samedi prochain. A Genève, Sarah Scholl, spécialist­e de la culture religieuse du XIXe et du XXe, donne rendez-vous au public ce mercredi à 17h sur la place du Bourgde-Four pour une balade dans la Vieille-Ville, afin d’inventorie­r les reliquats du protestant­isme sur des façades ancestrale­s – La rue est-elle laïque?

«Notre festival est né du désir que les historiens délaissent leurs amphithéât­res pour aller à la rencontre de leurs concitoyen­s, rappelle Korine Amacher. Il s’agissait de sortir dans la rue. Il était temps de la considérer comme un sujet d’histoire à part entière.»

Qu’est-ce que la rue pour une historienn­e? L’espace de la surprise par excellence. La matrice aussi des événements. Par sa forme, ses dimensions, ses connotatio­ns, une rue peut leur donner une dynamique particuliè­re, si on songe par exemple à une manifestat­ion populaire. Mais elle est aussi et surtout mémorielle: elle porte les traces du passé, elle nous le rappelle, même quand on s’est employé à l’effacer. Il arrive qu’on se promène dans un quartier familier et qu’on constate soudain qu’une statue a disparu. Ou que le nom d’une place vient de changer.

Le nom des rues suscite des passions dans un contexte de réévaluati­on de la politique colonialis­te des pays occidentau­x et de ses crimes. Comment se positionne l’historienn­e que vous êtes? Plusieurs débats et conférence­s aborderont ce sujet sensible. Samedi au Palais de Rumine à Lausanne, on se demandera par exemple pourquoi «dé-commémorer». Il est important de rappeler que cette pratique du changement de nom de rue et du déboulonna­ge n’est pas spécifique­ment liée à la mise en cause actuelle de politiques racistes. Toutes les époques opèrent ce genre de chambardem­ent. Quand la Russie rompt avec le communisme en 1991, on s’empresse de mettre à bas la statue de Felix Dzerjinski, le fondateur de la Tcheka. En Ukraine, en 2014, après la révolution de Maïdan, on a fait disparaîtr­e du paysage ukrainien les statues de Lénine.

Mais changer un nom, n’est-ce pas refouler le passé, faire comme s’il n’avait pas existé? Chaque génération corrige les erreurs des précédente­s, des erreurs qui n’en étaient pas d’ailleurs à leurs yeux. Chaque époque aussi a ses héros et ses héroïnes. Il me semble normal qu’on n’ait pas envie d’honorer une personnali­té qui nous fait honte. Pourquoi conserver la statue d’un esclavagis­te, alors même qu’il y a tant de figures magnifique­s? Mais ce genre de décision nous oblige à faire l’histoire de ce passé, à ne rien occulter, bien au contraire.

Que représente l’agrandisse­ment d’Histoire et Cité qui englobe depuis l’année passée le canton de Neuchâtel? Ça montre que l’histoire intéresse, bien au-delà du cercle des spécialist­es. L’année passée, c’est 10 000 personnes qui ont assisté à nos conférence­s, débats, projection­s. Les gens ont besoin de repères, de mises en perspectiv­e, de clés. La connaissan­ce de l’Histoire ne nous prémunit pas des tragédies. L’actualité le démontre. Mais elle éclaire ses enjeux.

Comment voudriez-vous voir évoluer le festival? Nous constatons que beaucoup d’enseignant­s du secondaire viennent avec leurs classes, dans le cadre d’ateliers organisés en amont du festival. Mais nous souhaiteri­ons qu’ils participen­t à notre programme pendant la semaine. Les Rendez-vous de l’histoire à Blois, qui sont une référence, ont ce dispositif. Si nous l’adoptions, il y aurait encore plus de jeunes. C’est à eux aussi que ce festival s’adresse.

Quelle est la rue dont vous voudriez faire l’histoire? La rue de l’Ecole-de-Médecine. J’ai constaté qu’on avait changé, tout près de chez moi, le nom du passage de la Radio, devenu passage Marie-Claude-Leburgue. Ce nom est celui de la première journalist­e femme et radio-reporter à Radio-Genève. Il n’est évidemment pas anodin de mettre cette trajectoir­e en lumière. Tous ces débats autour des noms de rue sont nécessaire­s: l’Histoire n’est pas immuable. ■

Festival Histoire et Cité, jusqu’au 21 avril.

«Toutes les époques ont pratiqué le déboulonna­ge et le changement du nom de rue»

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland