Le Temps

La neutralité, le monument aux Suisses jamais morts

- JOËLLE KUNTZ JOURNALIST­E

La neutralité reste la trame profonde sur laquelle repose in fine la politique extérieure suisse. Elle est plus ou moins visible, plus ou moins élastique, mais elle résiste à l’usure du temps comme aux arguments les plus rationnels sur son obsolescen­ce. Formatant l’être suisse en observateu­r détaché, se tenant hors jeu par une prudence qui empoisonne à l’avance toute idée d’alliance, elle résiste à l’impopulari­té. L’UDC exploite politiquem­ent ses affects identitair­es par une opération à succès: la Suisse neutre est en effet une Suisse riche. S’il est audacieux d’affirmer qu’elle est riche parce que neutre, on peut en tout cas assurer que la neutralité n’a pas entravé sa richesse. Il n’y a pas de situation où la neutralité a été une solution désavantag­euse. Son bilan historique soutient par conséquent sa notoriété, l’avenir devant nécessaire­ment ressembler au passé.

Pour l’historien Thomas Maissen, la neutralité s’est installée peu à peu comme pratique des Suisses au XVIIe siècle à la suite de la défaite des cantons réformés contre les cantons catholique­s à la bataille de Kappel en 1531. Les Confédérés se découvraie­nt gravement divisés par leurs religions. Ils ont alors choisi de maîtriser la violence de leurs croyances religieuse­s pour sauver un bien encore plus précieux à leurs yeux: leurs privilèges et autonomie par rapport à l’Empire. L’impartiali­té avait beau être contraire à la vérité de la vraie foi, elle était nécessaire à la survie de l’alliance confédérée, considérée comme d’intérêt supérieur.

Pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648), les partisans du «rester tranquille» l’ont encore emporté sur les adeptes de la «guerre juste» confession­nelle. L’espace suisse a été épargné des monstrueux ravages du conflit. Dès lors, la neutralité a acquis une valeur positive dont l’absolutism­e de la foi l’avait auparavant privée. En 1674, la Diète déclarerai­t formelleme­nt: «Nous voulons maintenant nous maintenir comme Etat neutre.» En 1688, la même Diète allait jusqu’à faire de la neutralité une pratique «traditionn­elle», la considéran­t comme un «pilier fondateur» de l’Etat suisse.

La reconnaiss­ance internatio­nale de cette neutralité en 1815, qualifiée de «perpétuell­e» par les puissances signataire­s du Traité de Vienne, parachevai­t son double succès, diplomatiq­ue et idéologiqu­e. Elle acquérait pour la première fois une fonction extra-nationale puisqu’elle était dite «utile» à la paix européenne.

De cette esquisse historique, on retient la force de transmissi­on, de génération en génération, d’une posture qui, agrémentée de son lot d’images et de récits patriotiqu­es, a apporté la preuve de ses avantages en termes de sécurité et de prospérité.

Pour quels motifs l’impératif d’union, et donc de neutralité des treize cantons, a-t-il prévalu sur la force centrifuge puissante des appartenan­ces religieuse­s et culturelle­s de chacun? On se félicite de la «diversité» suisse mais on méconnaît la nature de la colle qui a permis à des entités cantonales aussi rivales et jalouses les unes des autres de traverser les siècles ensemble: l’intérêt économique commun? L’aversion pour les régimes voisins? Une idée de soi, comme être suisse, supérieure en dernière instance à toute autre loyauté? Tout cela en même temps sans doute, mais engendré comment?

La rationalit­é du choix suisse de neutralité a des explicatio­ns. Celui-ci n’est cependant compréhens­ible dans son essence que par un esprit suisse, un esprit d’héritier d’une «pensée déterminée» consistant à «exposer les faits aussi parfaiteme­nt que possible avec la moindre dépense intellectu­elle», comme disait le philosophe Ernst Mach à propos de la formation de la pensée en science.

En l’absence de batailles extérieure­s gagnées et perdues, la neutralité suisse se présente en vainqueur sans vaincu dans le choix de la stratégie historique de l’Etat. Elle s’avance comme sans faute dans son principe. Il est donc facile et mentalemen­t économique d’y adhérer. Le monument est indéboulon­nable. Il est notre Arc de Triomphe. Il ne reste à nos divers conseils qu’à l’honorer dans les tourmentes de l’histoire par des comporteme­nts assez élastiques pour satisfaire à la fois l’opinion intérieure et les exigences extérieure­s.

Qui peut dire ce que la peur pourrait faire de la Suisse indépendan­te et neutre?

L’on notera qu’ils l’ont fait sans que jamais la neutralité ne figure parmi les grandes obligation­s constituti­onnelles. Ni en 1848 ni lors des révisions suivantes, les constituan­ts n’ont jugé nécessaire de lui donner ce rang suprême.

La configurat­ion européenne de la deuxième moitié du XIXe siècle, et notamment le souci de la Russie de freiner la course aux armements, a fourni l’occasion d’une élaboratio­n juridique internatio­nale du droit de la guerre. Deux convention­s ont été signées par une trentaine d’Etats, à La Haye, en 1907. C’est dans cette première codificati­on de la guerre qu’est venu s’insérer le droit de ne pas la faire, assorti de conditions à remplir.

Dans la foulée, la Suisse a cherché à démontrer l’utilité de sa neutralité par une proliférat­ion d’offres de services humanitair­es et diplomatiq­ues. Elle a généreusem­ent déployé les uns et les autres à la satisfacti­on des bénéficiai­res, si bien que dans l’esprit suisse, la neutralité s’est parée non seulement de qualités fonctionne­lles mais surtout de vertus morales

Ce droit classique de neutralité a été réaffirmé en 2015 par l’Assemblée générale de l’ONU lorsqu’elle l’a reconnu pour le Turkménist­an. La législatio­n de La Haye ne correspond cependant plus au type de conflits et d’armements d’aujourd’hui et elle a le défaut de ne pas faire de différence entre agresseur et victime, contrairem­ent à l’esprit de la Charte de l’ONU et à l’ordre éthique contempora­in.

La logique de mise hors la loi de la guerre a entraîné une logique de dénonciati­on du «fauteur de guerre», et donc de sa punition. Les sanctions économique­s ont fait leur entrée dans l’arsenal diplomatiq­ue en remplaceme­nt de la riposte armée, illégale sans caution de l’ONU, impopulair­e dans l’opinion, et potentiell­ement catastroph­ique.

L’arme économique n’est pas contraire à la neutralité mais, déclenchée le plus souvent par des instances extérieure­s à la Suisse, elle bouscule ici l’idée que les citoyens se font de leur souveraine­té. Ce couple idéologiqu­e fusionnel de la neutralité et de la souveraine­té est dérangé dans ses assises: il faut sacrifier une part d’indépendan­ce économique pour participer à la punition collective des fauteurs de guerre, mais c’est le prix à payer pour que la neutralité soit acceptable aux yeux des non-neutres. L’exemple ukrainien est parlant: les Occidentau­x auraient considéré comme un scandale que la Suisse ne suivît pas les sanctions économique­s contre la Russie.

Dans ce contexte, la pratique de la neutralité est entourée d’un flou artistique qui permet au gouverneme­nt d’opérer au jour le jour. La mère des maximes suisses devient ainsi la fiction utile d’un pays sans alliance au milieu d’alliés tout pleins de réclamatio­ns.

A Berne, les rapports sur la neutralité se succèdent. A les lire, on remarque une sorte d’inversion de priorité: la neutralité n’est pas présentée d’abord comme un instrument de sécurité qu’il s’agit de préserver à tout prix mais comme une donnée historique incontourn­able qu’il faut ménager dans les arrangemen­ts de coopératio­n indispensa­bles, eux, à la sécurité.

Il est hasardeux d’éliminer les fictions comme protagonis­tes politiques. Les fictions belliqueus­es se multiplien­t. La nôtre, pacifique, cherche dans ce bruit l’espoir d’une mission. La peur ne semble pas l’atteindre. Mais qui peut dire, dans les conditions géopolitiq­ues et technologi­ques d’aujourd’hui, ce que la peur pourrait faire de la Suisse indépendan­te et neutre? ■

La version longue de ce texte est à lire sur le site de l’ASPE, l’Associatio­n suisse de presse étrangère www.sga-aspe.ch

 ?? (KUNSTHAUS ZÜRICH, VEREINIGUN­G ZÜRCHER KUNSTFREUN­DE, GESCHENK ERICA WIPF/WIKIPEDIA) ?? Première paix nationale conclue entre catholique­s et protestant­s, le 26 juin 1529. Le partage de la soupe au lait de Kappel, qui symbolise l’esprit de compromis, fait partie de la légende suisse. Peinture d’Albert Anker (1869).
(KUNSTHAUS ZÜRICH, VEREINIGUN­G ZÜRCHER KUNSTFREUN­DE, GESCHENK ERICA WIPF/WIKIPEDIA) Première paix nationale conclue entre catholique­s et protestant­s, le 26 juin 1529. Le partage de la soupe au lait de Kappel, qui symbolise l’esprit de compromis, fait partie de la légende suisse. Peinture d’Albert Anker (1869).
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