Les étranges explications au refus du Conseil fédéral à la dissuasion nucléaire
A la fin mars, le gouvernement a décidé de ne pas décider en renvoyant aux calendes grecques la ratification du Traité onusien sur l’interdiction des armes nucléaires. Une initiative populaire pourrait toutefois le désavouer
Est-ce finalement le peuple qui va trancher là où le Conseil fédéral est incapable de se décider? A la fin mars, le gouvernement a confirmé une impression qui dominait depuis plusieurs mois: il ne va pas signer et ratifier le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Ou du moins pas dans un proche avenir. Un traité adopté en 2017 par 122 Etats dont la Suisse, entré en vigueur en 2021 avec la ratification de 70 Etats. Face à cette indécision, la société civile prend les devants et va lancer en mai ou juin une initiative populaire pour forcer la Confédération à ratifier le fameux document onusien. En charge du plaidoyer auprès de l’ONG nobélisée installée à Genève ICAN, Florian Eblenkamp, estime que le Conseil fédéral «ne respecte pas les institutions, à savoir le parlement fédéral qui avait exhorté le gouvernement à ratifier le TIAN au plus vite».
L’UDC se tâte
Auteur de la première motion sur le sujet en 2018, le conseiller aux Etats genevois Carlo Sommaruga a bon espoir qu’une telle initiative populaire aboutisse. «Si c’est le cas, cela pourrait de fait ôter une prérogative au Conseil fédéral, celle de ratifier un tel traité. Elle serait sans doute confiée à la présidence de l’Assemblée fédérale.» Si les socialistes vont la soutenir, il y a de fortes chances que plusieurs élus UDC en fassent de même pour des raisons différentes. Le combat contre l’arme atomique est dans les gènes de la gauche. Pour l’UDC, il revêt un aspect stratégique que confirme le conseiller national UDC fribourgeois Pierre-André Page : «Même si le groupe parlementaire n’a pas proposé que le pays signe le traité, j’y serais pour ma part favorable. Cela nous permettrait de prendre du temps pour réfléchir à notre relation avec l’OTAN.» Cette dernière est précisément au coeur des raisons qui ont poussé le Conseil fédéral à refuser d’adhérer au TIAN.
Le groupe de travail interdépartemental dirigé par le Département fédéral des affaires étrangères étaie la position du gouvernement: dans un environnement européen beaucoup plus tendu, «les armes nucléaires ont fait leur retour sur le devant de la scène politique internationale». Il en conclut que l’objectif que la Suisse défend d’un monde exempt d’armes atomiques «n’est pas atteignable dans un avenir prévisible». Il développe une vision sombre de l’avenir: nombre de traités sur la maîtrise des armements se sont érodés, la conclusion de nouveaux accords est «illusoire» et «les arsenaux nucléaires sont en voie de modernisation ou de développement».
Le rapport rappelle les menaces de recours à l’arme nucléaire brandie par la Russie de Vladimir Poutine dans le cadre de la guerre en Ukraine. Mais de façon surprenante, il relève que «le fait que les armes nucléaires n’aient pas été utilisées jusqu’ici peut être considéré comme un argument en faveur d’un fonctionnement efficace de la dissuasion». Celle-ci est pour la première fois jugée positivement par la Suisse. Or avec l’avènement de nouvelles armes technologiques, elle s’est, selon les experts, érodée. Ancien ambassadeur de Suisse à Washington, Martin Dahinden a longtemps conseillé le Conseil fédéral quant à la position en matière de traités d’interdictions. «Peu après la fin de la Guerre froide, la Confédération s’est engagée pour un monde sans arme de destruction massive. Là, je ne pense pas que le Conseil fédéral renonce à cette vision, mais il est en pleine contradiction en ne ratifiant pas le TIAN. Il craint qu’une telle ratification impacte négativement la coopération de la Suisse avec l’OTAN.» L’ex-diplomate juge cette crainte exagérée: «On le voit avec l’Autriche et l’Irlande, leur coopération avec l’Alliance atlantique n’a en rien été entravée par la signature du TIAN.»
L’arme atomique, «incompatible avec le droit humanitaire»
Pour Carlo Sommaruga, il faut interdire l’arme atomique; il y va de la cohérence de la politique étrangère suisse qui a érigé le droit international humanitaire en priorité stratégique. «Car on le sait et le CICR le dit sans cesse, explique l’élu, l’arme atomique est incompatible avec le droit humanitaire.» Pour le gouvernement pourtant, le TIAN qu’aucun Etat nucléaire n’a signé revêt une valeur avant tout symbolique. Le rapport est explicite: «La situation extrêmement volatile en matière de politique extérieure […] requiert davantage que des réponses symboliques.» Carlo Sommaruga réfute ce faux pragmatisme: «La Suisse se doit de contribuer à un changement de paradigme.» Florian Eblenkamp ajoute que c’est Berne qui a été la première à parler de «lacune juridique» dans le régime des armes nucléaires. Elle jugeait nécessaire de la combler par une interdiction qui contribuerait au désarmement. Manifestement, la guerre en Ukraine a changé la donne. ■