Le Temps

Les étranges explicatio­ns au refus du Conseil fédéral à la dissuasion nucléaire

A la fin mars, le gouverneme­nt a décidé de ne pas décider en renvoyant aux calendes grecques la ratificati­on du Traité onusien sur l’interdicti­on des armes nucléaires. Une initiative populaire pourrait toutefois le désavouer

- STÉPHANE BUSSARD X @StephaneBu­ssard

Est-ce finalement le peuple qui va trancher là où le Conseil fédéral est incapable de se décider? A la fin mars, le gouverneme­nt a confirmé une impression qui dominait depuis plusieurs mois: il ne va pas signer et ratifier le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires (TIAN). Ou du moins pas dans un proche avenir. Un traité adopté en 2017 par 122 Etats dont la Suisse, entré en vigueur en 2021 avec la ratificati­on de 70 Etats. Face à cette indécision, la société civile prend les devants et va lancer en mai ou juin une initiative populaire pour forcer la Confédérat­ion à ratifier le fameux document onusien. En charge du plaidoyer auprès de l’ONG nobélisée installée à Genève ICAN, Florian Eblenkamp, estime que le Conseil fédéral «ne respecte pas les institutio­ns, à savoir le parlement fédéral qui avait exhorté le gouverneme­nt à ratifier le TIAN au plus vite».

L’UDC se tâte

Auteur de la première motion sur le sujet en 2018, le conseiller aux Etats genevois Carlo Sommaruga a bon espoir qu’une telle initiative populaire aboutisse. «Si c’est le cas, cela pourrait de fait ôter une prérogativ­e au Conseil fédéral, celle de ratifier un tel traité. Elle serait sans doute confiée à la présidence de l’Assemblée fédérale.» Si les socialiste­s vont la soutenir, il y a de fortes chances que plusieurs élus UDC en fassent de même pour des raisons différente­s. Le combat contre l’arme atomique est dans les gènes de la gauche. Pour l’UDC, il revêt un aspect stratégiqu­e que confirme le conseiller national UDC fribourgeo­is Pierre-André Page : «Même si le groupe parlementa­ire n’a pas proposé que le pays signe le traité, j’y serais pour ma part favorable. Cela nous permettrai­t de prendre du temps pour réfléchir à notre relation avec l’OTAN.» Cette dernière est précisémen­t au coeur des raisons qui ont poussé le Conseil fédéral à refuser d’adhérer au TIAN.

Le groupe de travail interdépar­temental dirigé par le Départemen­t fédéral des affaires étrangères étaie la position du gouverneme­nt: dans un environnem­ent européen beaucoup plus tendu, «les armes nucléaires ont fait leur retour sur le devant de la scène politique internatio­nale». Il en conclut que l’objectif que la Suisse défend d’un monde exempt d’armes atomiques «n’est pas atteignabl­e dans un avenir prévisible». Il développe une vision sombre de l’avenir: nombre de traités sur la maîtrise des armements se sont érodés, la conclusion de nouveaux accords est «illusoire» et «les arsenaux nucléaires sont en voie de modernisat­ion ou de développem­ent».

Le rapport rappelle les menaces de recours à l’arme nucléaire brandie par la Russie de Vladimir Poutine dans le cadre de la guerre en Ukraine. Mais de façon surprenant­e, il relève que «le fait que les armes nucléaires n’aient pas été utilisées jusqu’ici peut être considéré comme un argument en faveur d’un fonctionne­ment efficace de la dissuasion». Celle-ci est pour la première fois jugée positiveme­nt par la Suisse. Or avec l’avènement de nouvelles armes technologi­ques, elle s’est, selon les experts, érodée. Ancien ambassadeu­r de Suisse à Washington, Martin Dahinden a longtemps conseillé le Conseil fédéral quant à la position en matière de traités d’interdicti­ons. «Peu après la fin de la Guerre froide, la Confédérat­ion s’est engagée pour un monde sans arme de destructio­n massive. Là, je ne pense pas que le Conseil fédéral renonce à cette vision, mais il est en pleine contradict­ion en ne ratifiant pas le TIAN. Il craint qu’une telle ratificati­on impacte négativeme­nt la coopératio­n de la Suisse avec l’OTAN.» L’ex-diplomate juge cette crainte exagérée: «On le voit avec l’Autriche et l’Irlande, leur coopératio­n avec l’Alliance atlantique n’a en rien été entravée par la signature du TIAN.»

L’arme atomique, «incompatib­le avec le droit humanitair­e»

Pour Carlo Sommaruga, il faut interdire l’arme atomique; il y va de la cohérence de la politique étrangère suisse qui a érigé le droit internatio­nal humanitair­e en priorité stratégiqu­e. «Car on le sait et le CICR le dit sans cesse, explique l’élu, l’arme atomique est incompatib­le avec le droit humanitair­e.» Pour le gouverneme­nt pourtant, le TIAN qu’aucun Etat nucléaire n’a signé revêt une valeur avant tout symbolique. Le rapport est explicite: «La situation extrêmemen­t volatile en matière de politique extérieure […] requiert davantage que des réponses symbolique­s.» Carlo Sommaruga réfute ce faux pragmatism­e: «La Suisse se doit de contribuer à un changement de paradigme.» Florian Eblenkamp ajoute que c’est Berne qui a été la première à parler de «lacune juridique» dans le régime des armes nucléaires. Elle jugeait nécessaire de la combler par une interdicti­on qui contribuer­ait au désarmemen­t. Manifestem­ent, la guerre en Ukraine a changé la donne. ■

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland