Sur les pavés, l’Histoire
Selon l’éminent et radical philosophe des dispositifs urbains Henri Lefebvre (1901-1991), depuis longtemps la ville est pensée selon deux approches opposées. La première – on la nommera «icarienne» – est celle, abstraite, des urbanistes utilitaristes qui voient la ville depuis «en haut», comme une agglomération dont la croissance planifiée n’obéit qu’aux enjeux économiques, sécuritaires, de domination politique ou de mise en réseaux routiers des espaces citadins. La seconde conception – on la nommera «existentielle» – est celle de la ville «vécue d’en bas». Elle implique le «droit» des habitant·e·s qui en sont les usagers sociaux et politiques prioritaires, entre habitats et espace public.
La sociabilité citadine se noue «dans la rue», soit, depuis l’aube de la cité moderne, cette voie large ou étroite, sinueuse ou rectiligne, bordée de maisons privées, de bâtiments publics ou de monuments patrimoniaux. Ruelle, rue, «grande rue» (1870), avenues: l’artère urbaine – jadis pavée maintenant bitumée – maille le corps social de la ville, un peu comme le système nerveux maille le corps humain.
Sensible historienne de la «vie fragile» au XVIIIe siècle, Arlette Farge a montré en 1979 les enjeux novateurs de l’histoire sociale des individus «dans la rue». Bourré d’archives, son petit ouvrage est un grand classique (Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Folio, Gallimard). Echo lointain à ce travail pionnier, la neuvième édition (15-21 avril) du Festival Histoire et Cité invite aujourd’hui à descendre «dans la rue».
Avec une centaine d’événements aux formats variés, tout autour de la rue, il s’agit de remettre les «enjeux contemporains» dans la «perspective historique» des cultures et des sociabilités urbaines. Les individus ont toujours sillonné la rue «pour se déplacer, travailler ou faire entendre leur voix et certains, depuis toujours, sont contraints d’y dormir». Les rues hiérarchisent la population
HISTORIEN, PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE, PRÉSIDENT DES RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE urbaine selon les quartiers, entre espaces publics et privés.
Selon le programme 2024 du Festival Histoire et Cité, l’histoire sociale, culturelle et matérielle de la ville prend le «pouls de la rue» entre «mobilité urbaine», espaces d’échanges, d’inclusion et d’exclusion. La rue est le «point névralgique» d’enjeux politiques liés au développement et à la police de la ville. Maints intervenants évoquent aussi la rue comme scène artistique, comme tableau des graffitis. Le furtif Banksy est un artiste urbain de la rue. Il pointe les dérives de notre société malade de la guerre, de la violence raciale et de l’argent. La rue comme fabrique des imaginaires sociaux est un espace politique du monde contemporain.
L’immense médiéviste Claude Gauvard l’évoque: au crépuscule du Moyen Age, la rue bruisse de «conversations» et de «rumeurs» favorables ou hostiles au pouvoir. Si la rue est le lieu où se manifeste le monopole de la violence des forces de l’ordre, elle est aussi celui de l’énonciation orale ou écrite des lois selon le moderniste Marco Cicchini qui fait entendre les «voix» des crieurs dans les cités d’Ancien Régime où s’affichent les placards des lois. Selon Antoine Compagnon, la rue est aussi l’espace social du recyclage des déchets qui occupe au XIXe siècle les chiffonniers parisiens. Pour eux, «rien n’est perdu». Si les bruits de la ville invitent à son archéologie sonore selon Mylène Pardoen, la rue est aussi le théâtre social de la promenade et de la scène plutôt nocturne de la prostitution policée à Paris à l’aube du XXe siècle pour François Cojonnex.
Parfois déroutante, la richesse thématique du Festival Histoire et Cité rappelle finalement que la ville est devenue l’avenir territorial de l’humanité. En 2050, au niveau planétaire, avec un milieu urbain dégradé qu’anticipe en 1973 le chef-d’oeuvre du cinéaste Richard Fleischer Soleil vert (Soylent Green), sept personnes sur dix vivront en ville. Univers social et sensible, la rue a inspiré le piéton Raymond Queneau pour Courir les rues (Gallimard).
Cette ode poétique à la cosmographie parisienne des boulevards, rues, trottoirs, parvis, places, statues, squares, ponts, chantiers ou «entrailles» de la ville illustre le poids de l’histoire humaine sur les pavés… parfois déterrés et jetés lors de révoltes populaires. La rue des espoirs sociaux d’un côté, celle des périls urbains de l’autre: «Clous clous chers clous [s’amuse Queneau]/qui protégez le piéton fou/contre les voitures démentes/[…]/priez priez priez/pour les pauvres piétons/qui ont besoin de la protection/de saint Cloud». Attention en allant dans la rue! ■
C’est devenu l’avenir territorial de l’humanité. En 2050, au niveau planétaire, sept personnes sur dix vivront en ville
Festival Histoire et Cité, jusqu’au 21 avril, à Genève, Lausanne, Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds, ainsi qu’aux châteaux de Prangins et Nyon. www.histoire-cite.ch.