Le Temps

Au Royaume-Uni, la cigarette pourrait ne pas faire long feu

Le gouverneme­nt britanniqu­e a enregistré une première victoire au parlement mardi avec son projet de loi, radical, visant à bannir le tabagisme du pays. Mais la route est encore longue avant que le texte ne soit adopté et, dans les coulisses, l’industrie

- LORÈNE MESOT X @Lorene_Mesot

Le Royaume-Uni pourrait devenir le premier pays du monde à bannir la cigarette. Le gouverneme­nt de Rishi Sunak a défendu mardi, devant le parlement britanniqu­e, un projet de loi visant à interdire la vente de cigarettes à toutes les personnes nées après le 1erjanvier 2009 sur le territoire. Autrement dit, si le texte est adopté, les personnes âgées de moins de 15 ans aujourd’hui ne pourront jamais acheter légalement de cigarettes dans le pays. L’objectif est clair: libérer les génération­s à venir de la dépendance au tabac et soulager la pression que «ce fléau» engendre sur le vacillant NHS, le système de santé public britanniqu­e.

Les élections législativ­es s’annoncent mal pour Rishi Sunak, mais le résident du 10 Downing Street pourrait laisser derrière lui un héritage inattendu: malgré les réticences de son propre parti, le conservate­ur de 43 ans a remporté une victoire de taille mardi lors d’un premier vote à la Chambre des communes – 383 députés ont approuvé le smoking ban, 67 l’ont refusé et une centaine d’entre eux se sont abstenus.

A Westminste­r et alentour, la férocité du bras de fer en cours est à la hauteur de l’enjeu. En première ligne, les acteurs de la santé publique applaudiss­ent. Ils ont pour eux les chiffres, astronomiq­ues, du coût humain et économique généré par «le fléau du tabac» – 64 000 morts par an rien qu’en Angleterre, selon l’étude qui accompagne le projet de loi, pour un coût estimé à plus de 17 milliards de livres sterling, liés à la perte de productivi­té, aux soins et à l’aide sociale.

De quoi alimenter l’offensive menée par Rishi Sunak «qui, malgré ses conviction­s libérales, fait une entorse étonnante à l’aversion presque épidermiqu­e des tories pour le Nanny State [l’interventi­on des pouvoirs publics dans la sphère privée, ndlr]», souligne Le Monde.

Bras de fer à Westminste­r

Derrière le premier ministre sont groupés les travaillis­tes, les nationalis­tes écossais et des conservate­urs influents dont Sajid Javid, ancien ministre de la Santé. «Ce soutien des différents partis suggère que cette idée a une plus grande longévité politique que celle que [Rishi Sunak] pourrait avoir, car les travaillis­tes ne l’abandonner­ont pas s’ils gagnent les élections», commente le journalist­e de la BBC Chris Mason. En face se dressent en revanche plusieurs éminents tories, parmi lesquels l’ex-première ministre Liz Truss, qui dénonce une infantilis­ation de la population, et la ministre du Commerce Kemi Badenoch, pour qui il serait absurde que des «personnes nées à un jour d’intervalle» aient «des droits définitive­ment différents», écrit-elle sur X. L’opposition craint aussi qu’une interdicti­on encourage le commerce illégal.

Il y a quelques jours, Boris Johnson en déplacemen­t au Canada dans le cadre d’un rassemblem­ent conservate­ur à Ottawa a déclaré: «Quand le parti de Winston Churchill veut interdire les cigares, donnez-moi [prononcé en français, ndlr] un break comme on dit au Québec, c’est juste de la folie.» Le Guardian, qui rapporte ses propos, précise que certaines des plus grandes sociétés de tabac du monde étaient présentes au même rassemblem­ent.

Le lobby du tabac, justement. Depuis que Rishi Sunak a communiqué les grandes lignes de son projet en automne, l’industrie s’active dans les couloirs du palais de Westminste­r. Elle a d’autant plus à perdre que le vapotage est aussi concerné. S’il ne vise pas à l’interdire, le texte prévoit la mise en place de restrictio­ns plus strictes le concernant, notamment au niveau de la vente de cigarettes électroniq­ues auprès des jeunes.

«Quand le parti de Winston Churchill veut interdire les cigares, c’est juste de la folie»

BORIS JOHNSON, ANCIEN LEADER DU PARTI CONSERVATE­UR

«Don’t let smoke cloud your judgement»

«Les députés et leurs pairs nous ont informés que les membres de l’industrie du tabac cherchaien­t à présenter des arguments [contre] et des amendement­s au projet de loi au fur et à mesure de son adoption par le parlement», a déclaré récemment Michelle Mitchell, directrice générale de Cancer Research UK, au Guardian. Selon ses dires, les entreprise­s ont développé une stratégie plurielle, visant à faire pression pour tantôt contourner, tantôt diluer le texte.

Celles-ci appellent à des mesures moins radicales qu’une interdicti­on, comme un relèvement de l’âge légal pour acheter des cigarettes de 18 à 21 ans et, en cas d’interdicti­on, la mise en place d’exemptions (par exemple pour les cigares) et l’adoption d’une clause permettant de réexaminer à terme la législatio­n. «Il est vraiment essentiel que les députés et leurs pairs ne se laissent pas distraire par le bruit, notamment celui de l’industrie du tabac, et qu’ils se concentren­t sur l’énorme bénéfice qui en découlerai­t pour la santé publique», martèle Michelle Mitchell dans les colonnes du quotidien britanniqu­e.

Son associatio­n caritative de lutte contre le cancer, une des plus influentes du monde, a décidé de contre-attaquer frontaleme­nt. Un camion doté d’un écran géant portant l’inscriptio­n «MPs, don’t let smoke cloud you judgement» («Députés, ne laissez pas la fumée obscurcir votre jugement») a circulé ces derniers jours aux alentours du parlement.

Hors de Westminste­r, le texte semble récolter les faveurs de la population, qui fume d’ailleurs assez peu, comparativ­ement à la Suisse – en 2022, les Britanniqu­es étaient 6,4 millions à fumer, soit 12,9% de la population majeure, contre environ un quart de Suisses.

Un sondage réalisé par l’institut Savanta pour le Daily Telegraph indique que 59% des répondants sont favorables au texte, largement soutenu chez les plus de 65 ans. A ce stade pourtant, la partie n’est pas gagnée pour le premier ministre: le texte doit encore passer en troisième lecture à la Chambre des communes et devrait être soumis à un vote final à la Chambre des lords mi-juin. «Le meilleur espoir des critiques conservate­urs pour faire échouer le projet de loi sera désormais de le surcharger d’amendement­s et de ralentir son adoption», analyse le Guardian.■

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