Comment rendre hommage aux tourbières
La Maison de la Tourbière ouvrira ses portes ce week-end aux Ponts-de-Martel. Ce nouveau lieu vise à rassembler grand public et experts autour d’un milieu naturel aussi précieux que menacé
L’histoire commence il y a plus de huit millénaires et s’est construite au rythme d’un millimètre par an. Pour la symboliser, une règle graduée de 8,3 mètres se dresse au milieu du nouveau entre d’interprétation de la Maison de la Tourbière des Ponts-deMartel, dans les Montagnes neuchâteloises.
«Cela correspond à l’épaisseur maximale de tourbe mesurée ici et permet aux visiteurs de mieux se représenter de quoi on parle», sourit Jacques Ayer. Responsable de cet espace, le paléontologue travaille depuis des mois à mettre en valeur ce site naturel qui partage le podium de la plus grande tourbière de suisse avec celle de Rothenthurm, dans le canton de Schwytz. La tourbe, une matière végétale fossile pauvre en oxygène, se développe dans ces zones humides saturées en eau.
Située au coeur d’une bâtisse emblématique du village, la Maison de la Tourbière ouvrira ses portes officiellement ce weekend. C’est l’aboutissement d’un projet de cinq ans, devisé à 7 millions de francs. En plus du centre d’interprétation, elle accueille un centre de compétences et gère le sentier didactique de 2,8 kilomètres qui permet de déambuler sur des plateformes au milieu du Marais-Rouge – le nom de la tourbière des Ponts-de-Martel – et de ses biotopes. Ce projet écotouristique – le bâtiment abrite aussi un restaurant et un hôtel géré par une coopérative – espère attirer 10 000 visiteurs par an.
L’espoir plus que le moralisme
Autour de la règle géante, une salle tout de bois vêtue se divise en trois espaces. Le premier retrace l’histoire du site et son exploitation par l’homme, le deuxième donne des informations sur son patrimoine naturel, et le troisième se présente sous la forme d’un banc circulaire sur lequel il est possible d’écouter des témoignages enregistrés, mais aussi d’échanger avec ses voisins. «C’est un musée sans collection. Le but est de donner au public les clés pour mieux comprendre ce qu’ils verront en arpentant ensuite le sentier», poursuit Jacques Ayer.
Recherche et formation
Au fil de l’exposition, on découvre comment 85% du Marais-Rouge a été détruit par l’activité humaine jusqu’à ce que l’exploitation de la tourbe soit interdite par une initiative fédérale en 1987. Ou encore comment des plantes typiques de ce milieu sont devenues carnivores pour se nourrir d’insectes. L’approche n’est pas moraliste, mais cherche à imaginer un avenir harmonieux pour les relations entre l’être humain et la nature.
A cela s’ajoute encore un espace documentaire permettant de consulter des archives récoltées auprès de particuliers. «On peut par exemple voir à quoi ressemblaient Les Ponts-de-Martel en 1900», illustre Jacques Ayer.
Sur le palier d’en face se trouve le Centre de compétences de la Maison de la Tourbière. Son aménagement fait penser à une petite classe de biologie, avec son tableau blanc et ses loupes binoculaires. Sa mission? «Soutenir et renforcer la mise en oeuvre de la protection des marais en suisse», répond le biologiste Dylan Tatti, son responsable. Elle s’articulera autour de trois volets: l’étude, la conservation et la valorisation du patrimoine.
Une bombe à retardement climatique
Mais, surtout, ce centre a vocation à devenir un pôle d’échange d’ampleur nationale. «Des lycéens ou des universitaires pourront mener des travaux ici, poursuit Dylan Tatti. Mais ce ne sera pas un centre de recherche au sens strict. Nous démarchons les cantons de tout le pays pour rassembler un maximum d’informations au sujet des marais. De nombreux experts travaillent sur ce thème, mais le transfert des connaissances n’est pas toujours optimal. Il y a aussi plein de petites recherches de locaux, d’agriculteurs ou de scientifiques qui finissent sous une pile de poussière. Nous voulons tout rassembler.»
Le Centre de compétences sera aussi un lieu de formation. Des experts pourront y suivre des cours sur la conservation et la gestion des marais, sur les problématiques liées à l’eau ou sur certains insectes. Clairement orientée sur la pratique, l’offre dépendra aussi des demandes concrètes émanant du terrain. Les amateurs qui souhaitent en savoir plus sur les tourbières pourront aussi profiter de cette plateforme au travers de projets de médiation ou de conférences.
Les enjeux ne manquent pas dans le domaine des tourbières, qu’il s’agisse de les revitaliser, d’étudier les espèces qu’elles abritent ou d’assurer leur bonne cohabitation avec les terres agricoles, par exemple. A l’échelle mondiale, elles jouent également un rôle extrêmement important dans la lutte contre le réchauffement climatique. «Les tourbières retiennent plus de carbone que toutes les forêts de la planète réunies», indique Jacques Ayer. Avec une couverture de 3% des surfaces terrestres non gelées, elles contiennent environ 30% du carbone organique de la planète.
Si elles rendent un grand service écologique, les tourbières pourraient aussi se transformer en menace si elles venaient à être détruites. «La tourbe est toujours exploitée dans de nombreux pays, comme l’Allemagne, la Russie ou le Canada. En Europe, les volumes d’extraction sont équivalents à 24 000 piscines olympiques par an. Leur exploitation et la libération de carbone qui s’ensuit constituent une bombe à retardement climatique», poursuit-il.
«Les tourbières retiennent plus de carbone que toutes les forêts de la planète réunies» JACQUES AYER, PALÉONTOLOGUE
En avance concernant leur protection, la Suisse peut partager ses expériences avec ses voisins. De quoi donner à la Maison de la Tourbière une vocation internationale. «Nous avons déjà des liens avec la France, l’Allemagne, l’Ecosse et d’autres pays du nord de l’Europe, ajoute Dylan Tatti. Chaque tourbière a ses spécificités et les solutions trouvées ne peuvent pas être répliquées partout, mais les discussions sont toujours enrichissantes. La réalité de l’écologie ne connaît pas de frontières.»
La Confédération en soutien
Signe de son importance, la Maison de la Tourbière est soutenue par la Confédération, qui a participé à son comité de pilotage et financé la moitié de ses Centres d’interprétation et de compétences, soit un montant de 350 000 francs. Contacté, l’Office fédéral de l’environnement indique aussi étudier dans quelle mesure il pourra collaborer avec elle à l’avenir.
L’OFEV précise également que pour assurer la relève des spécialistes de la gestion et de la protection des marais, un certificat d’études avancées (CAS) en hydroécologie des tourbières sera lancé pour la première fois cette année à la Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (Hepia): «La Maison de la Tourbière, par son Centre de compétences, y apportera sa contribution.» ■