Le Temps

La double casquette du patron de TotalEnerg­ies très contestée

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIE EIGENMANN X @JulieEigen­mann

La Fondation Ethos et une coalition d’investisse­urs demandent que le directeur général de l’entreprise cesse d’être en même temps président du conseil d’administra­tion. Dominique Freymond, spécialist­e de ces questions, revient sur les pratiques en la matière

Patrick Pouyanné est président-directeur général de TotalEnerg­ies depuis 2015. Un dirigeant qui fait beaucoup parler de lui, notamment en raison de ses prises de position sur le réchauffem­ent climatique ou pour sa rémunérati­on.

C’est à sa double casquette de directeur général et président du conseil d’administra­tion que s’attaquent la Fondation Ethos et une coalition de 19 investisse­urs internatio­naux (France, Pays-Bas, Belgique, Autriche, Suède, Royaume-Uni, Suisse), coordonnés par le Forum pour l’investisse­ment responsabl­e, communiqua­it Ethos jeudi.

Représenta­nt plus de 1000 milliards d’euros d’actifs sous gestion, les cosignatai­res ont déposé une résolution d’actionnair­es à l’assemblée générale de TotalEnerg­ies pour demander la séparation des deux fonctions. Elle «ne vise pas à remettre en question le rôle de M. Pouyanné en tant que directeur général mais à introduire une meilleure gouvernanc­e», précise le communiqué.

Ethos pointe du doigt les risques de conflits d’intérêts et une séparation d’autant plus importante chez TotalEnerg­ies vu la taille du groupe et les enjeux climatique­s. En Suisse, la double casquette a été très critiquée au début du siècle, mais elle n’est désormais plus courante dans les grands groupes. Dominique Freymond, administra­teur indépendan­t, revient pour LeTemps sur les (bonnes) pratiques existantes en matière de gouvernanc­e.

«Le risque est que le conseil devienne, petit à petit, un organe qui ne fait plus que valider les décisions du président»

Au-delà d’Ethos, le Swiss Code of Best Practice for Corporate Governance recommande d’éviter la double casquette, désormais rare dans les entreprise­s suisses cotées en bourse. Pourquoi? Au niveau humain, il est important d’avoir deux personnes qui puissent dialoguer en confiance. Séparer la stratégie de l’opérationn­el évite aussi les conflits d’intérêts, lorsque le salaire du directeur est discuté, par exemple. S’il est aussi président, il est juge et partie! La situation se complique encore si le conseil ou la direction est dysfonctio­nnel: un huis clos n’est pas possible.

On admet dans certaines circonstan­ces que cette double casquette peut se justifier temporaire­ment, si le directeur part prématurém­ent, ou en cas de crise. Dans ce cas, il faut nommer un ou une «Lead Independen­t Director» qui puisse prendre la place du président en cas de conflit d’intérêts.

Chez Sulzer justement, Suzanne Thoma occupe provisoire­ment les deux postes depuis novembre 2022 et l’entreprise a nommé un «Lead Independen­t Director». Est-ce suffisant? Uniquement si c’est temporaire, en fixant une limite à la double fonction de six ou neuf mois accompagné­e d’un «Lead Independan­t Director» expériment­é qui signale les conflits d’intérêts. Mais il faut se rendre compte qu’il est de la responsabi­lité du conseil d’anticiper la relève: Si le président est obligé de prendre le poste du directeur, ce n’est déjà pas bon signe.

La question se pose un peu différemme­nt dans les PME où il arrive fréquemmen­t que le patron fondateur fasse tout à la fois. Mais il faut tout de même faire attention: il peut se sentir très seul, un problème de santé peut affecter la continuité de l’entreprise et, partagé entre les performanc­es opérationn­elles et la pensée stratégiqu­e, il n’a pas forcément le recul nécessaire pour bien faire son travail.

La double casquette est devenue plutôt rare, mais des cas «ad interim» sont ou ont été une réalité chez Sulzer, Lonza ou Holcim. Quels sont les risques? Celui que le président prenne goût à sa nouvelle casquette et qu’il reste, d’autant qu’il est très bien payé et qu’il s’entend très bien avec luimême! (Sourire). Alors le conseil devient petit à petit un organe qui ne fait plus que valider les décisions du président. Il y a là un enjeu de pouvoir et d’ego.

En France, la double casquette est plus courante. Comment expliquer cette différence? Ce sont des questions historique­s. En Suisse, nous avons une vraie culture de la démocratie, de la répartitio­n des tâches, nous favorisons ces équilibres et le fait d’avoir un conseil et une direction qui peuvent se challenger en toute indépendan­ce. En France, les processus sont davantage centralisé­s, parfois «royalistes». TotalEnerg­ies est une entreprise de culture française, la dimension de président-directeur général ne la gêne donc pas. Dans la culture anglo-saxonne aussi, cette double direction est tout à fait répandue.

Ethos précise qu’il s’agit d’un vote consultati­f, mais qu’«un taux de soutien important des actionnair­es lors de l’assemblée générale du 24 mai prochain permettra d’envoyer un message fort à l’entreprise». Quelle suite voyez-vous? Ethos espère peut-être influencer le choix d’un président qui serrerait la vis au directeur, mais ils n’ont pas le pouvoir d’imposer. La fondation se bat depuis longtemps contre le cumul des fonctions. Son exemple le plus emblématiq­ue reste peut-être pour Nestlé, avec Peter Brabeck, qui a lâché sa double casquette en 2008. Le cumul des mandats était contesté par différents groupes d’actionnair­es, dont Ethos. ■

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