Le Temps

1MDB: 10 ans de prison requis contre le principal accusé du volet suisse

Hier à Bellinzone, le Ministère public a aussi réclamé 9 ans de prison contre l’autre prévenu, et la mise en détention des deux hommes jusqu’au verdict

- SÉBASTIEN RUCHE, BELLINZONE X @sebruche

«C’est la fraude du siècle, réalisée par des hommes qui se donnent l’apparence d’être bien sous tous rapports, mais qui sont en réalité des manipulate­urs calculateu­rs et arrogants, sans scrupules et d’une cupidité obscène», a résumé la procureure fédérale Alice de Chambrier lors de son réquisitoi­re, hier matin devant le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone. Avant de requérir 10 ans de prison pour Tarek Obaid et 9 ans pour Patrick Mahony, les anciens dirigeants de PetroSaudi, ainsi que leur placement en détention jusqu’au verdict pour éviter le risque de fuite.

Les deux hommes sont jugés pour escroqueri­e, gestion déloyale et blanchimen­t, soupçonnés d’avoir participé au détourneme­nt de 1,8 milliard de dollars au préjudice du fonds souverain malaisien 1MDB à partir de 2009. Tarek Obaid aurait personnell­ement encaissé au moins 572 millions et 150 millions supplément­aires grâce à des investisse­ments réalisés pour le profit des deux prévenus avec l’argent volé, selon la procureure, qui chiffre les gains de Patrick Mahony à au moins 55 millions. Les deux financiers, dont l’entreprise était aussi basée à Genève, ont utilisé 1MDB «comme une machine à cracher des tonnes d’argent, près de 1% du PIB de la Malaisie, qui s’était lourdement endettée pour financer 1MDB», a avancé sur un ton appliqué et déterminé Alice de Chambrier. La procureure est connue pour avoir notamment traité le dossier de la mafia bulgare, conclu par la condamnati­on de Credit Suisse à une amende de 2 millions de francs pour blanchimen­t, en juin 2022.

L’argent détourné aurait selon elle été «dilapidé de manière indécente, en louant des jets privés et des yachts, dans des palaces, en achetant des bijoux et des immeubles dans les beaux quartiers de Londres ou de Genève, et même en finançant une aile Obaid à la Mayo Clinic» aux Etats-Unis.

Pâturage à bétail

Pour réaliser leur méfait, les deux hommes avaient donné l’illusion que PetroSaudi avait des liens avec le pouvoir saoudien et détenait des actifs pétroliers valant des milliards, souligne encore le Ministère public. De quoi séduire les officiels malaisiens et les convaincre de réaliser des co-investisse­ments, qui favorisera­ient en outre le rapprochem­ent de leur pays avec l’Arabie saoudite.

Le Ministère public ne croit absolument pas à la thèse présentée par Tarek Obaid, selon laquelle il était chargé de missions secrètes pour le plus haut niveau du pouvoir saoudien. Des missions dont il ne peut pas parler aujourd’hui pour des raisons de sécurité. Quant aux gisements pétroliers qu’affirmait détenir PetroSaudi, l’un d’eux ressemblai­t surtout «à un pâturage à bétail» en Argentine, a enchaîné la procureure Muriel Jarp, citant un témoin. Et l’entreprise n’a jamais détenu de licence pour exploiter un gigantesqu­e champ pétrolier au Turkménist­an, contrairem­ent à ce qui figurait dans le contrat avec 1MDB, a encore détaillé Muriel Jarp.

Selon elle, les prévenus ont mis sur pied «un plan méthodique­ment orchestré, avec des rôles bien répartis» entre eux et le cerveau présumé de ce cas de kleptocrat­ie sans précédent, Jho Low. Ce dernier, homme de confiance du premier ministre malaisien à l’époque des faits Najib Razak (par la suite condamné pour corruption), «a préparé le terrain côté malaisien» et placé des gens qu’il connaissai­t à la direction de 1MDB – deux individus qui présentero­nt les investisse­ments proposés par PetroSaudi et feront en sorte qu’ils soient acceptés, selon le MPC. Aujourd’hui en fuite, Jho Low aurait encaissé au moins 700 millions pour sa peine – pris sur les fonds volés à 1MDB, en rétrocédan­t 153 millions à Tarek Obaid, dont 33 millions ont fini sur le compte de Patrick Mahony, selon le MPC.

Toujours dans l’urgence

Les co-investisse­ments devaient toujours être réalisés dans l’urgence et donnaient l’illusion que 1MDB bénéficiai­t de conditions avantageus­es et d’une rentabilit­é attractive de 19% sur dix-huit mois, a souligné la procureure Jarp. Mais ce gain supposé n’était que comptable et composé de profits fictifs, a-t-elle précisé. En tout, le fonds malaisien a injecté 1,83 milliard de dollars en trois étapes dans cette aventure, n’en retirant en réalité que 81,2 millions, selon elle.

Concernant les accusation­s de blanchimen­t, la procureure Alice de Chambrier n’a heureuseme­nt pas abordé individuel­lement les innombrabl­es virements en dizaines de millions effectués entre les protagonis­tes de l’affaire. Elle a décrit les efforts déployés par Tarek Obaid pour discrédite­r les premières révélation­s sur le scandale 1MDB en 2015 et faire en sorte que sa banque, la filiale suisse de JPMorgan, ne bloque pas ses fonds. Avec succès puisque l’homme a encore pu retirer des millions cette année-là, notamment pour acheter des bijoux. Selon le MPC, il a également investi dans de l’immobilier à Genève, Fribourg et Neuchâtel, ou encore Londres. Des immeubles souvent vendus rapidement ou transmis à des proches une fois que le Ministère public a commencé à enquêter sur ce dossier.

Apparences et écrans de fumée

Représenta­nt le fonds 1MDB dans ce procès, Lezgin Polater a démonté les thèses défendues par les prévenus, à savoir que les affaires menées avec 1MDB étaient honnêtes (Patrick Mahony) et que PetroSaudi était un véhicule discret du pouvoir saoudien (Tarek Obaid). Pour Lezgin Polater, «il s’agit d’un aveu, car on ne plaide pas la raison d’Etat quand on n’a rien à se reprocher», a relevé l’avocat genevois. Selon lui, ces thèses n’expliquent pas les nombreux virements des fonds, en particulie­r celui de 700 millions vers une structure offshore détenue par Jho Low, ni pourquoi «le royaume saoudien aurait laissé Tarek Obaid soutirer des centaines de millions pour son propre profit».

Tout n’était qu’apparence et écrans de fumée dans cette affaire, avec des méthodes proches de celles du crime organisé: opacité, mensonges, langage codé ou informatio­ns en silo, a poursuivi Lezgin Polater. Poussés par une «cupidité choquante», les deux prévenus «ne s’attendaien­t même pas à être crus, affichant un mépris inouï de nos institutio­ns», a conclu l’avocat, qui voit en ces hommes «deux ambitieux manipulate­urs réunis par l’amour de l’argent». ■

«On ne plaide pas la raison d’Etat quand on n’a rien à se reprocher» LEZGIN POLATER, AVOCAT DE 1MDB

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland