Jia Zhang-ke, une esthétique de la réalité
Invité d’honneur du festival Visions du Réel, le réalisateur chinois a donné mardi une passionnante master class. Il est également célébré, jusqu’à la fin du mois, par la Cinémathèque suisse
Les équipes de programmation de Visions du Réel auraient-elles un don de médiumnité? Toujours est-il que depuis quelques années, le festival nyonnais codirigé par Emilie Bujès et Mélanie Courvoisier accueille en avril des hôtes d’honneur qui, un mois plus tard, se retrouvent sous les projecteurs du Festival de Cannes. En 2021, c’est l’écrivain et réalisateur Emmanuel Carrère qui venait sur les bords du Léman pour parler de son rapport au réel, avant de présenter sur la Croisette
Ouistreham, son adaptation d’un livre-enquête de Florence Aubenas, durant une quinzaine cannoise exceptionnellement déplacée en juillet.
Puis, en 2022 et 2023, ce sont les Italiens Marco Bellocchio et Alice Rohrwacher qui transitaient par Visions du Réel avant de dévoiler dans les Alpes-Maritimes les premiers épisodes de la mini-série Esterno notte pour le premier et la fiction La chimera pour la seconde. Lorsque est tombée en janvier l’annonce de la venue de Jia Zhang-ke, sa sélection dans la course à la Palme d’or semblait dès lors quasiment actée. Elle a été finalement confirmée jeudi dernier: le cinéaste chinois présentera dans quelques semaines
Caught by the Tides dans le plus prestigieux des festivals de cinéma, où il a déjà été sélectionné à six reprises et a reçu en 2013 le Prix du scénario pour A Touch of Sin.
En dehors du système
Mardi après-midi à Nyon, il était interrogé par le critique et enseignant français Jean-Michel Frodon, grand spécialiste du cinéma chinois qui a choisi de parcourir sa filmographie de manière chronologique, en s’arrêtant sur un tiers de la quinzaine de documentaires et fictions qu’il a signés à partir de la fin des années 1990. Au sortir d’une discussion de trois heures, rythmée par quelques extraits, on aura appris beaucoup de choses sur le parcours et le travail de Jia Zhang-ke, tout en ayant en même temps l’impression d’être passé à côté de quelques thèmes importants qui auraient pu être abordés à travers des questions plus précises.
Né en 1970 à Fenyang, dans la province rurale du Shanxi, Jia Zhang-ke a vécu de l’intérieur le basculement de la Chine d’une économie planifiée à une économie de marché, d’où une oeuvre profondément ancrée dans l’histoire récente de son pays, loin des grandes fresques historiques à la gloire d’une Chine parfois fantasmée.
«Pour un jeune homme comme moi, le cinéma était au départ quelque chose d’extrêmement lointain, a souligné le quinquagénaire au moment de revenir sur ses débuts. J’écrivais des poèmes et des romans, mais jamais je ne me suis dit que je pourrais faire des films.» Son premier grand choc cinématographique, il le doit à Chen Kaige, lorsqu’il découvre en 1990 Terre jaune (1984), qui raconte l’arrivée dans le Shanxi, à la fin des années 1930, d’un soldat de l’Armée populaire de libération. Pour devenir réalisateur, il fallait alors suivre les cours de la très officielle Beijing Film Academy. Il lui faudra trois ans pour se faire admettre, mais le voici enfin confronté à Eisenstein et aux grands classiques chinois et internationaux. «Le monde du cinéma se révélait à moi, cela m’a ouvert les yeux», dit-il le regard caché derrière des lunettes noires pour se protéger de la lumière après une intense période passée derrière la table de montage afin d’achever Caught by the Tides. C’est en lisant un livre sur Fassbinder qu’il découvrira ensuite la notion de cinéma indépendant et prendra conscience qu’il est possible de travailler à l’aide de petits budgets en dehors du système.
La réalité telle qu’elle est
Regrettant que le cinéma chinois ne reflète pas la vraie vie, il décide après ses études de s’intéresser aux bouleversements économiques et sociétaux et à leurs effets sur les gens. Tourné à Fenyang, Xiao Wu, artisan pickpocket (1997), son premier long métrage, le voit travailler avec un casting amateur, ce qui lui permet de montrer la Chine telle qu’elle est et de tourner en dialecte, alors qu’une règle imposait l’usage du mandarin. Inspiré par la trajectoire de deux amis d’école devenus policier pour l’un et pickpocket pour l’autre, le film est sélectionné en 1998 à la Berlinale.
«Je veux saisir les émotions et susciter l’imagination», résume Jia Zhang-ke, qui parle de son travail comme d’une esthétique de la réalité. «J’observe chaque personne comme une individualité propre, dans le but que le public puisse se confronter à son mode de vie.» La découverte des possibilités offertes par les petites caméras numériques, qu’il utilise pour la première fois sur le court métrage documentaire In Public (2001) après avoir tourné Xiao Wu en 16mm puis Platform (2000) en 35mm, lui permettra d’affiner cette esthétique de la réalité en filmant de manière discrète.
«J’aime laisser des espaces vides que les spectateurs peuvent combler avec leurs propres émotions et expériences», explique-t-il en avouant détester les films manipulateurs qui forcent les larmes ou le rire. «Les cinéastes ne sont pas des dieux, ils ne doivent pas imposer d’idéologie. Le public est notre égal.» Un public qu’il régale avec des films permettant de comprendre en profondeur l’évolution de la Chine contemporaine. ■
«Je veux saisir les émotions et susciter l’imagination» JIA ZHANG-KE, RÉALISATEUR CHINOIS