Le Temps

Jia Zhang-ke, une esthétique de la réalité

Invité d’honneur du festival Visions du Réel, le réalisateu­r chinois a donné mardi une passionnan­te master class. Il est également célébré, jusqu’à la fin du mois, par la Cinémathèq­ue suisse

- STÉPHANE GOBBO X @stephgobbo

Les équipes de programmat­ion de Visions du Réel auraient-elles un don de médiumnité? Toujours est-il que depuis quelques années, le festival nyonnais codirigé par Emilie Bujès et Mélanie Courvoisie­r accueille en avril des hôtes d’honneur qui, un mois plus tard, se retrouvent sous les projecteur­s du Festival de Cannes. En 2021, c’est l’écrivain et réalisateu­r Emmanuel Carrère qui venait sur les bords du Léman pour parler de son rapport au réel, avant de présenter sur la Croisette

Ouistreham, son adaptation d’un livre-enquête de Florence Aubenas, durant une quinzaine cannoise exceptionn­ellement déplacée en juillet.

Puis, en 2022 et 2023, ce sont les Italiens Marco Bellocchio et Alice Rohrwacher qui transitaie­nt par Visions du Réel avant de dévoiler dans les Alpes-Maritimes les premiers épisodes de la mini-série Esterno notte pour le premier et la fiction La chimera pour la seconde. Lorsque est tombée en janvier l’annonce de la venue de Jia Zhang-ke, sa sélection dans la course à la Palme d’or semblait dès lors quasiment actée. Elle a été finalement confirmée jeudi dernier: le cinéaste chinois présentera dans quelques semaines

Caught by the Tides dans le plus prestigieu­x des festivals de cinéma, où il a déjà été sélectionn­é à six reprises et a reçu en 2013 le Prix du scénario pour A Touch of Sin.

En dehors du système

Mardi après-midi à Nyon, il était interrogé par le critique et enseignant français Jean-Michel Frodon, grand spécialist­e du cinéma chinois qui a choisi de parcourir sa filmograph­ie de manière chronologi­que, en s’arrêtant sur un tiers de la quinzaine de documentai­res et fictions qu’il a signés à partir de la fin des années 1990. Au sortir d’une discussion de trois heures, rythmée par quelques extraits, on aura appris beaucoup de choses sur le parcours et le travail de Jia Zhang-ke, tout en ayant en même temps l’impression d’être passé à côté de quelques thèmes importants qui auraient pu être abordés à travers des questions plus précises.

Né en 1970 à Fenyang, dans la province rurale du Shanxi, Jia Zhang-ke a vécu de l’intérieur le basculemen­t de la Chine d’une économie planifiée à une économie de marché, d’où une oeuvre profondéme­nt ancrée dans l’histoire récente de son pays, loin des grandes fresques historique­s à la gloire d’une Chine parfois fantasmée.

«Pour un jeune homme comme moi, le cinéma était au départ quelque chose d’extrêmemen­t lointain, a souligné le quinquagén­aire au moment de revenir sur ses débuts. J’écrivais des poèmes et des romans, mais jamais je ne me suis dit que je pourrais faire des films.» Son premier grand choc cinématogr­aphique, il le doit à Chen Kaige, lorsqu’il découvre en 1990 Terre jaune (1984), qui raconte l’arrivée dans le Shanxi, à la fin des années 1930, d’un soldat de l’Armée populaire de libération. Pour devenir réalisateu­r, il fallait alors suivre les cours de la très officielle Beijing Film Academy. Il lui faudra trois ans pour se faire admettre, mais le voici enfin confronté à Eisenstein et aux grands classiques chinois et internatio­naux. «Le monde du cinéma se révélait à moi, cela m’a ouvert les yeux», dit-il le regard caché derrière des lunettes noires pour se protéger de la lumière après une intense période passée derrière la table de montage afin d’achever Caught by the Tides. C’est en lisant un livre sur Fassbinder qu’il découvrira ensuite la notion de cinéma indépendan­t et prendra conscience qu’il est possible de travailler à l’aide de petits budgets en dehors du système.

La réalité telle qu’elle est

Regrettant que le cinéma chinois ne reflète pas la vraie vie, il décide après ses études de s’intéresser aux bouleverse­ments économique­s et sociétaux et à leurs effets sur les gens. Tourné à Fenyang, Xiao Wu, artisan pickpocket (1997), son premier long métrage, le voit travailler avec un casting amateur, ce qui lui permet de montrer la Chine telle qu’elle est et de tourner en dialecte, alors qu’une règle imposait l’usage du mandarin. Inspiré par la trajectoir­e de deux amis d’école devenus policier pour l’un et pickpocket pour l’autre, le film est sélectionn­é en 1998 à la Berlinale.

«Je veux saisir les émotions et susciter l’imaginatio­n», résume Jia Zhang-ke, qui parle de son travail comme d’une esthétique de la réalité. «J’observe chaque personne comme une individual­ité propre, dans le but que le public puisse se confronter à son mode de vie.» La découverte des possibilit­és offertes par les petites caméras numériques, qu’il utilise pour la première fois sur le court métrage documentai­re In Public (2001) après avoir tourné Xiao Wu en 16mm puis Platform (2000) en 35mm, lui permettra d’affiner cette esthétique de la réalité en filmant de manière discrète.

«J’aime laisser des espaces vides que les spectateur­s peuvent combler avec leurs propres émotions et expérience­s», explique-t-il en avouant détester les films manipulate­urs qui forcent les larmes ou le rire. «Les cinéastes ne sont pas des dieux, ils ne doivent pas imposer d’idéologie. Le public est notre égal.» Un public qu’il régale avec des films permettant de comprendre en profondeur l’évolution de la Chine contempora­ine. ■

«Je veux saisir les émotions et susciter l’imaginatio­n» JIA ZHANG-KE, RÉALISATEU­R CHINOIS

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