Le 3e pilier, un marché âprement convoité
En Suisse, la prévoyance privée croît constamment. Entre les banques, les assurances et les prestataires uniquement numériques, la concurrence est vive pour attirer les lucratifs avoirs du pilier 3a. Décryptage
L’année 2024 s’avère cruciale pour l’avenir des retraites en Suisse. Après avoir approuvé en mars dernier l’initiative pour la 13e rente AVS, le peuple se prononcera en septembre prochain sur la réforme de la prévoyance professionnelle (LPP). Dans ce contexte, le troisième pilier, constitué par l’épargne privée, fait un peu figure de grand oublié du système de retraite.
L’objectif des deux premiers piliers, AVS et LPP, est d’assurer conjointement 60% du dernier salaire. Ce but est cependant de moins en moins atteint à la suite de la baisse continue du taux de conversion. «Les combats politiques autour des deux premiers piliers sont toujours plus acharnés, souligne Pierre-Yves Carnal, auteur du livre Le Troisième Pilier en Suisse. Comme l’avenir des retraites est incertain, le 3e pilier va devenir de plus en plus important.»
L’épargne individuelle répond également aux mutations du monde professionnel. «Etre indépendant ou travailler à temps partiel signifie en général une couverture de prévoyance insuffisante, et donc de faibles prestations de vieillesse pour le futur», rappelle le spécialiste en assurances sociales.
«Avantage fiscal primordial»
Les avoirs du troisième pilier progressent de façon continue. En 2022, les fonds de prévoyance du pilier 3a, de loin le modèle le plus répandu, s’élevaient à quelque 140 milliards de francs, soit 18% du produit intérieur brut (PIB) de la Suisse. Depuis 2007, ceux-ci ont plus que doublé. En 2020, environ la moitié des personnes exerçant une activité lucrative en Suisse alimentaient leur 3e pilier.
Au-delà de constituer une épargne complémentaire pour la retraite, «l’avantage fiscal est primordial, souligne Roland Bron, directeur pour la Suisse romande de la société de conseil financier VZ (VermögensZentrum). Les cotisations au pilier 3a sont déductibles du revenu imposable, l’avoir n’est pas soumis à l’impôt sur la fortune et le produit des intérêts n’est pas considéré comme un revenu imposable.» Selon la situation, l’épargnant peut économiser entre 200 et 400 francs sur le revenu pour 1000 francs versés au troisième pilier lié.
La Confédération fixe chaque année le montant maximum pouvant être déduit du revenu imposable. Pour les salariés affiliés à une caisse de pension, il s’élève à 7056 francs en 2024. Les actifs indépendants peuvent quant à eux verser jusqu’à 20% de leur revenu, à un maximum de 35 280 francs. Plus flexible, le pilier 3b est une autre option. Contrairement au 3a, les cotisations annuelles n’y sont pas plafonnées. Toutefois, elles ne sont pas déductibles fiscalement.
Banques et assurances se disputent un marché de plus en plus convoité. Sur les 140 milliards d’avoirs du pilier 3a, plus de 88 milliards sont gérés par les premières et 51 milliards par les secondes, selon la statistique des assurances sociales suisses. Mais leurs offres diffèrent. Un 3a souscrit auprès d’une assurance inclut une couverture en cas d’invalidité ou de décès. Le montant de la prime n’est donc pas intégralement consacré à la prévoyance vieillesse.
Ce marché s’avère intéressant pour les banques, car les clients s’engagent souvent à long terme. Celles-ci offrent deux principales solutions aux clients. Les classiques comptes d’épargne sont encore dominants, représentant 58 milliards de dépôts. Mais les fonds de prévoyance ont fortement progressé ces dernières années, une tendance qui s’explique par la faiblesse des taux d’intérêt et un meilleur potentiel de rendement. Alors que, fin 2017, les fonds de placement du pilier 3a étaient estimés à 17 milliards, ce chiffre est passé à quelque 30 milliards fin 2022. Dans ces produits, l’avoir 3a est investi dans des actions, des obligations et d’autres titres.
«La rémunération des comptes d’épargne 3a reste actuellement modeste, oscillant entre 0,5 et 1,5%. C’est une solution adaptée aux personnes complètement réfractaires aux risques, qui ne veulent pas investir dans les marchés financiers», indique Roland Bron. Ce choix peut également être pertinent quand l’horizon de placement est limité, par exemple quand une personne s’approche de la retraite. En d’autres termes, les assurés doivent décider, dans les dernières années avant le versement de leur capital, s’ils entendent réduire les risques. Car les fluctuations à court terme peuvent être considérables, surtout lorsque les parts d’actions sont importantes.
VZ recommande d’opter pour une solution bancaire et de choisir une stratégie dynamique, avec une part importante en actions, si l’horizon de placement dépasse cinq ans. «Si vous épargnez pour la retraite avec des fonds de prévoyance, vous assumez certes un risque de marché, relève Michael Kuhn, spécialiste des questions d’argent chez Comparis. Cependant, à long terme, les investissements en actions ont toujours battu d’autres formes d’investissement dans le passé. Avec les fonds de placement, une prévision de rendement de 3% sur le capital investi est réaliste à long terme par rapport à l’état actuel.»
Ces dernières années, l’arrivée de nouveaux prestataires entièrement numériques a contribué à stimuler la concurrence dans la prévoyance vieillesse privée. Lancée en 2020 par la Banque cantonale de Zurich (ZKB), l’application Frankly compte aujourd’hui près de 100 000 clients. Elle dépasse les 2,5 milliards de francs d’avoirs sous gestion. L’app propose une stratégie d’investissement personnalisée avec différents ratios d’actions, en fonction du profil de risque choisi. D’autres se sont lancés dans la brèche.
Les prestataires numériques n’ont jusqu’à présent qu’une petite part de marché
L’attrait des fintechs
«Il existe de plus en plus d’offres innovantes dans le domaine de la prévoyance, en particulier dans les applications, note Michael Kuhn. Les comptes de prévoyance fintech peuvent être ouverts rapidement et facilement via un smartphone et offrent généralement des conditions attrayantes.» Les applications 3a ont connu une croissance significative au cours des dernières années. Dans ce domaine, «la numérisation a progressé plus rapidement que dans d’autres secteurs bancaires», fait remarquer Benjamin Manz, directeur du site Moneyland.ch.
Si les frais sont généralement plus bas que pour les prestataires classiques, les applications de prévoyance n’offrent en principe pas de conseil personnalisé. «Elles sont particulièrement adaptées à une clientèle plus jeune, à l’aise avec les outils numériques, et qui connaît les mécanismes des marchés financiers», relève Roland Bron. Les prestataires numériques n’ont jusqu’à présent qu’une petite part de marché. «Toutefois, estime Benjamin Manz, il faut s’attendre à ce que les versements de capitaux de prévoyance via les apps augmentent à l’avenir.»
Plus globalement, Roland Bron conseille de ne pas hésiter à changer de prestataire, de comparer attentivement les frais et les taux d’intérêt, d’opter pour une stratégie de placement à long terme et d’épargner chaque année même si le montant maximum ne peut pas être versé. Enfin, il est recommandé de créer plusieurs comptes 3a afin de réduire la progressivité fiscale lors du retrait, étant donné qu’un compte 3a ne peut être retiré que dans son intégralité.
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