Dossier
La Suisse réinvente l’alimentation de demain
Foodtech: la Suisse réinvente l’alimentation de demain.
INNOVATION Robotique, blockchain, biochimie, les entreprises et les start-up romandes mobilisent les nouvelles technologies pour améliorer la productivité agricole, réduire le gaspillage et mieux répondre aux valeurs de durablité actuelles. Un changement d’ère dans lequel le pays a une belle carte à jouer.
Chaque année, 2,6 milliards de francs sont investis dans l’innovation alimentaire en Suisse selon le hub Swiss Food & Nutrition Valley. De l’agriculture aux transports en passant par la nutrition et la vente, l’ensemble des entreprises du secteur s’activent aujourd’hui à intégrer les nouvelles technologies afin d’améliorer leur productivité et s’accorder aux valeurs de durabilité actuelles. L’industrie alimentaire et agricole représente un secteur majeur de l’économie suisse (voir encadré ci-contre). «Il y a un vrai savoir-faire, technologique d’une part, au travers par exemple de synergies avec l’EPFL ou l’Unil, et commercial, d’autre part, souligne Jean-Philippe Kunz, ancien directeur commercial chez Nestlé et cofondateur de Gnubiotics, une startup spécialisée dans l’utilisation alimentaire de nouvelles molécules. Des milliers de gens formés et expérimentés, qui ont travaillé pour des groupes comme Nestlé, Philip Morris ou Novartis, sont présents en Suisse romande. Ils ont la capacité d’identifier les insights du marché pour bâtir des stratégies de lancement efficaces et les amener jusqu’aux consommateurs. Les grandes entreprises disposent d’un formidable accès aux marchés, mais les PME sont plus agiles et créatives.»
Aujourd’hui, la Suisse vise rien de moins qu’à se positionner en leader mondial de l’innovation alimentaire. Tour d’horizon.
RÉINVENTER LA CHAÎNE ALIMENTAIRE
Dans le secteur alimentaire, les chaînes d’approvisionnement peuvent être très complexes avant que le produit final n’arrive jusqu’au consommateur. Dans une pizza congelée, chaque ingrédient peut venir de producteurs et fournisseurs différents, et même souvent de pays différents. Chacun de ces producteurs et fournisseurs peut à nouveau avoir recours à d’autres sous-traitants. Une étude publiée en janvier 2019 par l’entreprise logistique belge Zetes montre que seulement 30% des 450 entreprises européennes interrogées déclarent avoir une visibilité totale sur leurs chaînes d’approvisionnement.
Dans le même temps, les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux origines des produits, surtout concernant l’alimentation. Ainsi, dans le Rapport agricole 2019 de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), la majorité des
Suisses déclarent préférer les produits animaliers et laitiers qui sont fabriqués localement.
Sur les traces des aliments
Néanmoins, le chemin vers une plus grande transparence est long, comme le constate Burkhard Stiller, professeur spécialisé dans les systèmes de communication à l’Université de Zurich: «Le défi consiste à trouver des standards pour des processus qui sont très fragmentés. Il faut faire face à des régulations juridiques divergentes, à des barrières de langues ou à des incompatibilités numériques – les données enregistrées chez un fournisseur A ne sont pas toujours comparables avec celles d’un fournisseur B.»
Les spécialistes des chaînes d’approvisionnement placent ainsi beaucoup d’espoir dans la technologie blockchain. Ce système d’enregistrement d’informations décentralisé et très sécurisé – chaque membre de la blockchain dispose à tout moment d’un accès à toutes les informations qui y sont enregistrées et à tous les changements effectués au sein du système – est ainsi testé par Nestlé depuis deux ans pour l’approvisionnement en matières brutes, comme le lait ou l’huile de palme. De son côté, le groupe Migros utilise un système basé sur la blockchain pour les fruits et légumes. Le procédé permet d’obtenir des informations exactes à chaque étape de la chaîne logistique, par exemple le temps passé chez chaque fournisseur, mais aussi des données en lien avec le stade de maturité des produits, confirme Tristan Cerf, porte-parole du groupe.
Le gâchis du gaspillage
C’est un vrai atout de la blockchain, étant donné que les pertes de fruits et légumes peuvent atteindre 35% pendant la phase de transport, estime l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Pourtant, le professeur Burkhard Stiller reste prudent: «Ces systèmes dépendent de la fiabilité des données qui y sont enregistrées. Par exemple, un capteur mesurant les qualités chimiques d’un aliment peut être manipulé. Il faudrait donc que ces capteurs soient calibrés par une organisation indépendante pour s’assurer que les données entre les différents fournisseurs sont bien comparables.»
Un autre problème de la chaîne alimentaire concerne les déchets. Selon l’Office fédéral de l’environnement, en Suisse, tous les ans, 1,7 million de tonnes d’ali
ments sont jetées alors qu’ils seraient encore comestibles – cela représente 190 kilos par personne! La start-up lausannoise Kitro veut s’attaquer à ce problème dans les restaurants, les cantines et les hôtels. Elle a développé une balance qui analyse chaque aliment jeté dans un établissement. A l’aide de l’intelligence artificielle, il est possible de savoir si un ingrédient est encore consommable au moment où il est jeté, s’il y a des jours où il y a plus de déchets que d’habitude ou si le déchet provient d’une surproduction ou d’un retour d’assiette.
«Toutes ces informations sont affichées en format interactif sur une plateforme personnalisée, ce qui permet ensuite à nos clients d’adapter leurs processus», explique Nina Müller, cheffe de projet chez Kitro. Ainsi, l’hôtel Riders à Laax (GR) a pu réduire son gaspillage par couvert de 57%. La jeune entreprise compte pour l’instant 13 groupes parmi ses clients, en Suisse et à l’étranger.
Parmi les autres jeunes pousses luttant contre le gaspillage alimentaire, Agrosustain. Fondée par la biologiste Olga Dubey – nommée l’an dernier dans la liste de Forbes des 30 entrepreneurs de moins de 30 ans –, la start-up de Nyon travaille sur une molécule d’origine végétale luttant contre les champignons qui attaquent les cultures maraîchères et les vignes, responsables des moisissures. Un fléau pour l’agriculture: les champignons pathogènes provoquent chaque année dans le monde des pertes agricoles estimées à plus de 200 milliards de francs.
LES NOUVELLES TECHNOLOGIES EN RENFORT
Vente en ligne, numérisation, les producteurs de denrées alimentaires utilisent les nouvelles technologies pour séduire les acheteurs urbains. «Les entreprises agricoles doivent imaginer de nouveaux modèles durables, en termes environnementaux, économiques et sociaux, soutient Julie Schüpbach, responsable marketing et projets à l’Agropôle de Molondin (VD). Les consommateurs ont eu une prise de conscience et ont désormais envie de manger local, mais il est difficile de s’approvisionner en circuits courts au quotidien. Un des défis actuels consiste donc à faciliter l’accès aux produits locaux dans les centres urbains.» Rendre attractifs les produits locaux existants grâce à la numérisation représente un des buts de la société Farmy. L’entreprise zurichoise créée en 2014 utilise la vente en ligne pour proposer des denrées directement issues de son réseau de 1000 producteurs, puis livrées à domicile en véhicules électriques. En coupant les intermédiaires, la PME de 200 employés valorise les marges des agriculteurs. «Nous évitons également le gaspillage alimentaire puisque nous n’avons pas de stocks de produits frais», souligne Chiara Eckenschwiller, Marketing Manager pour la Suisse romande. Renforcée par la crise du coronavirus, l’entreprise a enregistré une hausse record des commandes de 160% au premier semestre par rapport à l’année précédente, avec une augmentation des ventes de 255% au mois d’avril par rapport à la même période l’année précédente, grâce notamment à un gonflement du panier d’achat moyen, qui est passé de 120 francs à près de 180 francs. Au premier semestre, Farmy a ainsi plus que doublé son chiffre d’affaires, passant de 4,5 millions de francs en 2019 à 11,5 millions en 2020.
L’élan provoqué par la crise s’est aujourd’hui calmé, mais l’entreprise enregistre toujours une croissance des ventes de 194% en juin. «Le public a découvert une nouvelle façon de consommer, détaille Chiara Eckenschwiller. Cette alternative lui permet d’économiser du temps, tout en s’engageant dans une consommation plus responsable.»
A Bavois, l’épicerie 2.0
«La production alimentaire est aujourd’hui construite en silos, explique Julie Schüpbach de l’Agropôle. Le producteur vend ses produits aux fabriques qui fournissent la grande distribution, qui revend, quant à elle, au consommateur. Le producteur perd le lien direct avec le consommateur et il y a beaucoup de carcans. Depuis la crise du coronavirus, la tendance à la consommation directe à la ferme s’est accélérée, mais cela concerne majoritairement l’achat de produits bruts comme les légumes, alors qu’il ne faut pas oublier l’artisanat de transformation, comme, par exemple, la boucherie ou la boulangerie.» Ouverte 24h/24, La Petite Epicerie, à Bavois (VD), impose un nouveau modèle de vente.