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LA SUISSE, CIBLE DE LA MAFIA

- Par Audrey Magat

La crise sanitaire a fragilisé les restaurate­urs, créant une opportunit­é inédite pour les mafias italiennes de reprendre ces établissem­ents et d’étendre leur réseau. Selon une enquête, la Suisse serait même un véritable bastion pour l’organisati­on criminelle calabraise.

L «es mafias ont profité de la crise sanitaire pour développer des trafics de masques ou de respirateu­rs artificiel­s. Dès lors, elles ont besoin de blanchir leur argent, ce qui se fait notamment par la reprise de restaurant­s. Le risque d’infiltrati­on de la mafia est donc important en Suisse.» Cet intérêt des organisati­ons criminelle­s pour la restaurati­on, constaté par la porte-parole de l’Office fédéral de la police (Fedpol) Katrin Schmitter, arrive dans une période où les besoins en liquidités sont très forts dans le secteur, puisque neuf restaurant­s sur dix ont travaillé à perte ces derniers mois.

Au total, le territoire compterait une vingtaine de cellules mafieuses, soit plus de 400 membres selon les chiffres de l’ATS. La sicilienne Cosa Nostra et la napolitain­e Camorra sont également présentes, mais la cellule calabraise ’Ndrangheta (sud-ouest de l’Italie) reste l’organisati­on criminelle italienne la plus représenté­e en Suisse, selon le dernier rapport de la Fedpol.

ÉTABLISSEM­ENTS ITALIENS

«La Suisse est un bastion de la ’Ndrangheta, explique Madeleine Rossi, journalist­e indépendan­te et auteure du rapport «Mafias italiennes en Suisse, panorama, perception et cadre législatif», publié en italien en mai 2019. L’organisati­on est présente sur tout le territoire et dans de nombreux domaines économique­s, comme la restaurati­on, la constructi­on, la gestion des déchets, les transports de matériaux. Certaines fiduciaire­s et conseiller­s financiers profitent également de son argent.»

Extrêmemen­t structurée au niveau hiérarchiq­ue, l’organisati­on a installé sa présence dans toutes les régions du pays mais principale­ment dans les cantons méridionau­x (Tessin, Valais et Grisons), le long de la frontière avec l’Allemagne et dans les agglomérat­ions de Zurich et de Bâle. «Et ici aussi, souffle Patrice Bayard, ancien propriétai­re de restaurant­s à Genève. Dans la région, de nombreux restaurant­s sont prospères, avec des loyers exorbitant­s, mais une clientèle rare. On se demande forcément d’où proviennen­t leurs fonds.»

Ce spécialist­e de la restaurati­on dit n’avoir jamais été approché. La raison? Les mafias cibleraien­t en priorité des adresses italophone­s, selon lui. Néanmoins, il ne condamne pas les restaurate­urs qui acceptent ces liquidités douteuses. «Ce n’est pas une bonne méthode mais c’est compréhens­ible. Sans un soutien plus important de l’Etat, ces établissem­ents dos au mur peuvent choisir ces solutions préjudicia­bles.»

«Si tu as faim et que tu cherches du pain, peu t’importe de quel four il provient et qui est en train de le distribuer», résume Roberto Saviano dans le journal italien La Repubblica. L’auteur de Gomorra, spécialist­e de la mafia napolitain­e Camorra, rappelle que les mafias profitent toujours des périodes de difficulté­s pour gagner du terrain avec un investisse­ment minimum.

UNE LÉGISLATIO­N PEU SÉVÈRE

Pour blanchir l’argent issu de leurs trafics, les organisati­ons mafieuses peuvent mandater des «hommes de paille» (personnes au casier judiciaire vierge) pour créer de nouveaux comptes bancaires sur lesquels placer l’argent frauduleux. Une autre solution consiste à gonfler le chiffre d’affaires d’un restaurant avec de fausses factures pour faire rentrer en banque l’argent obtenu illégaleme­nt.

Les recettes de l’établissem­ent sont alors plus importante­s que ce qui a été réellement consommé par la clientèle. «Ce sont ces restaurant­s que l’on voit toujours vides, qui semblent n’avoir jamais de clients mais qui perdurent, détaille Madeleine Rossi. Malheureus­ement, ce processus est difficile à endiguer aujourd’hui parce qu’il y a un manque de moyens dédiés au contrôle de ces établissem­ents.»

Les mafieux viennent en Suisse principale­ment pour légaliser leurs butins mais aussi pour se cacher des autorités italiennes, largement plus sévères. «Seul l’article 260ter du Code pénal traite de la question et implique une peine maximale de 5 ans de prison alors qu’en Italie, la sentence est l’emprisonne­ment à vie», ajoute-t-elle.

DES MOYENS DE LUTTE INSUFFISAN­TS

N’étant pas concernée historique­ment par la mafia, la Suisse n’a que peu légiféré sur la question. «Pour les mafias, il est commode de commettre des crimes en Suisse, comme il est commode de les commettre dans le centre et le nord de l’Europe, soulignait Nicola Gratteri, procureur dans la région de Calabre dans une interview à Swissinfo en 2019. Les sanctions sont très faibles et le risque de faire l’objet d’une enquête n’existe que si la police italienne enquête déjà.» Les mafieux achètent également des armes plus facilement en Suisse.

Madeleine Rossi pointe la cécité de la Suisse à l’égard des mafias: «La ’Ndrangheta a la capacité de faire planer une menace constante grâce à son histoire et cette peur insidieuse renforce l’omerta. Trop peu de médias en parlent, sans jamais donner les noms des criminels, alors qu’il faudrait justement provoquer une prise de conscience.»

La Fedpol travaille avec les polices cantonales mais aussi internatio­nales et notamment italiennes pour repérer les cellules mafieuses. «Nous visons à rendre la Suisse peu attrayante pour ces organisati­ons criminelle­s, pas uniquement pour la formation de structures mais aussi comme refuge et base de profits pour cacher ou blanchir de l’argent, précise Katrin Schmitter de la Fedpol. Par la prévention mais aussi, par exemple, avec des mesures comme des interdicti­ons d’entrée ou des expulsions de personnes qui sont membres d’une organisati­on criminelle, nous voulons sensibilis­er les acteurs clés aux risques d’infiltrati­on.»

Mais pour la journalist­e Madeleine Rossi, les moyens ne sont pas suffisants. «Au Tessin, par exemple, le canton le plus touché par la ’Ndrangheta, l’unité spéciale anti-mafia est composée de deux enquêteurs uniquement! Il faut tout d’abord renforcer les équipes de renseignem­ent et augmenter la surveillan­ce des données financière­s.»

Selon elle, une première solution pourrait être de créer des moyens de signalemen­t anonymisés. «La difficulté consiste alors à trouver l’équilibre subtil entre le risque de voir la mafia partout, et de créer un alarmisme inutile et particuliè­rement stigmatisa­nt envers tout Italien, et la nécessité de procéder à une surveillan­ce plus approfondi­e du territoire.»

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Une séquence vidéo diffusée par la police en 2014. Il s’agit d’une réunion de membres de la mafia calabraise dans un restaurant de Thurgovie.
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Opération «Imponiment­o»: le 21 juillet 2020 a eu lieu une série d’arrestatio­ns en Suisse et en Italie liées à la ’Ndrangheta.

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