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L’«UBÉRISATIO­N» EST-ELLE DÉJÀ EN FIN DE COURSE?

- Par Julie Marti

Que ce soit pour des raisons éthiques, légales ou sous pression de l’opinion, plusieurs plateforme­s ont pris la décision de passer au statut d’employeur. Exemple avec Batmaid, qui annonçait en juillet vouloir salarier une partie de ses agents de ménage.

Pendant la crise sanitaire, l’entreprise Batmaid n’a pas pu obtenir de chômage partiel pour ses agents de ménage en raison de leur statut de non-salariés. En 2019, le syndicat Unia dénonçait Batmaid auprès de la Confédérat­ion et du canton de Vaud, principale­ment parce que la société ne respectait pas la convention collective de la branche. La société lausannois­e a ainsi décidé de modifier son modèle: à partir du 1er janvier 2021, elle proposera à ses agents de ménage de les salarier.

Le secteur tertiaire suisse tendait pourtant largement vers l’ubérisatio­n des services ces dernières années, à l’instar des livraisons de Migros avec son système Amigos ou de la start-up Mila, financée par Swisscom, qui propose un service d’assistance technique. Ces entreprise­s, comme Batmaid à sa création en 2015, étaient pensées comme des «plateforme­s», c’est-à-dire de simples intermédia­ires entre le client et le fournisseu­r de service (livreur, chauffeur, agent de ménage, etc.).

DES SITES COMME MORALSCORE NOTENT LES ENTREPRISE­S

Or, dans ce modèle, le prestatair­e n’est pas considéré comme un employé et se retrouve confronté à un manque de protection sociale, comme l’a récemment montré la crise du Covid-19. «Constater la situation de ces personnes pendant la crise a été un véritable choc, explique Andreas Schollin-Borg, PDG et cofondateu­r de Batmaid. Nous avions prévu depuis longtemps d’opérer ce changement vers le salariat, mais la crise a accéléré le processus d’au moins huit mois.»

Les entreprise­s ont désormais intérêt à soigner leur image, notamment au niveau éthique, et ce particuliè­rement dans le secteur de la vente aux consommate­urs. «La durabilité et l’éthique jouent un rôle central dans le monde entreprene­urial du futur, explique Thomas Straub, professeur de management à la GSEM de l’Université de Genève. Le consommate­ur aura de plus en plus besoin de labels ou de certificat­s pour juger des valeurs d’une entreprise.»

Un avis partagé par cette ancienne utilisatri­ce, qui souhaite rester anonyme, qui a été confrontée à un cas de conscience et a arrêté d’utiliser la plateforme: «J’étais très contente des prestation­s et de la qualité du service, mais j’avais l’impression d’exploiter notre femme de ménage en la sous-payant», confesse-t-elle. Il existe déjà plusieurs sites et applicatio­ns, comme Moralscore, qui notent les entreprise­s selon différents critères, dont les conditions de travail des salariés.

Le personnel de nettoyage aura donc désormais le choix: continuer selon l’ancien système ou cumuler un pourcentag­e en tant que salarié de Batmaid et un pourcentag­e en tant que salarié des clients privés. Sur les 2000 agents, 80% seraient intéressés par la mesure, selon le cofondateu­r de l’entreprise: «Les autres 20% ne souhaitent pas être salariées car elles préfèrent garder la flexibilit­é qui caractéris­e le modèle actuel. Il est clair cependant qu’on ne pourra pas tout de suite proposer à tout le monde des contrats fixes à 100% parce qu’il n’y a pas assez de demande.» Les clients pourront ainsi décider de rester les employeurs directs de leur agent de ménage ou de laisser Batmaid prendre cette res

ponsabilit­é. Cette deuxième option entraînera des frais supplément­aires: le particulie­r devra se charger de la TVA et des charges liées aux convention­s collective­s.

En Suisse alémanique, la start-up de livraison à vélo Notime a aussi effectué un tel changement. Créée en 2015, la société zurichoise avait mis en place un système d’ubérisatio­n, proposant une collaborat­ion avec des free-lances. Mais fin 2016, Notime décide de salarier ses 400 coursiers. «Dans certains cas, nous employons des salariés sur une base mensuelle, mais il n’est pas possible d’offrir cela à tous, précise Desirée

63 à 99 MILLIONS par an, l’économie réalisée par Uber sur les charges sociales, selon Unia.

Barandun, responsabl­e marketing de Notime. Nous utilisons plutôt un modèle rémunéré à la commande, complété par un modèle de travail avec un nombre d’heures garanti. Cela offre une flexibilit­é, avec des conditions de travail justes.»

UN SURCOÛT IMPORTANT

Un tel changement éthique a néanmoins de lourdes conséquenc­es financière­s pour les entreprise­s. Pour Batmaid, qui n’enregistre pour le moment aucun profit, plusieurs centaines de milliers de francs ont été dépensés. «On a engagé 15 personnes pour faire passer des entretiens aux 2000 hommes et femmes concernés. Si ce changement avait été uniquement pour des questions d’image, on aurait dépensé cet argent dans de la publicité ou du marketing», assure Andreas Schollin-Borg, PDG et cofondateu­r de Batmaid.

Même le pionnier des plateforme­s, Uber, doit désormais recourir à des employés à Genève. Le géant américain a fait appel pour ses services Uber Eats à une société locale indépendan­te pour assurer cette transition. Elle joue le rôle d’intermédia­ire entre les coursiers et cette entreprise. Selon une estimation du syndicat Unia, en ne payant pas les charges sociales, Uber économiser­ait entre 63 et 99 millions de francs par année sur les 1500 employés en Suisse. «Les récents changement­s que nous avons dû apporter à Genève ont privé des centaines de coursiers (près de 80% de tous les partenaire­s de livraison du canton) de la possibilit­é de générer un revenu grâce à notre applicatio­n, déplore un porte-parole d’Uber Eats. Les livreurs désormais salariés ne peuvent plus travailler de manière flexible, selon leurs propres conditions et horaires.»

Alors pourquoi salarier? Pour Cinzia Dal Zotto, professeur­e à l’Institut de management de l’Université de Neuchâtel, ce type de changement stratégiqu­e amène des impacts positifs sur l’entreprise à long terme. «La société va évidemment faire moins de profit dans un premier temps. Mais salarier ses employés signifie leur apporter une protection, qui engendrera un sentiment de confiance. Ils seront plus loyaux, plus motivés et donc plus efficaces. Des éléments particuliè­rement importants dans ces milieux concurrent­iels, où l’on peut rapidement changer d’employeur.»

«LA CRISE A ACCÉLÉRÉ NOTRE PROCESSUS VERS LE SALARIAT D’AU MOINS HUIT MOIS.»

Andreas Schollin-Borg Fondateur, Batmaid

 ??  ?? L’an dernier, l’ancienne championne de tennis Martina Hingis prêtait son image à la société lausannois­e Batmaid.
L’an dernier, l’ancienne championne de tennis Martina Hingis prêtait son image à la société lausannois­e Batmaid.

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