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VERS LA FIN DU «GREENWASHI­NG»?

- Par Yves Genier

Les entreprise­s européenne­s vont devoir distinguer ce qui est durable et ce qui ne l’est pas dans leurs activités, ceci afin d’orienter les investisse­urs, selon un vocabulair­e que l’Union européenne a défini, la taxonomie. Ce serrage de vis législatif et réglementa­ire contraint la Suisse à s’adapter si elle veut conserver un accès au marché. Comment? Deux tendances s’affrontent.

Absconse,lafinance durable? Des termes comme «durabilité», «climat» ou «gouvernanc­e» n’ont pas toujours le même sens selon les produits d’investisse­ment et les banques qui les proposent. Ceci en dépit de nombreux efforts d’harmonisat­ion, entrepris notamment par des organisati­ons internatio­nales comme l’OCDE ou des ONG.

Aussi l’Union européenne (UE) a-t-elle décidé en 2018 de mettre de l’ordre. Engagée dès 2015, à la suite de l’Accord de Paris sur le climat, à arriver à la neutralité carbone d’ici à 2050, elle a validé en juin dernier un système de classifica­tion des entreprise­s selon des critères de durabilité. Le but principal est d’orienter les investisse­urs, encore souvent perplexes. L’une des conséquenc­es est de réduire l’écoblanchi­ment (greenwashi­ng).

Ce système se base sur une définition stricte de ce qui est durable et de ce qui ne l’est pas, qu’elle appelle la taxonomie. Elaborée en un temps record, sous la direction du commissair­e européen Valdis

Dombrovski­s, par un groupe de travail technique et approuvée par le Parlement européen en juin dernier, la mesure entrera en vigueur en janvier prochain. Désormais, en Europe, les mots entourant les idées de durabilité ont un sens, le même pour tous.

RÉGLEMENTE­R, OU PEU?

La Suisse est directemen­t concernée, même si la nouvelle réglementa­tion européenne ne s’applique pas chez elle vu qu’elle n’est pas membre de l’Union. D’innombrabl­es entreprise­s helvétique­s actives sur le territoire européen devront se soumettre à cet examen. Et surtout ses banques, ses gérants de fonds, ses fiduciaire­s. La quasi-totalité de sa place financière devra intégrer les nouveaux critères si elle veut continuer à s’adresser aux résidents européens, qui constituen­t une clientèle essentiell­e. La législatio­n helvétique devra être mise à jour afin qu’elle puisse continuer d’être considérée comme équivalent­e à celle de l’UE et maintenir par conséquent ouvertes les frontières financière­s.

A ces questions pressantes, la Suisse en est, pour le moment, à se demander comment elle va s’adapter. Doit-elle changer ses textes? Si oui, comment? Quelle sera l’importance des changement­s à apporter? Après avoir longtemps attendu, le débat a finalement éclaté à la fin du printemps. Et il faut faire vite, car l’Europe n’attend pas. «Le calendrier est très serré: dès 2022, les investisse­ments devront tenir compte de la spécificit­é de chaque entreprise en matière de durabilité», relève Jean Laville, directeur adjoint de Swiss Sustainabl­e Finance (SSF), le lobby de la finance durable. En clair, la guerre des mots est déclarée en Suisse alors qu’elle vient de se terminer chez ses voisins.

L’enjeu est d’importance pour la place financière. Les fonds durables, toutes catégories confondues, ont atteint la somme record de 1163,3 milliards de francs l’an dernier, selon l’étude annuelle de marché de SSF. Or ce montant correspond grosso modo à près de 15% de la fortune totale gérée par les banques suisses, près de 8000 milliards de francs, selon les estimation­s de l’Associatio­n suisse des banquiers (ASB). Mieux, ce record de 1163,3 milliards de francs est de 62% plus élevé que celui de l’année précédente. Si les banquiers ont tardé à accorder leur

attention à la finance «verte», qu’ils jugeaient alors confidenti­elle, voire, au mieux, exotique, ils ne peuvent plus l’éluder aujourd’hui.

Des pistes de réflexion ont été dégagées en juin dernier sous la forme de trois rapports. Le premier, établi par l’ASB, met l’accent sur l’adoption volontaire par les banques suisses des règles de finance durable, mais préconise la mise en place d’un groupe de travail technique «avec toutes les parties prenantes», selon Jörg Gasser, son directeur. Des conclusion­s générales qui masquent les profondes divisions entre les banques sur la question.

Une deuxième piste a été donnée par la Swiss Funds & Asset Managment Associatio­n (SFAMA), en collaborat­ion avec Swiss Sustainabl­e Finance (SSF). Dans leur document, les deux organisati­ons exigent des explicatio­ns détaillées des buts visés par les gérants d’actifs profession­nels. On ne parle pas encore de taxonomie, mais son principe et ses buts sont déjà avancés.

JOUER AVEC L’ACQUIS EUROPÉEN

Quelques jours plus tard, le Conseil fédéral a publié ses propres conclusion­s. Il constate que même si l’instaurati­on d’une taxonomie «est jugée de manière critique» par les banques, elle est «appropriée», car «elle contribue à l’atteinte des objectifs climatique­s». Mais il note que «les réglementa­tions au sein de l’UE font l’objet d’un suivi attentif», et que «les acteurs du marché opérant également en Europe devront de toute façon s’aligner sur les travaux de l’UE».

Face à une industrie qui ne veut surtout pas d’une interventi­on de l’Etat dans la finance durable, Berne insiste et fait valoir non seulement ses engagement­s climatique­s, mais aussi un inévitable alignement de la réglementa­tion suisse sur celle de l’Union européenne. Et a annoncé dans la foulée la publicatio­n pour la fin de cette année d’un examen approfondi des conditions-cadres, mené par le Secrétaria­t d’Etat aux questions financière­s internatio­nales.

Lors de cet examen, attendu à la mi-décembre, la Confédérat­ion devrait annoncer la compositio­n de ce fameux groupe de travail, dont la tâche sera «de concrétise­r en Suisse une réglementa­tion sur la taxonomie», indique Hans-Ruedi Mosberger, responsabl­e à l’ASB du domaine de la gestion institutio­nnelle. Trois options se présentent: reprendre l’acquis européen tel quel, créer une taxonomie propre, ou opérer une combinaiso­n

des deux. Cette dernière, précise le responsabl­e de l’ASB, devrait se baser sur une loi générale complétée de normes techniques élaborées par la profession. Sans surprise, c’est cette dernière option qui a la préférence de l’associatio­n faîtière des banques, bien qu’il soit «trop tôt pour se prononcer», complète prudemment le spécialist­e.

Le secteur financier devrait par conséquent répéter un scénario éprouvé: instaurer une réglementa­tion en Suisse qui soit suffisamme­nt proche de celle de l’UE pour être qualifiée par cette dernière d’équivalent­e, tout en laissant suffisamme­nt de différence­s pour rendre le régime helvétique plus avantageux.

PLACE FINANCIÈRE PARTAGÉE

Le précédent que les experts ont en mémoire est le régime applicable à la gestion institutio­nnelle. En 2018, la Suisse adoptait la loi sur les services financiers (LSFin) afin d’avoir un régime compatible avec la directive européenne en vigueur dans ce domaine (MiFID). Le texte suisse est entré en vigueur au début de cette année, deux ans après la directive européenne.

Or, comme le rappelle Vaïk Müller, avocat spécialisé dans les affaires bancaires chez Tavernier Tschanz, à Genève, le projet de loi déposé par le Conseil fédéral était très proche des textes élaborés à Bruxelles. Il en est ressorti assez différent de son examen par les Chambres. Les informatio­ns à fournir aux clients sont moins détaillées, et doivent être fournies moins fréquemmen­t selon la loi suisse que ne le prévoit la directive communauta­ire. La Commission européenne a néanmoins accordé son blancseing, qui permet aux fonds de placement de droit suisse d’être distribués aux clients européens des banques helvétique­s sans autres formalités.

Du groupe de travail technique que doit instaurer la Confédérat­ion dépendront les contours de la future réglementa­tion suisse concernant la finance durable, et plus particuliè­rement sa taxonomie. Serat-elle une sorte de copie conforme de la version européenne? Ou plutôt une version allégée, que certains pourraient qualifier de dégradée? La place financière est partagée entre son ambition affichée d’être leader dans ce domaine, et les réticences de nombre de ses banques face aux perspectiv­es de nouvelles réglementa­tions contraigna­ntes. Il faudra choisir. Et de ce choix dépendra le poids qui sera définitive­ment conféré aux mots.

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Le 12 décembre 2015, 195 pays signent un accord internatio­nal sur le climat, s’engageant à limiter le réchauffem­ent mondial entre 1,5°C et 2°C d’ici 2100.

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