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LE FROMAGER D’ÉLITE

- Par Stéphane Gachet

Willen Fromages, dans la région lausannois­e, c’est plus que du fromage, c’est une institutio­n. Une histoire. Un savoir-faire. Une transmissi­on, de Christian, le père, à François, le fils. Une tranche de patrimoine si parfaiteme­nt dans l’air du temps, slow food, terroir, producteur­s locaux et circuit court.

François Willen se retourne et saisit d’un geste séculaire la meule de gruyère. Il traverse sa petite cave-couloir du Montsur-Lausanne et dépose comme une plume le grand disque d’une trentaine de kilos sur la petite table de dissection bancale. Il centre la meule, accroche le fil d’acier, saisit la chevillett­e de bois, tire et fend sans bruit la croûte couleur chêne d’un gruyère des Ponts-de-Martel qu’il a brossé et bichonné pendant près de vingt mois.

Dans le petit antre éclairé à l’opaline tout cireux d’humidité, le printemps déchire le rideau d’ammoniac et s’envole comme un papillon du ventre de la meule. Le thym, les herbes, l’alpage, une prairie qui se réveille dans la lumière maternelle d’une aube bleue. L’artisan retrousse avec la lame de son couteau la langue blanche de la meule ouverte. Un voile de fromage se froisse et s’enroule en chanterell­e. On goûte. La prairie danse, dense, puis s’écarte, et laisse la piste aux arômes secondaire­s, le sucre du lait, l’acidité erratique d’un ananas, un air de noix qui craque sous les délicats cristaux de tyrosine.

LA BONNE DOSE D’«HUILE DE COUDE»

Le rituel se poursuit, Jura, Alpes fribourgeo­ises, Alpes vaudoises, L’Auberson, Les Moulins, Le Bémont, Jaman. Point d’orgue à Semsales, Fribourg, dont les meules creusées par le ciron affichent quarante mois d’affinage. Ce temps de cave dévoile l’histoire de chacun de ces fromages, en tire le portrait, comme un long bain de révélateur.

Sur le papier d’emballage, il est écrit «Willen, artisan affineur, aux marchés de Lausanne depuis 1973». Mais

François Willen, 47 ans, n’a repris l’affaire que récemment, il y a à peine plus de deux ans. Jusqu’alors, c’est son père, Christian Willen, octogénair­e, qui tenait l’étal. La transmissi­on aurait pu se faire beaucoup plus tôt, mais le fils a résisté tant qu’il a pu à l’appel de l’affinage et à la vie des marchés, qu’il a pourtant fréquentés très tôt. Enfant, François savait se montrer babillard avec la clientèle, raconte son père: «Il a été vacciné au fromage!»

Ce vaccin est puissant, mais il a pris son temps pour agir, et François, qui a pendant longtemps volontaire­ment écarté le fromage de sa route, reconnaît aujourd’hui qu’avec le fromage il a «retrouvé [sa] sérénité». La clientèle aussi a retrouvé sa sérénité. Parce que

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«Si j’avais dû partir de zéro, je ne l’aurais jamais fait.»

François Willen

Fromager affineur

Willen, dans la région lausannois­e, c’est plus que du fromage, c’est une institutio­n. Un label. Une histoire. Un savoir-faire. Un héritage. Une tranche de patrimoine si parfaiteme­nt dans l’air du temps, slow food, terroir, producteur­s locaux et circuit court. Le modèle peut sembler anodin. Il ne l’est pas. D’ailleurs, rien ici n’est anodin et, derrière l’humble banc de bois au toit de bâche du marché de la Riponne, se cachent plusieurs vies de travail.

Tout d’abord la cave, conçue et construite par Christian, le père. Elle flanque la maison familiale, au milieu d’une zone résidentie­lle. C’est là que transitent toutes les spécialité­s, chèvre de Leysin, Dzorette de Rougemont, Pavé Fleuri de L’Isle, vacherin fribourgeo­is de Marsens, Valle Maggia du Tessin. C’est là aussi que les gruyères sont affinés. La cave n’est pourtant pas très grande, juste assez pour faire ce qu’il y a à y faire.

Une douzaine de meules sont écoulées chaque mois – soit près de 380 kilos. Une vingtaine de meules sont travaillée­s ici, une soixantain­e de meules plus jeunes sont encore chez le producteur. Les fromages sont achetés tôt, lorsqu’ils ont entre 6 et 8 mois – un peu l’équivalent d’un vin primeur. La valeur ajoutée vient essentiell­ement de l’affinage, ce qui, en apparence, n’est pas une grande affaire: de la constance – rotation et soins permanents des stocks, donc pas de grandes vacances –, une bonne gestion des stocks – compter un à deux ans entre l’achat et la vente –, enfin, la maîtrise de quelques gestes et une bonne dose de la fameuse «huile de coude».

Les gestes eux-mêmes sont simples: affiner consiste essentiell­ement à maintenir un climat optimal et stable dans la cave – 12°C, 75% d’humidité –, à tourner les meules chaque semaine et à garder leur croûte saine en les brossant avec de l’eau salée pour empêcher la formation d’un champignon qui les assécherai­t. Les meules parviennen­t ainsi à maturité, gagnant en typicité et en concentrat­ion des arômes.

Mais les soins et la manutentio­n ne sont qu’une petite partie du travail. L’une des qualités essentiell­es de l’affineur – comme un maître de chais pour le vin – est de pouvoir anticiper le potentiel de vieillisse­ment d’un fromage quasiment dès sa fabricatio­n. Le travail commence donc bien en amont de la cave et c’est là que la transmissi­on du père au fils prend tout son sens. «Si j’avais dû partir de zéro, je ne l’aurais jamais fait», résume François.

UNE (AUTRE) VIE DE SPORTIF

Car une cave comme celle-ci se construit bien avant l’arrivée des meules. Il faut pour commencer une connaissan­ce moléculair­e de toute la chaîne de production, de la relation de confiance avec le producteur au type de pâturage, du mode de production jusqu’au calendrier de lactation. «Une vache en chaleur dans le troupeau influence le lait», explique Christian Willen. De même, la connaissan­ce de la flore et de sa diversité sur le lieu d’élevage est essentiell­e, c’est elle qui fait la richesse d’un terroir et l’altitude apparaît clairement plus favorable à la biodiversi­té que la plaine: «Nous privilégio­ns les alpages et les régions typées.»

L’assortimen­t actuel a été en grande partie dessiné il y a longtemps, par le père. Le fils lui a ajouté sa touche personnell­e en resserrant encore davantage sur les spécialité­s locales et en amenant quelques nouveautés chassées sur le terrain, au fil des escapades. Mais en la ma

tière, rien n’est jamais gagné et trouver les producteur­s ne fait pas tout: la logistique est souvent problémati­que et ces petits produits sont souvent vendus en flux tendu, trop jeunes, et il est difficile d’en évaluer le potentiel.

Parce que François Willen avait le fromage dans le sang, il n’a mis que deux ans pour tout apprendre et mettre la petite affaire familiale sur le chemin de la croissance. «J’ai bien fait progresser le chiffre d’affaires», ditil. Et le covid, avec la fermeture des restaurant­s, «a été une aubaine», s’excuse-t-il.

Deux ans seulement. Et encore, en y travaillan­t à temps partiel, car son premier métier ne s’exerce pas en dialecte vaudois avec un grand tablier blanc, mais en suissealle­mand au bord d’un bassin. Quand il ne prépare pas les marchés de Lausanne, François Willen vit à Bienne et officie dans les hauteurs de la ville, à Macolin, où il forme les futurs enseignant­s de sports aquatiques et tient la position de chef du sport d’élite de la Fédération suisse de patinage de vitesse.

LES PLUS GRANDES TABLES DE LA RÉGION

Car bien avant que les Penicilliu­m roqueforti et camemberti ne fleurissen­t son parcours, le sport était sa vie: Championna­ts suisses de natation jeune adolescent, entraîneur à Renens Natation à 18 ans, entraîneur national au sein de la Fédération suisse de natation de 2004 à 2008, chef entraîneur à Lausanne Natation de 2008 à 2012, chef du sport d’élite de Swiss Triathlon, avec un temps fort en 2016 et les Jeux olympiques de Rio. Notons encore quelques études supérieure­s: faux départ en hautes études internatio­nales à Genève, puis licence en histoire contempora­ine à l’Université de Fribourg avec mémoire ès vaudoiseri­es: «Jean Villard Gilles entre mythe et histoire. Portrait d’un artiste libre».

Autant dire que sa carrière de fromager aurait été cuite si son père n’avait pas été Christian Willen: né paysan, apprentiss­age de fromager, école de fromagerie, maîtrise fédérale de fromagerie, cadre chez Nestlé dans la poudre de lait pour bébé au Brésil, puis retour en Suisse où il devient acheteur et vendeur chez Magnenat à Froidevill­e, qui comptait alors parmi les importants grossistes du pays, premier marché en indépendan­t en 1973, bientôt complété par une boutique, rue Pichard, à Lausanne, et une réputation qui rayonne jusque sur les plus grandes tables de la région.

«Maintenant, je développe l’affaire à ma manière. Pas à pas. Je sais que je peux m’identifier à ce produit, que je peux arriver à le faire vivre», explique François Willen, avant de s’interrompr­e pour recompter les quartiers qu’il vient de couper et qu’il a alignés en rang, protégés d’un film de cellophane, marqués d’un chiffre, de 1 à 8, un numéro par terroir, prêts pour le grand marché du samedi. «Les arômes sont subtils, reprend-il. Pour bien goûter le fromage, la températur­e est décisive… comme le vin qui l’accompagne. D’ailleurs, je ne bois presque plus de vin rouge avec le fromage. Seulement du blanc. Le rouge est tannique, fort en bouche. Il domine trop. Il emporte tout.»

«Il a été vacciné au fromage!» Christian Willen Fromager affineur

 ??  ?? Traditionn­els bouchons de chèvre. Ici on ne travaille que les spécialité­s de terroir.
Traditionn­els bouchons de chèvre. Ici on ne travaille que les spécialité­s de terroir.
 ??  ?? François Willen, 47 ans, a repris l’affaire familiale il y a deux ans, résistant tant qu’il a pu à l’appel de l’affinage.
François Willen, 47 ans, a repris l’affaire familiale il y a deux ans, résistant tant qu’il a pu à l’appel de l’affinage.
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 ??  ?? A gauche: Garder les croûtes saines en les brossant avec de l’eau salée. Au centre: Des outils, la maîtrise de quelques gestes et une bonne dose de la fameuse «huile de coude».
A gauche: Garder les croûtes saines en les brossant avec de l’eau salée. Au centre: Des outils, la maîtrise de quelques gestes et une bonne dose de la fameuse «huile de coude».
 ??  ?? A droite: Parce que François Willen a le fromage dans le sang, il n’a mis que deux ans pour tout apprendre de son père, Christian, aujourd’hui octogénair­e.
A droite: Parce que François Willen a le fromage dans le sang, il n’a mis que deux ans pour tout apprendre de son père, Christian, aujourd’hui octogénair­e.
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