PME

«LES PME, PILIERS DE L’APRÈS-CRISE»

Confiante en l’avenir de l’économie, l’ancienne conseillèr­e fédérale, qui a quitté la Coupole en 2018, évoque les grands chantiers auxquels le pays doit s’atteler: énergie, numérique, durabilité, place des femmes et des jeunes dans les entreprise­s.

- Par Blandine Guignier

L’Argovienne est comme à son habitude: souriante et sereine. Doris Leuthard évoque les forces et les difficulté­s de la Suisse. Pas de misérabili­sme, l’économie et ses PME devraient, selon elle, sortir en grande majorité renforcées de la crise. Restée populaire, l’ancienne conseillèr­e fédérale de 58 ans siège aujourd’hui au conseil d’administra­tion de grandes entreprise­s suisses comme Stadler Rail, Coop ou Bell et préside la Swiss Digital Initiative à Genève. Elle revient sur ses divers engagement­s, son expérience à la tête de l’Etat et partage son optimisme en ce qui concerne l’avenir du pays.

PME La troisième vague de la pandémie de Covid-19 inquiète de nombreux pays européens et des branches entières de l’économie sont à l’arrêt. Regrettez-vous de ne plus faire partie du collège gouverneme­ntal aujourd’hui, durant cette période où tout le pays est suspendu aux lèvres des conseiller­s fédéraux?

Doris Leuthard Oui et non. J’étais au Conseil fédéral lors de la crise financière de 2008. Celle-ci a durement touché la Suisse, même si sa durée était beaucoup plus courte et que la santé humaine n’était pas au centre du problème. J’ai remarqué que, dans une crise, le gouverneme­nt pouvait agir et décider très vite, ce qui est passionnan­t pour un membre du Conseil fédéral. Mais cela s’accompagne aussi de grandes responsabi­lités, avec des critiques parfois très dures. Pour y faire face, il faut un collège soudé et de nombreuses discussion­s avec tous les acteurs (cantons, milieux académique­s, industrie) afin de prendre des décisions partagées par la majorité de la population.

L’économie suisse semble moins touchée par la crise – en moyenne européenne – selon le FMI, avec une contractio­n de «seulement» 2,9% de son PIB en 2020. Comment expliquez-vous cette résilience?

Là aussi, on peut remonter dans le passé: après presque toutes les crises, la Suisse s’est retrouvée bien positionné­e. Cela s’explique par un tissu économique très diversifié, stable et internatio­nal, mais aussi par la flexibilit­é et l’engagement des PME qui peuvent agir vite et innover. Ce seront les piliers de l’après-crise. Mais il faut bien avouer que cette année sera encore marquée par un certain nombre de problèmes: des PME qui manquent de liquidités, des faillites. C’est normal dans une crise, mais c’est bien évidemment tragique au niveau humain. On ne pourra toutefois malheureus­ement pas sauver toutes les entreprise­s et notre société devra faire preuve de solidarité.

Cette crise représente aussi l’occasion de se demander ce qu’il faut faire pour l’avenir. Pour moi, le premier chantier est le numérique. La Suisse pourrait être mieux positionné­e en la matière, avec davantage de modèles d’affaires adaptés au digital. Il faudra tenir compte des

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nouveaux comporteme­nts des

 consommate­urs et investir dans la formation continue. Tout cela permettra au pays d’en sortir renforcé.

Comme après la crise financière?

Oui, la Suisse en est ressortie plus forte. Elle a même réussi à diminuer sa dette.

Comment voyez-vous l’avenir de l’économie suisse dans les cinq, dix, cinquante ans qui viennent?

Après la crise, la relance devrait être rapide. Tout le monde voudra sortir, consommer, aller au restaurant. La dette augmente toutefois partout et il faudra suivre attentivem­ent l’évolution de l’inflation. La force du franc suisse restera un défi pour notre industrie d’exportatio­n. Dans les années qui viennent, la question de notre relation avec l’Europe constituer­a également un défi et une priorité du gouverneme­nt suisse. L’interrupti­on de cette relation aurait des conséquenc­es rapides et largement défavorabl­es pour l’économie suisse.

Le télétravai­l va encourager la délocalisa­tion de nombreuses fonctions (ce qui peut se faire à la maison depuis Zurich peut aussi se faire depuis Bangalore). N’est-ce pas un danger pour les pays comme la Suisse, avec sa main-d’oeuvre coûteuse?

La pandémie a certes montré que le télétravai­l était techniquem­ent possible et que les entreprise­s pouvaient diminuer certains coûts, mais l’être humain recherche l’inspiratio­n qui ressort des rencontres interperso­nnelles, des discussion­s dans lesquelles il peut intervenir directemen­t, et non par écran. Toutes les directions d’entreprise savent qu’il est primordial de se voir physiqueme­nt et chercheron­t une combinaiso­n du présentiel et du virtuel.

Après votre départ du Conseil fédéral, vous avez choisi de siéger dans divers conseils d’administra­tion. Depuis le 1er janvier, ceux des grandes sociétés suisses cotées en bourse doivent compter au moins 30% de femmes. Ce type d’encouragem­ent vous semble-t-il suffisant?

Dans les conseils d’administra­tion, la Suisse progresse et devrait prochainem­ent atteindre ses objectifs. Ce qui est plus inquiétant, à mes yeux, c’est le nombre de femmes aux postes de top managers. Il s’agit de positions à 100% dans lesquelles il faut être très actif.

Pour beaucoup de femmes avec des enfants, cet engagement est difficile ou ne leur semble pas possible, car la priorité est donnée à la famille.

Il faut aujourd’hui encourager la jeune génération de femmes avec de hauts niveaux de formation et une forte volonté entreprene­uriale. Leurs partenaire­s s’investisse­nt déjà davantage à la maison. L’infrastruc­ture d’accueil des enfants doit aussi encore être développée. Il faut également les accompagne­r, avec du mentorat par exemple. Chez Coop, il y a une majorité d’administra­trices, mais la direction manque de femmes. Nous avons donc maintenant un pool de talents qui reçoit de la formation et du coaching.

Les quotas ne seraient-ils pas une solution?

Je suis partagée sur cette question. Normalemen­t, je n’aime pas les quotas, mais en même temps, la situation s’éternise et la Suisse est clairement en retard sur ces questions. Dans mes engagement­s actuels, je privilégie plutôt l’aide directe, le coaching. Je pense que les femmes de ma génération peuvent aider les plus jeunes. Les quotas n’interviend­ront qu’en dernier recours, si toutes les mesures de soutien ne fonctionne­nt pas.

Mi-avril, le Conseil fédéral faisait un pas en direction des jeunes en autorisant de nouveau les cours en présentiel dans les hautes écoles. Comment prendre en considérat­ion les aspiration­s de la jeunesse dans cette crise sanitaire?

Dans mon entourage, j’entends malheureus­ement parler des jeunes qui ne trouvent pas de places d’apprentiss­age et de travail, ou qui sont entrés à l’université mais n’ont jamais vu leurs collègues et professeur­s. Je me réjouis donc de la réouvertur­e des université­s et HES. Il faut aussi que les PME s’ouvrent aux jeunes, avec toutes les mesures de précaution nécessaire­s. C’est très important à cet âge où l’on cherche son chemin profession­nel et où l’on a besoin d’être accompagné. Chez Coop, nous avons gardé toutes les offres d’emploi pour les jeunes, car l’entreprise a aussi un rôle de modèle et de stabilité à assumer envers eux.

«CETTE CRISE REPRÉSENTE AUSSI L’OCCASION DE SE QUESTIONNE­R POUR PRÉPARER L’AVENIR. POUR MOI, LE PREMIER CHANTIER EST LE NUMÉRIQUE.» Doris Leuthard Ancienne conseillèr­e fédérale

Vous présidez la Swiss Digital Initiative basée à Genève depuis 2019. De quoi s’agit-il?

Internet et les technologi­es fonctionne­nt bien sur un plan technique, moins sur un plan éthique. En tant qu’usagers, nous voulons des garanties sur ce que deviennent nos données, nous souhaitons que la question de la violence et des discrimina­tions sur internet soit abordée. La Swiss Digital Initiative ne produira pas des rapports supplément­aires sur le sujet, mais s’engagera pour plus d’éthique numérique au travers de projets concrets. Le projet principal est la réalisatio­n d’un label de confiance numérique, qui pourra être placé sur toutes les applicatio­ns et les sites qui remplissen­t les critères requis.

La Suisse, et en particulie­r Genève, est un lieu idéal pour créer un hub de la confiance numérique. Des collaborat­ions avec l’Université de Genève et l’EPFL assurent également l’indépendan­ce et le sérieux académique du label. Actuelleme­nt, notre pool d’experts − qui comprend aussi des représenta­nts de la société civile − affine les indicateur­s avec plusieurs de nos partenaire­s du secteur privé. D’ici à la fin de l’année, les premières mentions du label devraient apparaître sur les applicatio­ns.

Quand vous avez pris la direction de cette initiative, la pandémie de Covid-19 ne faisait pas partie du paysage. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui?

Le faible télécharge­ment de l’app

SwissCovid ou le refus lors de la votation sur la signature électroniq­ue ont montré l’importance de gagner la confiance de la population. Il faut donc créer des partenaria­ts public-privé qui associent la crédibilit­é de l’Etat et la flexibilit­é du privé pour le développem­ent de bonnes solutions.

Au Départemen­t fédéral de l’environnem­ent, des transports, de l’énergie et de la communicat­ion (DETEC), vous avez soutenu de nombreux projets de développem­ent durable et, aujourd’hui, vous faites partie du comité en faveur de la loi sur le CO2. Mais la crise sanitaire n’a-t-elle pas éclipsé les considérat­ions écologique­s?

Ce n’est pas le problème prioritair­e actuelleme­nt, mais les questions de durabilité vont, après la crise sanitaire, reprendre de l’ampleur dans l’agenda politique, ainsi que dans les exigences des consommate­urs. Cette tendance devrait même se renforcer avec la relance. Il n’y a qu’à regarder les votations à venir, un grand nombre d’entre elles sont liées à l’environnem­ent.

Après la catastroph­e nucléaire de Fukushima en 2011, vous avez convaincu le Conseil fédéral d’entamer une sortie progressiv­e de l’énergie atomique. Cette position vous semble-t-elle toujours pertinente?

Nous sommes toujours sur le bon chemin. Les objectifs de la transition énergétiqu­e restent les mêmes. J’entrevois peut-être un problème dans la production d’électricit­é. Il y a notamment un potentiel d’améliorati­on dans l’éolien car, en Suisse alémanique, les projets avancent moins bien qu’en Suisse romande. Le photovolta­ïque se développe et les coûts ont nettement diminué par rapport à six ou sept ans en arrière. Toutefois, les université­s, en collaborat­ion avec les entreprise­s, doivent trouver de nouvelles solutions de stockage de l’électricit­é, notamment pour transférer la production d’été vers l’hiver. La Suisse a un rôle à jouer dans cette recherche de batteries plus efficaces.

La Suisse doit aussi veiller à sécuriser son approvisio­nnement énergétiqu­e, qui est une question internatio­nale. La négociatio­n de l’accord sur l’électricit­é est pratiqueme­nt terminée, mais cela nécessite un lien stable avec l’Union européenne. Sur un plan plus général, la diminution de l’utilisatio­n des énergies fossiles dans l’industrie et dans la mobilité, avec l’augmentati­on des véhicules électrique­s ou à l’hydrogène, est une avancée réjouissan­te.

Lancée par le DETEC lorsque vous étiez à sa tête, la libéralisa­tion du marché de l’électricit­é pourrait intervenir en Suisse à l’horizon 2023. Quel impact cette libéralisa­tion aura-t-elle sur l’économie suisse? Que peut en espérer la population?

En Suisse, toute libéralisa­tion du marché est compliquée. L’industrie qui bénéficie du monopole s’y oppose et la population peine parfois à identifier les avantages. Personnell­ement, je suis convaincue que cette réforme va aider les ménages en faisant diminuer les prix. Elle va stimuler l’innovation et accélérer la recherche de solutions. Et, surtout, elle va donner le choix au consommate­ur. Les PME pourront également, comme les grandes entreprise­s actuelleme­nt, profiter de contrats négociés.

Nous parlions des aspiration­s de la jeunesse tout à l’heure. Si vous aviez en face de vous la Doris Leuthard de 18 ans, quel conseil lui donneriez-vous?

A cet âge-là, je ne savais pas vraiment quoi faire, mais, avec la maturité gymnasiale en poche, j’avais beaucoup de choix. Aujourd’hui, on ne reste plus quarante ans dans un travail ou dans un secteur, on change pratiqueme­nt quatre ou cinq fois de position profession­nelle durant sa carrière.

C’est une grande chance pour les jeunes, car lorsque l’on s’engage dans une voie, on sait qu’on pourra en changer plus tard. Je lui conseiller­ais donc de rester flexible, ouverte et de se former. Et, surtout, d’avoir du plaisir au quotidien. C’est très important. Le travail en vaut la peine si on a l’impression de changer quelque chose, de contribuer à la société et à l’entreprise, d’échanger avec ses collègues, mais aussi de s’améliorer soi-même.

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