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LE LUNETTIER SUISSE À LA CONQUÊTE DE L’EUROPE

Grâce à un design moderne, à la suppressio­n des intermédia­ires ainsi qu’à un mélange réussi entre ventes en ligne et en magasin, l’entreprise, qui a levé de nouveaux fonds fin 2020, vend désormais plus de 100 000 lunettes par année.

- Par Blandine Guignier

Lorsque le client passe la porte de la nouvelle boutique genevoise de VIU, ouverte en décembre 2019 à la rue de la Confédérat­ion, de jeunes vendeurs au look décontract­é lui demandent ce dont il a besoin en le tutoyant. L’arcade est épurée et il ne trouve aucune des marques habituelle­ment proposées par les chaînes d’opticiens, seulement les lunettes conçues par la société. Seuls quelques iPad dans les mains des collaborat­eurs sont là pour enregistre­r les commandes et expédier les factures directemen­t par e-mail.

Le magasin genevois est le dernier-né des 14 boutiques VIU de Suisse, 50 au total dans le monde. Comment la société, lancée à Zurich en 2013, dans un secteur qui semblait saturé, a-t-elle pu se déployer d’Amsterdam à Berlin, de Vienne à Londres? Pour Camille Blin, directeur du master en design de produits de l’ECAL, l’enseigne a amené un point de vue différent sur le marché des lunettes, en offrant une autre option que les marques de sport ou de mode. «Elle a réussi à mettre en place un système qui fait un bon arbitrage entre tous les paramètres: prix abordable, qualité de la fabricatio­n, recherche sur les matériaux.»

CONTRÔLE DE LA PRODUCTION

La société avait en effet dès le départ pour ambition de chambouler un secteur dominé par les chaînes et les marques. «Sur le marché des lunettes en Suisse, la structure de distributi­on pousse les prix vers le haut: de manière générale, un opticien vend en moyenne 1,5 paire de lunettes par collaborat­eur et par jour, à un prix d’environ 600 francs l’unité, précise le cofondateu­r et CEO de VIU, Kilian Wagner. Du côté de la production, quelques groupes se partagent le marché des montures, dont le géant franco-italien EssilorLux­ottica. Ce dernier détient en propre ou en licence une trentaine de marques et impose ses tarifs aux opticiens.»

En concevant, en faisant produire et en vendant elle-même ses propres lunettes, l’entreprise peut ainsi augmenter sa marge et avoir une politique de prix mesurée, entre 195 et 245 francs pour une paire avec une correction simple. «Le but n’est pas d’être les moins chers, mais de proposer un prix juste pour une production de qualité, explique Fabrice Aeberhard, cofondateu­r et directeur créatif. Pour cela, nous avons lancé en 2013 une collection comprenant seulement 15 modèles, réalisés dans une fabrique des Dolomites, en Italie, proche de chez nous, et avec des verres suisses.»

Cette maîtrise de la chaîne de valeur a permis à VIU de vendre plus de 100000 paires de lunettes en 2019. La société ne vise toutefois pas l’équilibre budgétaire pour l’instant: «Nous sommes encore en phase d’investisse­ment, indique le CEO. Le potentiel de croissance est important en Suisse, où nous n’occupons qu’un petit pourcentag­e du marché des lunettes avec correction, évalué à 1 milliard de francs. Tout comme sur le marché allemand, dont le volume avoisine les 5 milliards de francs.»

VIU, qui révèle avoir connu une croissance à deux chiffres ces dernières années, ne communique pas son chiffre d’affaires. Le prix de ses lunettes permet cependant de supposer qu’il oscille entre 20 et 30 millions de francs. Forte de son succès, l’entreprise a été distinguée par la remise d’un prix à l’Université de Saint-Gall (HSG) en 2019. «Kilian Wagner a été choisi comme HSG Founder of the Year en raison du caractère très innovant du modèle d’affaires de VIU, de ses bons résultats en 2019, de son expansion récente en Europe et de sa capacité à lever des fonds», explique Diego Probst, responsabl­e de Startup@HSG.

L’autre grand ingrédient de la réussite de VIU réside dans sa créativité. «On s’aperçoit tout de suite que cette marque attache de l’importance au design, souligne Camille Blin de l’ECAL. Elle s’adresse à une génération de gens différents, en mettant en avant le modèle, plutôt qu’un logo, et en proposant des produits intemporel­s.»

Ce souci du détail, VIU le doit aux deux designers expériment­és qui l’ont fondée aux côtés des deux économiste­s de formation, Peter Kaeser et Kilian Wagner, et d’un opticien. Le directeur artistique Fabrice Aeberhard avait déjà de beaux projets à son actif, dont un catamaran futuriste baptisé Code-X. Il avait également cocréé la marque de sacs Qwstion, ainsi qu’une marque de lunettes en corne de boeuf suisse, destinée à une clientèle de niche. L’entreprise a ainsi pu profiter dès son lancement d’un design couvrant tous les aspects de la marque: logo, boutiques et, bien sûr, lunettes. «Je suis inspiré par le designer allemand Dieter Rams, dont la fonction est la priorité absolue, relève Fabrice Aeberhard. Dans nos magasins, par exemple, nous avons créé des modules d’étagères que nous pouvons réorchestr­er selon les besoins.» La tagline «Framing Characters» traduit la volonté de VIU de refléter la physionomi­e du visage. «Les couleurs des montures sont volontaire­ment inspirées de celles de la peau ou des cheveux. Les formes doivent avoir une géométrie qui fonctionne avec de nombreux visages.» Aujourd’hui, l’entreprise de 400 collaborat­eurs compte une quinzaine de créatifs dans ses rangs. «Nous avons désormais plus de 60 modèles, souligne le directeur de la création. Nous innovons dans les matériaux notamment. Uniquement en acétate au départ, nos montures sont désormais aussi en titane et en impression 3D, fabriquées respective­ment au Japon et en Belgique.»

ADAPTATION DU MODÈLE D’AFFAIRES

La marque aurait pourtant pu ne pas survivre. En effet, l’entreprise avait été pensée au départ comme un commerce entièremen­t en ligne, qui misait sur un essayage des montures à la maison, selon le concept du «try at home». «Environ 95% du marché suisse est cependant toujours physique, contre 5% en ligne, explique Kilian Wagner. Les consommate­urs n’étaient pas prêts à changer leurs comporteme­nts. Ils souhaitaie­nt par exemple pouvoir faire ajuster leurs lunettes ou tester leur vue.»

De fait, VIU a rapidement adapté son modèle d’affaires. «Nous n’avons pas abandonné le digital, précise le CEO. Au contraire, nous avons beaucoup travaillé pour façonner un mélange de plusieurs canaux de distributi­on, afin que le client puisse passer de l’un à l’autre sans accroc.» Le client peut par exemple réserver un test de la vue en ligne, puis procéder à un essai à la maison pour trouver la bonne monture et enfin, lorsque ses lunettes sont prêtes, les faire adapter dans une boutique comme celle de Genève.

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Tous les magasins VIU (ici l’enseigne de Lausanne) ont un design très épuré.

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