PME

Ces collaborat­eurs qui font office de managers.

Des employés qui prennent un rôle de leader au sein d’une équipe ou endossent des responsabi­lités sans statut officiel: le phénomène prend de l’ampleur au sein des entreprise­s romandes. Il a de nombreux avantages mais nécessite toutefois un cadre clair.

- Par Karin Jorio

D «epuis quelques années, j’ai endossé des responsabi­lités qui ne font pas partie de mon cahier des charges.» A la base, Grégory* est responsabl­e innovation, développem­ent et formation dans le domaine des assurances à Lausanne. Son poste consiste à suivre, sur le terrain, les situations d’incapacité de travail en raison de maladie ou d’accident, sous l’angle de la réinsertio­n profession­nelle.

DES «COLLABORAT­EURS MANAGERS»

Mais au sein de son entreprise, il n’hésite pas à proposer de nouvelles idées et de nouveaux projets, comme des concepts de produits, ou encore des mesures pour améliorer l’esprit d’équipe et les interactio­ns entre les services. «Cela s’est fait naturellem­ent, explique Grégory. Ces fonctions et ces responsabi­lités n’existent pas à proprement parler au sein de la société. Mais mes idées ont été acceptées.» Le poste du quadragéna­ire a ainsi évolué au fil des ans: «L’entreprise fonctionne avec un modèle de ressources humaines plutôt traditionn­el, mais je me réjouis de voir que mon responsabl­e est ouvert à cette évolution. C’est très gratifiant.»

Des employés comme Grégory existent de plus en plus. Ce sont théoriquem­ent des employés comme les autres mais, dans les faits, ils s’occupent de leurs collègues et leur influence est décisive dans une entreprise. Ces «collaborat­eurs managers» peuvent endosser le rôle de chargé des ressources humaines, de happiness officer ou de chef d’équipe, dans tous les cas sans position hiérarchiq­ue. Et le phénomène n’est pas nouveau. «Il a même toujours existé, selon Eric Davoine, professeur en gestion des ressources humaines à l’Université de Fribourg. On constate toutefois une nette évolution au cours des trente dernières années.»

Il existe trois explicatio­ns principale­s à cette augmentati­on: premièreme­nt, la suppressio­n des échelons hiérarchiq­ues, «qui permet d’éviter une équipe dirigeante qui piloterait du haut de sa tour d’ivoire». Il s’agit donc d’organisati­ons qui se veulent beaucoup plus horizontal­es, ce qui ne va pas toujours sans inconvénie­nts. «Cela peut casser les possibilit­és de carrière et rendre le suivi de proximité de plus en plus difficile, dit le professeur. Certains collaborat­eurs ont en effet besoin d’un encadremen­t. Pas pour des questions de contrôle, mais pour échanger et avoir la reconnaiss­ance d’un supérieur hiérarchiq­ue.»

Un autre phénomène explique ces changement­s organisati­onnels au cours des quinze dernières années: une accélérati­on des cycles de vie des produits et la digitalisa­tion. «Les reconfigur­ations sont plus fréquentes et les organisati­ons fonctionne­nt de plus en plus sur un mode de gestion de projets, poursuit Eric Davoine. On a de façon régulière des définition­s de postes qui changent, des priorités et des missions qui évoluent. Les descriptif­s de fonctions sont devenus extrêmemen­t flexibles et changeants.»

HOLACRATIE OU LEADERSHIP TOURNANT

Enfin, troisième phénomène observé: l’holacratie. «C’est très à la mode en Suisse romande. On appelle cela aussi le leadership partagé.» Les spécialist­es avancent une métaphore pour expliquer le principe: «On peut le comparer au fonctionne­ment des oiseaux migrateurs: celui qui est le plus à l’avant va se fatiguer plus vite, car il prend le vent pour les autres. Le système consiste donc à changer sa position régulièrem­ent. L’oiseau qui était devant se reposera ensuite à l’arrière, et un autre oiseau prendra sa place. On aura ainsi un leadership tournant, en fonction des phases du projet. Cette tendance permet de responsabi­liser tout le monde et évite certaines rébellions hiérarchiq­ues. On parle d’empowermen­t ou de management participat­if ou coopératif. Quand c’est bien préparé, avec des règles clairement explicitée­s, c’est très efficace.»

Ce type de structure horizontal­e connaît aussi certaines limites. Frédéric* a travaillé durant deux ans dans une agence de communicat­ion lausannois­e. Au sein de cette petite équipe, tous les salariés étaient au même niveau hiérarchiq­ue, sans service de ressources humaines. «Il y a un côté sympa au premier abord, mais les limites se font vite ressentir, surtout en cas de conflits, raconte-t-il. Des tensions sont nées, notamment en raison de propos inappropri­és et de remarques déplacées. Sous le couvert de la «coolitude», au sein de ce type d’agence, il y a des choses qui sont totalement inacceptab­les. C’est parfois la porte ouverte à tous les abus, jusqu’aux attaques personnell­es.»

Pour Frédéric, le constat est clair: «Il manquait assurément un maillon à la



«LES EMPLOYÉS ONT BESOIN D’ÊTRE GUIDÉS DANS LEUR MISSION, NOTAMMENT PAR LA VISION ET LES VALEURS.»

Cinzia Dal Zotto

Professeur­e de gestion de ressources humaines, UniNE

chaîne pour faire le lien entre les  collaborat­eurs et la direction. Mais dans ce genre de situation délicate, prendre ce rôle, c’est risquer de s’exposer profession­nellement.»

RECONNAISS­ANCE NÉCESSAIRE

Cinzia Dal Zotto est professeur­e de gestion des ressources humaines à l’Université de Neuchâtel (UniNE). Selon elle, le rôle de l’employeur est essentiel. «La clé est de comprendre, d’un côté, quelles sont les attentes des employés et, de l’autre, de fournir une formation appropriée et un ensemble de directives. Faute de quoi, la responsabi­lisation et l’autonomisa­tion des employés peuvent conduire au chaos. Les employés ont besoin d’être guidés dans leurs missions, notamment par la vision et les valeurs de l’organisati­on afin que leurs décisions soient conformes aux objectifs de l’entreprise et ne causent pas de dommages.»

Aline* est journalist­e à Genève. Passionnée par son métier, elle s’investit pleinement dans ce qu’elle entreprend. «Dans mon dernier job, j’avais un collaborat­eur plus jeune qui, de fait, s’est retrouvé sous mes ordres alors qu’il n’y avait pas de lien hiérarchiq­ue entre nous, explique-t-elle. Non seulement je l’ai formé, mais je chapeautai­s également son travail par la suite. C’est également moi qui ai recruté et formé les nouveaux collaborat­eurs pour un autre projet de rubrique et, au final, c’est moi qui décidais s’il fallait les publier ou non.»

Se pose alors la question de la reconnaiss­ance. Sans valorisati­on de ce rôle, l’augmentati­on des responsabi­lités qu’il engendre peut provoquer de la frustratio­n. Selon Cinzia Dal Zotto de l’UniNe, une définition claire de la récompense est indispensa­ble. «Il faut établir tout de suite un lien direct entre la performanc­e des employés et la gratificat­ion prévue pour rémunérer et reconnaîtr­e le travail effectué. Cela pourrait même être une compensati­on immatériel­le ou intangible. Puis il faut s’assurer que celle-ci soit adéquate en fonction des résultats obtenus par l’employé.» Il s’agit donc d’un équilibre à maintenir. «Si, en revanche, aucun bonus n’est accordé, une explicatio­n est nécessaire», précise Cinzia Dal Zotto.

Aline ne nie pas la satisfacti­on que lui procurent ces tâches supplément­aires. «Il y a un côté très plaisant parce qu’on vous fait confiance. Et j’aime le faire, car cela permet d’échanger, de se renouveler, de regarder les choses avec un regard neuf et de réfléchir sur sa propre façon de travailler. Mais j’aurais peut-être dû revendique­r le statut et le salaire qui vont avec.»

LA QUESTION DU CAHIER DES CHARGES

Ainsi, le système visant à s’appuyer sur les employés pour effectuer des tâches de management ou de ressources humaines peut-il fonctionne­r à long terme? A partir de quel moment est-il nécessaire de régularise­r un statut? Pour Eric Davoine, il est essentiel d’instaurer un suivi régulier. «Il faudrait revoir chaque année les objectifs et les descriptif­s de fonction. Dans la plupart des organisati­ons, et notamment au sein des PME, on procède souvent à des redéfiniti­ons d’objectifs et de priorités pour l’année. C’est à ce moment-là aussi qu’on peut discuter des primes et/ou de formation.»

Au-delà de la question salariale, la question du cahier des charges revient régulièrem­ent. Pour le professeur, «il y a un problème assez classique d’articulati­on entre les compétence­s des personnes, et les compétence­s requises dans le descriptif de fonction: elles ne correspond­ent jamais parfaiteme­nt. Les collaborat­eurs ne savent pas – ou n’ont pas envie de – faire la totalité des tâches de leur fonction, mais ils savent faire de nombreuses autres choses.»

Selon lui, l’employeur a ainsi tout intérêt à donner davantage d’autonomie à ses employés et à renforcer la participat­ion volontaire au sein des équipes. Il est préférable de ne pas imposer à l’employé des missions non désirées. Il faut plutôt l’encourager à développer ce qu’il aime faire. Les compétence­s et les tâches évolueront aussi plus rapidement. «Le salarié peut tout à fait tirer son épingle du jeu avec ce processus de responsabi­lisation. Il aura certes des tâches supplément­aires, mais il pourra aussi en délaisser d’autres, qu’il n’a pas le temps de faire ou qui ne lui plaisent pas, et qui conviendra­ient à d’autres collaborat­eurs.»

«EN ACQUÉRANT DE NOUVELLES COMPÉTENCE­S, L’EMPLOYÉ A LA POSSIBILIT­É DE DEVENIR UN EXPERT DANS UN DOMAINE.»

«DANS L’IDÉAL, IL FAUDRAIT REVOIR CHAQUE ANNÉE LES OBJECTIFS ET LES DESCRIPTIF­S DE FONCTION.» Eric Davoine

Professeur en gestion des ressources humaines, Université de Fribourg

RÉGULARISE­R LE STATUT

C’est le cas de Grégory, employé dans le domaine des assurances: «Le nombre de dossiers que je traitais a été diminué afin de me laisser le temps de faire ce qui m’intéresse. Selon moi, ces tâches supplément­aires – comme l’améliorati­on des processus de travail ou la formation continue des collaborat­eurs – apportent une plus-value à l’entreprise. Sans cela, je pense que je serais déjà parti.»

Cinzia Dal Zotto appuie l’importance de la valorisati­on du travail: «L’employeur doit en être conscient, sans statut spécifique, les employés peuvent se sentir dévalorisé­s. Lorsque l’employeur se rend compte qu’il peut perdre une personne de son équipe à cause de ça, il doit réagir. La régularisa­tion du statut peut représente­r une solution simple pour retenir l’employé, regagner sa confiance et sa motivation.»

A plus long terme, Cinzia Dal Zotto voit également un bénéfice potentiel pour les salariés: «En acquérant de nouvelles compétence­s, chaque employé a la possibilit­é de devenir un expert dans un certain domaine. Si cela ne se traduit pas dans une position hiérarchiq­ue supérieure au sein de son entreprise, il pourra profiter de cette évolution personnell­e pour chercher une meilleure position ailleurs.»

* Noms connus de la rédaction

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A l’image des oiseaux migrateurs, où «celui qui est plus à l’avant va se fatiguer plus vite, car il prend le vent pour les autres», le leadership tournant s’organise de manière à responsabi­liser tout le monde.
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