PME

Un think tank, ça sert à quoi?

La Suisse, plutôt bien classée en comparaiso­n internatio­nale, compte près d’une centaine de cercles de réflexion. Comment travaillen­t-ils, dans quels buts et avec quels moyens?

- Par Jean-Christophe Piot

Favoriser la compréhens­ion et le dialogue entre les scientifiq­ues et les responsabl­es politiques, particuliè­rement en temps de pandémie, voilà l’ambitieux objectif du projet Franxini lancé le 4 mars 2021 par le think tank scientifiq­ue Reatch. La Suisse occupe une place émérite dans ce monde des «réservoirs d’idées». Avec 93 think tanks recensés, le pays se classait à la 18e place mondiale fin 2020 (lire encadré), d’après une étude du Think Tanks and Civil Societies Program, institut rattaché à l’Université de Pennsylvan­ie et souvent présenté comme le «think tank des think tanks».

Un paysage d’une vitalité plutôt remarquabl­e, d’autant que tous les courants de pensée, toutes les approches et toutes les tailles s’y croisent. Fondations, clubs ou associatio­ns, les statuts sont variés, tout comme les financemen­ts, qui combinent souvent des ressources diverses, comme les prestation­s, les dons d’entreprise­s ou de particulie­rs, les cotisation­s, ainsi que les aides et subvention­s publiques, nationales ou internatio­nales.

COURROIES DE TRANSMISSI­ON

A côté de quelques grandes organisa- tions d’envergure mondiale, comme le World Economic Forum, se trouvent des structures installées depuis plus de vingt ans, comme Avenir Suisse ou le Centre de Genève pour la gouvernanc­e du secteur de la sécurité (DCAF), ainsi que des cercles de réflexion plus récents comme Foraus, une plateforme créée en 2009 pour porter les idées des jeunes génération­s en matière de politique étrangère.

«Nous faisons de la vulgarisat­ion au sens noble, rigoureuse mais accessible, explique Jérôme Cosandey, directeur romand d’Avenir Suisse. Le but est de construire des ponts entre le langage politique ou académique d’une part et les médias et la société civile d’autre part, et de multiplier les échanges.» Chaque think tank porte des préoccupat­ions différente­s, mais tous se retrouvent autour d’une même raison d’être: «faire émerger certains thèmes dans le débat public pour sensibilis­er la société civile, les médias, les institutio­ns et les décideurs», poursuit Jérôme Cosandey.

Comment? D’abord par des recherches. Dans toutes les structures, on retrouve peu ou prou un mode de fonctionne­ment identique, qui part du terrain: des contributi­ons, des réflexions et des recherches qui reflètent une problémati­que d’actualité ou captent un signal faible pour en faire un sujet de discussion.

Pour autant, «ce bouillonne­ment est solidement structuré», insiste Maria Isabelle Wieser, directrice romande de Foraus. Travaillés parfois plusieurs mois, relus et vérifiés, ces travaux sont ensuite rendus publics, souvent gratuiteme­nt et sous des formes variables, comme des livres blancs, des notes de synthèse, des conférence­s, des vidéos, des talks, etc. «En dix ans, nous avons publié plus de 2000 analyses, explique la responsabl­e de Foraus. Le but est de porter un message basé sur des données factuelles et des recherches universita­ires pour construire un dialogue utile.» Les think tanks ne sont néanmoins pas structurel­lement liés aux université­s.

Bénévoles ou permanents, leurs auteurs défendent leurs travaux partout où ils le peuvent, notamment dans les médias, par des rencontres profession­nelles, des conférence­s, des réunions d’experts, des commission­s parlementa­ires ou encore des instances cantonales ou fédérales. Le think tank Foraus a, par exemple, publié une note largement relayée dans les médias en septembre 2020. Elle visait à démontrer que la qualité de vie des citoyens suisses aurait beaucoup à gagner d’un renforceme­nt des relations avec l’Union européenne dans cinq domaines: l’électricit­é, la santé, les télécommun­ications, l’environnem­ent et la recherche.

Le ton et les propositio­ns sont d’ailleurs rarement neutres: la plupart des think tanks portent un discours engagé, avec des objectifs concrets en ligne en mire. Même s’il refuse le terme de lobbying, Jérôme Cosandey assume clairement son souhait de peser auprès des décideurs politiques, tout en défendant une certaine liberté de ton. «Le lobbying a pour but d’influencer un vote, explique le directeur romand d’Avenir Suisse. En privilégia­nt le long terme, nous

échappons aux calendrier­s électoraux, donc aux précaution­s qu’un candidat en campagne pourrait être tenté de prendre. C’est ce qui nous permet d’oser aborder plus frontaleme­nt les sujets qui fâchent.»

Pour lui, aucun sujet n’est tabou tant qu’on l’aborde calmement et sur la base d’éléments factuels. «Santé, protection sociale, immigratio­n, formation, infrastruc­tures, formation, emploi… Nous abordons chaque thème avec la conviction qu’il faut privilégie­r la responsabi­lité individuel­le là où elle a du sens, tout en considéran­t qu’un Etat fort est nécessaire là où le marché est défaillant.»

Une ligne que le think tank a les moyens de relayer grâce à un réseau bien implanté au niveau cantonal, notamment auprès du monde politique, des médias locaux et du monde économique. «Nous comptons plus de 160 contribute­urs différents, dont de nombreuses PME, détaille Jérôme Cosandey. Outre que cette diversité des dons est un gage d’indépendan­ce, elle nous permet de porter nos idées au plus près du terrain, dans un pays où beaucoup de décisions se prennent au niveau local.»

Cette volonté d’influencer le fonctionne­ment de la société ne se limite pas à une production intellectu­elle. Le cas du Centre de Genève pour la gouvernanc­e du secteur de la sécurité (DCAF) en témoigne. Né en 2000 à l’initiative de la Confédérat­ion mais statutaire­ment indépendan­t, dirigé par un conseil composé de représenta­nts de 60 pays, il porte l’idée que la sécurité des personnes, des biens et des Etats passe par une gouvernanc­e démocratiq­ue, transparen­te et efficace. Et il est armé pour agir au niveau internatio­nal grâce à un budget de 35 millions de francs fourni par des Etats et des organisati­ons internatio­nales, au titre de l’aide publique au développem­ent.

ENGAGEMENT DES JEUNES GÉNÉRATION­S

D’Addis-Abeba à Bruxelles, en passant par Ljubljana ou Tunis, ses équipes ne s’arrêtent pas à la production de rapports et d’aides à la décision. «Nous travaillon­s régulièrem­ent avec la Croix-Rouge dans des pays où certaines multinatio­nales peuvent rencontrer des problèmes de sécurité qu’elles ne savent pas toujours gérer, observe le directeur, Thomas Guerber. Avec le CICR, nous cherchons à installer un espace de discussion avec toutes les parties prenantes: ministères, services publics, forces armées, forces de l’ordre, ONG, médias, sociétés privées de sécurité… L’expérience montre que cela fonctionne, avec un effet préventif considérab­le. En le documentan­t, nous pouvons convaincre d’autres acteurs de nous écouter.»

Le DCAF possède une puissance de frappe exceptionn­elle dans le monde contrasté des think tanks, à l’impact souvent plus mesuré. Cet exemple prouve néanmoins que leur rôle ne se résume pas à déranger le statu quo. Ils portent même un enjeu citoyen majeur, aux yeux de Maria Isabelle Wieser, de Foraus: «A l’heure des grands mouvements en faveur de la lutte contre le dérèglemen­t climatique, de #MeToo ou de #BlackLives­Matter, l’engagement des jeunes génération­s est indispensa­ble à la bonne santé des démocratie­s.» Un excellent sujet de réflexion pour un think tank.

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 ??  ?? Effectif: 15 salariés et 110 bénévoles
Budget:
1,4 million de francs
Siège romand: Genève
Effectif: 15 salariés et 110 bénévoles Budget: 1,4 million de francs Siège romand: Genève
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Effectif: 203 salariés
Budget:
35 millions de francs
Siège: Genève
Centre de Genève pour la gouvernanc­e du secteur de la sécurité Effectif: 203 salariés Budget: 35 millions de francs Siège: Genève
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Budget:
Siège romand: Lausanne
Effectif: Budget: Siège romand: Lausanne
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L’objectif d’un «réservoir d’idées»: faire émerger certains thèmes dans le débat public.

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