«La tendance est à la standardisation des échanges.»
La normalisation des échanges comptables et financiers prend de l’ampleur, posant de nombreux défis aux développeurs helvétiques de logiciels de gestion d’entreprise. Décryptage avec Laurent Gfeller, responsable pour la Suisse romande de l’éditeur Abacus.
Quels sont les grands enjeux pour les éditeurs suisses de logiciels de gestion actuellement?
La tendance est à la standardisation des échanges. La fondation Swissdec, qui contrôle certaines normes du marché, avait déjà instauré le processus ELM pour le traitement des données salariales. Depuis peu, elle a établi le standard KLE. Avec ce dernier, l’idée est d’avoir un échange structuré et automatisé de toutes les informations concernant les cas d’accident et de maladie entre l’employeur et la caisse de pension des salariés. Conséquence: chaque éditeur devra inclure cette nouvelle norme s’il veut rester à la page. Autre exemple de standard à développer: le XBRL. Il s’agit d’un standard informatique spécialement développé pour l’échange de données comptables et financières des entreprises vers les institutions financières (banques, etc.). Lors d’une demande de crédit, par exemple, le logiciel de gestion envoie un fichier XBRL qui permet à la banque d’obtenir toutes les informations dont elle a besoin pour statuer.
Dans ces processus de standardisation, quelle est la véritable nouveauté?
Jusqu’à présent, la numérisation s’était surtout concentrée à l’intérieur des entreprises. Désormais, l’ambition est aussi d’accélérer les échanges automatiques entre les différents acteurs du marché et avec les grandes institutions (banques, assurances, caisses AVS, fournisseurs, etc.). Tant que la numérisation restait au sein des entreprises, chaque éditeur de logiciels pouvait fixer ses propres standards. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus souvent imposés à tout le marché par les institutions. Par exemple, PostFinance a annoncé la mise en place définitive de la facture QR et la fin des BVR à l’automne 2021. Chaque éditeur doit donc adapter son logiciel. C’est un énorme challenge, surtout pour les petits éditeurs indépendants. Mettre en place ce genre développement coûte beaucoup d’argent.
Avec ces nouvelles normes, tous les éditeurs ont donc le même «problème» à résoudre…
Le principal défi consiste à trouver les ressources nécessaires pour maintenir les produits à jour, notamment face aux nouvelles exigences normatives. Le marché suisse est peu étendu, rentabiliser les investissements prend donc du temps. Sans masse critique, il est compliqué de rester à niveau. Avant, il y avait de petits changements à effectuer de temps en temps, et souvent dans un domaine précis. Là, en l’espace de quatre ans, il y a eu la facture QR, la refonte de l’impôt à la source et le processus ELM. Il y aura bientôt les standards KLE et XBRL. Pour ces développements, les éditeurs doivent réquisitionner des programmeurs. Pour les plus petits d’entre eux, le processus peut s’avérer fatal. Ils risquent en effet d’être dépassés par des concurrents plus grands, qui ont les ressources nécessaires pour continuer à innover en parallèle. Une fois engagé dans un cycle de sous-investissement, leur logiciel commence à vieillir. Ils doivent alors se mettre à chercher des alternatives pour ne pas perdre trop de clients. Le rachat en est une, abandonner le développement de certaines applications en est une autre.
Est-ce que beaucoup de petits éditeurs sont rachetés ou mettent la clé sous la porte actuellement?
Winbiz a été racheté par une fiduciaire française. ProConcept (développé par SolvAxis), qui était un beau produit suisse, a aussi été repris par Jeeves. Soreco, très connu en Suisse alémanique pour la gestion des salaires, a vendu le développement de ces derniers à une société allemande. Il y a également l’exemple du groupe Sage qui, après avoir fait l’acquisition de produits informatiques phares en Suisse il y a vingt ans, a décidé l’année dernière de s’en séparer et de les revendre. Donc oui, de petits éditeurs disparaissent, et la standardisation de ces dernières années ne fait qu’accélérer cette dynamique.
Quelles sont les stratégies derrière le rachat d’un éditeur de logiciels?
Il y en a essentiellement deux. La première, qui est surtout l’apanage de grands éditeurs étrangers, consiste à racheter un logiciel helvétique, à réduire les frais de développement et à passer uniquement en mode maintenance pour rentabiliser l’investissement à moyen et à court terme. Pour les PME qui utilisent ces logiciels, c’est un problème potentiel, car ceux-ci finissent par devenir obsolètes et il faut les changer. La seconde
«EN L’ESPACE DE QUATRE ANS, IL Y A EU LA FACTURE QR, LA REFONTE DE L’IMPÔT À LA SOURCE
ET LE PROCESSUS ELM.»
stratégie consiste à racheter un éditeur concurrent pour récupérer un parc de clients, qui est ensuite lentement converti aux solutions de l’acquéreur.
Récemment, des banques ou des assureurs ont également investi dans des fabricants de logiciels. La Mobilière, par exemple, a acheté Bexio (spécialisé dans le cloud), selon les informations divulguées sur le marché pour un montant de 100 millions de francs, tandis que PostFinance a acquis Klara. Certains analystes pensent qu’il s’agit d’une stratégie de diversification. D’autres tablent plutôt sur la volonté d’acquérir une base de clientèle nouvelle, à laquelle il sera possible de proposer des prestations (contrats d’assurance, avantages financiers en cas d’ouverture de compte, etc.) ou des partenariats.
Comment se positionne Abacus face à ces évolutions?
Abacus est le plus grand éditeur suisse de logiciels de gestion. L’entreprise a la taille suffisante pour encaisser les changements normatifs, d’autant qu’elle a toujours beaucoup investi dans la R&D pour innover et anticiper les évolutions du marché. C’est ce que nous avons fait avec les applications mobiles, par exemple, sur lesquelles nous avons parié avant tout le monde. Avec raison, puisque, aujourd’hui, 80000 personnes utilisent nos solutions.
Quelle est l’optique d’Abacus en matière d’expansion?
Notre stratégie n’est pas de racheter des concurrents, mais plutôt de les convaincre d’ajouter nos solutions à leur portefeuille. C’est ce que nous avons fait avec Ofisa, par exemple, qui est aujourd’hui notre plus important revendeur en Suisse romande. En effet, mis à part dans des secteurs de niche, comme la construction et la régie immobilière, nous n’employons pas nos propres consultants. C’est pourquoi nous privilégions les collaborations avec d’éventuels partenaires plutôt que leur rachat.
Quels sont les secteurs dans lesquels les éditeurs suisses pourraient se profiler à l’avenir?
Aujourd’hui, la grande mode est aux interfaces de programmation (API en anglais), qui facilitent la standardisation des communications entre logiciels. Beaucoup de solutions cloud utilisent déjà des API pour proposer une liste de produits complétant leurs manques fonctionnels. Je pense que ces interfaces seront de plus en plus utilisées à l’avenir dans les entreprises. Les grands groupes ont déjà franchi le pas, ce sera bientôt au tour des PME. Les API donneront la possibilité à des éditeurs spécialisés, qui avaient de la peine à émerger, d’étendre leur activité.
Des perspectives intéressantes se profilent également dans le domaine des paiements en temps réel (real-time payments). Revolut, TransferWise et maintenant Yapeal en Suisse ont complètement révolutionné le transfert d’argent. Abacus a d’ailleurs récemment investi plusieurs millions dans la fintech Yapeal pour développer cet aspect. L’idée est que chaque mouvement bancaire soit effectué en quelques secondes, sans rupture temporelle dans le processus. Cela permet de synchroniser le mouvement monétaire et l’écriture comptable. Un exemple concret est le remboursement quasi instantané des frais professionnels d’un employé. Nous souhaitons être à la pointe de cette innovation, car elle représente l’avenir des métiers comptables et bancaires.
«AUJOURD’HUI, LA GRANDE MODE EST AUX INTERFACES DE PROGRAMMATION (API).»
Laurent Gfeller
Directeur romand, Abacus