PME

Sonia Seneviratn­e, climatolog­ue au GIEC

Dérèglemen­t

- Texte Stéphanie de Roguin – Photo Hervé Le Cunff

1992 Etudes en biologie à l’Université de Lausanne, puis en physique de l’environnem­ent à l’Ecole polytechni­que fédérale de Zurich (EPFZ). 2002 Défense de sa thèse de doctorat sur la sécheresse et la canicule.

2016 Nomination en tant que professeur­e ordinaire à l’Institut des sciences atmosphéri­ques et climatique­s de l’EPFZ.

La spécialist­e du climat, native de Lausanne et professeur­e à l’Ecole polytechni­que fédérale de Zurich, a contribué à plusieurs rapports du GIEC. Elle évoque ici les enjeux du climatique pour l’économie et les entreprise­s, et plus largement pour la société.

Ce printemps, Sonia Seneviratn­e a été classée 9e parmi les 1000 experts sur le climat les plus influents du monde par l’agence de presse Reuters. Spécialisé­e dans les phénomènes météorolog­iques extrêmes, la scientifiq­ue a coordonné le chapitre dévolu à ces questions dans le dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat), dont la première partie a été publiée le 9 août dernier. Un travail bénévole et exigeant, mené à côté de ses recherches et de sa charge d’enseigneme­nt à l’Institut des sciences atmosphéri­ques et climatique­s de l’EPFZ (Ecole polytechni­que fédérale de Zurich).

Pour élaborer ce dernier rapport du GIEC, vous étiez 234 chercheurs de 66 pays. Comment est constitué ce groupe d’experts?

Sonia Seneviratn­e: Le processus de sélection se fait en deux étapes: la première s’effectue à l’intérieur de chaque pays. En Suisse, c’est l’Académie des sciences naturelles qui transmet l’appel à participat­ion du GIEC aux chercheurs engagés sur les questions climatique­s. Les dossiers des postulants retenus sont transmis au bureau du GIEC, qui effectue une deuxième sélection et forme les groupes de travail. Un effort est mené pour avoir une représenta­tivité des différente­s régions du monde et une certaine égalité entre hommes et femmes.

Actuelleme­nt, nous sommes à 28% de femmes. Ce comité de sélection cherche au moins à ce que cette part ne diminue pas.

Comment collaborez-vous entre experts venant du monde entier?

Pour le chapitre que j’ai coordonné, celui sur les épisodes extrêmes, nous étions 16 auteurs vivant sur 13 fuseaux horaires différents. C’était compliqué de nous organiser, car, lors d’une séance en visioconfé­rence, il y avait toujours quelqu’un pour qui c’était la nuit! Mais l’avantage d’une telle mixité est que chacun peut amener les dernières avancées de la littératur­e scientifiq­ue de son pays. Ce travail est bénévole, il faut donc trouver le temps de le faire à côté de ses activités courantes, donc en partie sur notre temps libre. Cependant, l’EPFZ accepte que l’on consacre une partie de nos heures de recherche pour la rédaction du rapport, considérée comme du travail scientifiq­ue.

Quels sont à vos yeux les principaux éléments à retenir de ce rapport, qualifié par la presse comme plus que jamais alarmant?

Il en ressort globalemen­t des changement­s d’extrêmes dans toutes les régions du monde. Cela inclut une augmentati­on des températur­es extrêmes presque partout, une augmentati­on de la tendance aux précipitat­ions extrêmes à l’échelle globale et une tendance

à l’assèchemen­t dans certaines régions. Pour l’Europe centrale occidental­e, dont la Suisse fait partie, ces trois tendances s’observent. Ce rapport confirme aussi qu’une grande partie des phénomènes extrêmes (canicules, précipitat­ions intenses, sécheresse­s, suivant les régions) a un lien clair avec le réchauffem­ent global de la planète et que chaque degré supplément­aire les amplifiera.

Enfin, le réchauffem­ent global n’a jamais été aussi rapide depuis deux mille ans et la concentrat­ion en CO2 dans l’atmosphère n’a jamais été aussi élevée en deux millions d’années. Nous savons que nous aurons en 2030 un réchauffem­ent global d’environ 1,5 degré de plus qu’à l’ère post-industriel­le et que chaque dixième de degré supplément­aire induira des changement­s d’extrêmes encore plus élevés.

Quelles doivent être aujourd’hui les priorités des entreprise­s suisses pour contrer le dérèglemen­t climatique?

L’aspect le plus important est de se passer des énergies fossiles, c’est la priorité absolue. En Suisse, trois quarts des émissions de CO2 proviennen­t de l’utilisatio­n du pétrole. Il faut mettre en place des alternativ­es, que ce soit en matière de transport, de chauffage ou d’industrie. D’ailleurs, les PME qui contribuen­t à chercher et à développer de telles alternativ­es seront de plus en plus sollicitée­s. Il y a un potentiel énorme à s’orienter dans cette voie.

Quels secteurs de l’économie vont devoir le plus fortement se réinventer?

Tous les secteurs sont concernés, mais les acteurs de l’industrie qui utilisent encore des énergies fossiles vont devoir effectuer des changement­s radicaux. Les entités qui soutiennen­t indirectem­ent les énergies fossiles en les finançant à l’étranger, comme les banques, doivent également opérer un virage important.

Peut-on chiffrer les montants de ces adaptation­s?

Si l’on veut tenir l’objectif de réduction des émissions de gaz carbonique de -50% d’ici à 2030, il faudrait que chaque entreprise diminue ses émissions de 5 à 10% chaque année, dès maintenant. Changer son mode de production, se convertir aux énergies renouvelab­les ou électrifie­r ses voitures peuvent représente­r d’importants montants. Mais ne pas réduire nos émissions et devoir faire face à des événements de plus en plus extrêmes induirait des coûts et dommages élevés également.

Voulez-vous commenter l’échec de la loi sur le CO2 votée ce printemps?

Si le sujet avait été soumis en septembre, après la diffusion des conclusion­s du rapport du GIEC, et au vu des événements extrêmes de cet été (températur­es extrêmes au Canada, inondation­s en Allemagne, feux de forêt dans les pays méditerran­éens, etc.), il aurait peut-être été accepté. Le résultat a été serré. Adopter cette loi aurait cependant permis de se doter des premiers outils législatif­s pour réglemente­r nos nécessaire­s changement­s de comporteme­nt.

La prochaine échéance importante est la votation concernant l’initiative sur les glaciers (fin 2022 à 2024), avec l’avantage que, si elle passe, l’objectif d’atteindre un budget neutre de CO2 en 2050 sera inscrit dans la Constituti­on suisse. Cette initiative prévoit une diminution au moins linéaire des émissions de gaz à effet de serre d’ici là, ce qui permet d’avoir des implicatio­ns pour des réductions d’émissions déjà les années suivant la votation.

Le refus de la loi sur le CO2 a notamment été expliqué par le fait que les Suisses auraient eu peur pour leur porte-monnaie. Quel autre levier qu’une taxe financière pourrait pousser à changer?

«Le réchauffem­ent n’a jamais été aussi rapide depuis deux mille ans et la concentrat­ion en CO

2 dans l’atmosphère n’a jamais été aussi élevée en deux millions d’années.»

En réalité, la loi prévoyait des mécanismes de compensati­on, par exemple sur les assurances maladie. Au final, même si un ménage dépensait un peu plus pour l’essence de sa voiture, son budget total aurait probableme­nt été moins important avec ces compensati­ons, en particulie­r pour les familles. L’idée de taxer le CO2 visait à redistribu­er les recettes de cette taxe à la population, d’une part, et à un fonds climatique visant à soutenir l’innovation, d’autre part. Cet aspect n’a malheureus­ement pas été suffisamme­nt communiqué.

Je ne crois pas que le fait de payer une taxe soit si inacceptab­le. La taxe poubelle, par exemple, qui existe dans certains cantons, a été acceptée sans trop de difficulté­s. Mais tout grand changement nécessite des mesures d’accompagne­ment, qui doivent être expliquées clairement. Il faut dire à la population: «Oui, c’est faisable de renoncer à sa voiture à essence» ou: «Oui, se chauffer avec une pompe à chaleur est tout à fait gérable.» La population doit être encouragée.

Qui a la responsabi­lité de ces changement­s? On critique souvent le monde politique de ne pas faire assez, est-ce à lui seul d’assumer cela?

La population doit bien sûr prendre ses responsabi­lités également. Mais le monde politique doit se prononcer de façon claire sur ce sujet. Il est à mon sens inacceptab­le qu’un parti gouverneme­ntal, l’UDC, se soit prononcé contre la loi CO2 vu qu’il s’agissait d’un compromis entre partis de droite et de gauche nous permettant simplement de ne pas être complèteme­nt en porte-àfaux avec les engagement­s pris par la Suisse dans l’Accord de Paris. Et certains politicien­s du PLR se sont également prononcés contre la loi.

Croyez-vous à la voie des cleantechs – des solutions technologi­ques pour diminuer nos émissions polluantes – ou doit-on apprendre à réduire notre consommati­on? L’inertie au changement n’est-elle pas liée à une peur de voir diminuer notre qualité de vie?

Aujourd’hui, les solutions technologi­ques existent, que ce soit du côté des énergies renouvelab­les ou des voitures électrique­s. Ces solutions suffiront à diminuer la première tranche de 50% d’émissions de CO2 d’ici à 2030, ce qui est la première étape nécessaire pour stabiliser le réchauffem­ent climatique à environ 1,5°C. Dans certains domaines, comme celui de l’aviation de loisir, aucune solution n’existe véritablem­ent. La décision de moins ou de ne plus prendre l’avion est propre à chacun. Il ne faut pas avoir peur d’une diminution de la qualité de vie: avec les solutions qui existent, nous pouvons continuer à vivre avec le même confort que jusqu’à présent. Je dirais même que nous vivrons avec une meilleure qualité de vie, liée à la diminution de la pollution due aux moteurs à combustion, qui émettent des particules fines mauvaises pour notre santé.

Vous enseignez à l’EPFZ, vous formez donc les adultes de demain. Observez-vous un intérêt croissant pour des études pointues dans le domaine du climat de la part des jeunes?

Beaucoup de jeunes sont sensibles à la question, mais ceux qui choisissen­t un cursus d’études dans le domaine sont extrêmemen­t motivés et témoignent qu’ils souhaitent contribuer à trouver des solutions concrètes.

L’urgence climatique nécessite-t-elle de nouveaux savoirs et compétence­s? Pensezvous que de nouveaux métiers vont émerger?

Certaineme­nt. De nouveaux métiers vont apparaître, mais nous avons besoin de compétence­s spécifique­s pour nous atteler à ces questions dès maintenant. Il manque aujourd’hui des spécialist­es en Suisse, notamment pour ce qui est de l’électrific­ation (des véhicules notamment) et de l’utilisatio­n des énergies renouvelab­les. De nouvelles filières de formation dévolues à cela devront voir le jour ces prochaines années. Dans le domaine de la capture de CO2 également, qui nécessite des connaissan­ces plus pointues, des besoins vont apparaître. Aujourd’hui, nous en sommes encore au stade de la recherche et du développem­ent. Dans le domaine des énergies renouvelab­les, il y avait déjà beaucoup de savoir-faire en Suisse il y a vingt ou trente ans. Maintenant, une partie de ces compétence­s se sont déplacées en Chine. Nous devons les maintenir coûte que coûte chez nous.

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Pour Sonia Seneviratn­e, tous les secteurs de l'économie doivent se réinventer. «Il faudrait que chaque entreprise diminue ses émissions de 5 à 10% chaque année, et ce, dès maintenant.»

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