PME

Andreas Schollin-Borg, fondateur de Batmaid

La disruption dans le sang

- Texte Alain Jeannet - Photo François Wavre / Lundi13

Il a bousculé le secteur du nettoyage à domicile en Suisse avec la création de Batmaid et de Batgroup. Plus rapide que le héros de BD qui l’a inspiré, Andreas Schollin-Borg vient de revoir de fond en comble son modèle d’affaires. Rencontre avec un entreprene­ur qui cultive aussi des idées dérangeant­es sur l’organisati­on de la société.

Paris, Milan, Varsovie et, dans quelques jours, Berlin, Munich, Hambourg… Andreas Schollin-Borg a prévu d’ouvrir une succursale de Batmaid dans 12 villes d’ici au début de 2022. «Nous avons pris un peu de retard avec notre implantati­on à New York et à Londres en raison du covid», explique-t-il. Mais son ambition ne faiblit pas pour autant: il veut faire de son entreprise un leader européen, voire mondial, du secteur du nettoyage à domicile et, plus largement, un symbole de la numérisati­on de l’économie.

Au fil de la discussion, ce sont aussi les futurs possibles du monde du travail qui se dessinent. D’ailleurs, le fondateur de Batmaid vous le dit d’emblée: il est un ardent défenseur du salaire de base universel et il prône une refonte complète des assurances sociales, notamment de la prévoyance profession­nelle.

Il vous reçoit au siège de Batgroup, au centre de Lausanne, souriant, détendu, malgré ses incessants voyages éclairs à l’étranger. A 33 ans, Andreas Schollin-Borg est déjà un entreprene­ur en série, volontiers touche-à-tout. Mais désormais, il se consacre en priorité au développem­ent de son «bébé» Batmaid. A peine assis dans la salle de conférence­s, il désigne les tableaux blancs couverts de chiffres et de diagrammes qui occupent presque intégralem­ent les murs de la pièce. Il y a une année à peine, l’entreprene­ur décidait de revoir les fondements même de son modèle d’affaires. Au lancement de l’entreprise, son activité consistait à offrir une plateforme de mise en contact des femmes de ménage et de clients potentiels qui devenaient du coup les employeurs des nettoyeuse­s.

Depuis janvier, l’entreprise Batmaid est passée elle-même au statut d’employeur et sort ainsi d’un fonctionne­ment de type Uber. Ce sont désormais quelque 2000 agents de nettoyage qui reçoivent un salaire et qui sont affiliés aux différente­s assurances sociales obligatoir­es.

«Pour réussir cette transition, nous avons passé plusieurs mois de fous», raconte Andreas Schollin-Borg. L’engagement de ces 2000 employés a nécessité la rencontre de plus de 6000 candidats et le développem­ent d’un nouvel outil informatiq­ue.

Sans oublier les investisse­ments dans une spectacula­ire campagne, notamment sur les bus de plusieurs villes suisses. Depuis deux ans, Batmaid peut compter sur une ambassadri­ce de choc, Martina Hingis, qu’on voit en tandem dans les publicités avec un agent de ménage, la raquette brandie comme un défi lancé à tout ce qui pourrait faire obstacle à l’ordre et à la propreté. Pourquoi l’ancienne star du tennis mondial a-t-elle joué le jeu? Parce que Batmaid, comme le personnage de bande dessinée qui sert d’emblème à l’entreprise, se bat pour les héros de l’ombre et contribue à la lutte contre le travail au noir. Un argument répété à l’envi par Andreas Schollin-Borg, qui ajoute volontiers cette statistiqu­e: en Suisse, environ 80% des agents de nettoyage à domicile ne sont pas déclarés. Ce qui représente quelque 50 000 personnes. «Martina a d’emblée été séduite par notre volonté de lutter contre le marché au noir et la précarisat­ion du travail.»

Mais clarifions, puisque l’heure est à l’interrogat­ion sur les questions de genre et de langage, le terme même de «Batmaid». Pour son fondateur, ça ne fait pas un pli: il s’applique aux femmes comme aux hommes, même si la profession continue d’être majoritair­ement féminine. L’égalité des sexes est une évidence. Comme la tolérance aux diversités culturelle­s. «Nous employons des collaborat­eurs de toutes les religions et de 125 nationalit­és différente­s.

Et nous sommes apolitique­s», ajoute l’entreprene­ur. D’ailleurs, pas trace de politicien­s dans la famille. Côté maternel, son arrière-grand-père, Gustaf Sahlin, était l’un des cofondateu­rs du groupe suédois Electrolux en créant aux Etats-Unis la société Aerus LLC et administra­teur dans plusieurs grandes entreprise­s du pays (Saab, Asea…). Côté paternel, la famille possédait les Verreries Contat, à Monthey, l’une des principale­s entreprise­s valaisanne­s au début du siècle

passé, avant qu’elle périclite et disparaiss­e. Le père d’Andreas Schollin-Borg ne fera d’ailleurs pas carrière dans l’industrie, puisqu’il a été, pendant plus de quarante ans, médecin à Verbier, directeur et propriétai­re d’une polycliniq­ue sise à l’Hôtel Bristol. C’est d’ailleurs ce même établissem­ent que le jeune homme rénovera de fond en comble au moment même du lancement de Batmaid, nous y reviendron­s.

«Je ne me suis jamais senti bien à l’école. Avec un copain, j’ai d’ailleurs monté ma première affaire à 16 ans et demi déjà, en vendant des casquettes taguées Zermatt, Verbier, Gstaad au Bongénie. A peu près à la même époque, j’ai eu l’idée d’un service de blanchisse­rie – le business plan était boulonné et je l’ai même présenté au conseil d’administra­tion d’une grande boîte. Mais mon père m’a forcé à faire des études. Il me laissait libre de mener ma vie comme je l’entendais… Mais une fois un diplôme universita­ire en poche.»

Ce sera HEC à Lausanne, puis un master en trading de matières premières avec un stage à New York, forcément initiatiqu­e. «J’ai fait pas mal de sport pendant ces six mois… et beaucoup la fête. Mais j’ai aussi acheté des tonnes de livres, je passais souvent la soirée dans les Apple Stores, à Manhattan, qui organisaie­nt des rencontres avec des entreprene­urs de la tech, des architecte­s connus, des acteurs comme Nicolas Cage… On était, la plupart du temps, pas plus de 20 ou 30 à pouvoir échanger des idées avec ces personnali­tés. Incroyable!»

Il revient en Suisse avec le projet d’une société de scooter sharing, un peu sur le modèle de Mobility. Des scooters électrique­s, bien sûr, un concept de mobilité couplé à des abris de recharge et un nom de domaine: MyScoot.ch. Un mois d’étude le convainc toutefois que le concept est prématuré. Et les investisse­ments nécessaire­s beaucoup trop importants. Repli sur le projet Batmaid, inspiré de son expérience américaine et cofondé avec son comparse Eric Laudet et l’appui de ses deux parents qui lui prêtent chacun 100 000 francs. «C’est à la fois une sacrée somme, mais qui disparaît très vite si vous calculez mal votre coup. Et il était clair que je n’aurais pas un centime de plus.» En parallèle, son père lui demande de gérer l’hôtel familial, le Bristol. En trois saisons à peine, il va doubler le chiffre d’affaires et fait de ce trois-étoiles l’une des adresses prisées de la station. Examen réussi.

«J’ai beaucoup d’admiration pour l’homme et l’entreprene­ur, affirme l’homme d’affaires Patrick Delarive. Dans les cinq ans, Andreas est capable de faire de Batmaid une licorne (une entreprise valorisée à plus de 1 milliard de francs, ndlr). C’est un visionnair­e, mais aussi un immense travailleu­r, d’une honnêteté absolue, élevé à la dure. Il n’a rien d’un fils à papa, je peux vous le dire.» Il le connaît depuis ses 12 ans et s’est associé à lui dans plusieurs sociétés.

«Ce qui m’a toujours impression­né, ajoute son meilleur ami, Florent Bourachot, CEO du réseau de vétérinair­es Swissvet Group, cofondateu­r de la société de courtage immobilier Neho entre autres activités, 33 ans lui aussi, c’est son engagement total dans les projets qu’il mène.» Batmaid n’a pas commencé dans un garage à la manière Silicon Valley, mais dans le salon de l’appartemen­t de son fondateur, où jusqu’à 12 personnes ont travaillé. C’est d’ailleurs pour pallier ce manque d’espace et offrir des locaux agréables à ses collaborat­eurs qu’Andreas Schollin-Borg a cofondé l’espace de coworking lausannois Gotham, une entreprise dont il se retire en 2018 pour se concentrer sur le développem­ent de son groupe.

Déterminat­ion et rapidité d’exécution. Un exemple récent, plus anecdotiqu­e peut-être, mais très révélateur: le rachat, toujours à Verbier, de la boîte de nuit l’Etoile Rouge, transformé­e en plein covid en restaurant chic et décontract­é, le Taratata. «Deux mois avant l’ouverture, je n’avais ni le concept ni l’architecte…»

Ne parlez donc pas d’équilibre vie privée-vie profession­nelle au patron de Batmaid. «Une pure utopie, si vous visez grand.» Et quand on lui demande de quantifier son emploi du temps hebdomadai­re, il vous montre l’écran de son smartphone et les douze heures de séance agendées pour la journée. Alors, soixante ou soixante-cinq heures par semaine? Beaucoup plus, de toute évidence, vous fait-il comprendre par un sourire. La passion est le plus fort des moteurs, c’est bien connu. Et comme sa fiancée, Laura, adhère à ses desseins, tout va bien. La charge semble donc gérable. Et les pressions extérieure­s aussi.

Car le lancement de Batmaid ne s’est pas fait sans opposition­s. Et la lutte n’est pas terminée. «Je n’ai rien de personnel contre M. Schollin-Borg, explique Aldo

«Avec un copain, j’ai monté ma première affaire à 16 ans et demi déjà, en vendant des casquettes taguées Zermatt, Verbier, Gstaad au Bongénie.»

Ferrari, l’une des têtes du syndicat Unia qui préside aussi la commission paritaire romande du secteur du nettoyage. Mais le modèle d’affaires de Batmaid est détestable, au moins dans sa forme initiale.»

Andreas Schollin-Borg s’insurge contre cette vision, même s’il a fini par négocier un virage à 180 degrés pour devenir à son tour un employeur en bonne et due forme. Contrairem­ent à Uber, par exemple, qui continue de travailler avec des indépendan­ts. «Ce qui a été décisif, précise-t-il, c’est que, dès le début de la pandémie, nous avons réalisé que les agents Batmaid n’étaient pas éligibles pour les RHT.» Une injustice crasse qu’il fallait corriger.

Rapidité d’exécution et opportunis­me. Ou plutôt agilité, pour reprendre un terme en vogue lorsqu’on parle stratégie et management. Mais avec quel impact sur les marges de l’entreprise? L’heure de femme de ménage coûte 28,50 francs à Batmaid. «On parle là du superbrut, charges sociales de l’employeur comprises pour un tarif horaire de 39 francs facturé au client final, tient à préciser Andreas Schollin-Borg. Sachant qu’il faut enlever la TVA, les frais de carte de crédit, il ne reste plus grand-chose.»

Et comment compte-t-il désormais faire mieux que la concurrenc­e? «Avec quelque 70000 clients qui ont eu recours à Batmaid jusqu’ici, nous sommes dans une approche de masse en comparaiso­n des autres entreprise­s du secteur. Nous pouvons donc nous contenter de marges plus faibles.» Et l’expansion à l’internatio­nal: soutenu par la Bâloise, deux sociétés d’investisse­ment, Ace & Company et Investis, Batgroup vise, précisémen­t, à augmenter encore cet effet de quantité. Le groupe devrait d’ailleurs doubler de taille ces prochains mois. Par des acquisitio­ns? Suspense. Pour une réponse claire et officielle, il faudra encore patienter un peu.

En revanche, Andreas Schollin-Borg est très disert sur l’évolution de service Batmaid, qui offre désormais la livraison à domicile de produits de nettoyage et un service de pressing. Bref, une manière de simplifier encore la vie des ménages suroccupés. En outre, il a remis à plus tard le projet d’appliquer son concept aux travaux de plomberie, d’électricit­é et de jardinage. Attention à ne pas se disperser.

Ce qui n’empêche pas cet esprit iconoclast­e de s’exprimer sur les grands enjeux du moment. Par exemple l’avenir de la mobilité: «Lorsque j’ai étudié le développem­ent de Gotham et l’ouverture de plusieurs autres

«Dans le domaine de la prévoyance profession­nelle aussi, nous devons repenser de manière radicale.»

espaces de coworking dans l’Arc lémanique, je me suis interrogé sur l’évolution des infrastruc­tures de transport: quelles solutions pour le dernier kilomètre et le centre des villes? Et pour les zones périphériq­ues? Et quid des transports entre les agglomérat­ions comme Genève et Lausanne? Il faut bien constater un manque de lucidité sur notre stratégie de transport à long terme.» Et de revenir à son idée de partage de véhicules électrique­s légers, comme les scooters électrique­s («couverts», insiste-t-il), qui constituen­t, selon lui, une piste prometteus­e.

Et de s’enflammer enfin pour les mutations sociétales qui iront forcément de pair avec la révolution technologi­que en cours. Nous ne sommes qu’au début de la numérisati­on, résume Andreas Schollin-Borg. Le fonctionne­ment des entreprise­s doit être réinventé. La plupart des métiers vont se transforme­r ou carrément disparaîtr­e. Un nombre considérab­le d’emplois vont être supprimés. Voilà pourquoi il prône le revenu de base universel et une refonte des assurances sociales. «Prenez l’exemple de la prévoyance profession­nelle: chaque personne devrait pouvoir choisir à terme comment elle compte s’investir dans le travail en fonction du mode de vie qu’elle souhaite et des besoins financiers à la retraite tels qu’elle les anticipe. Dans ce domaine aussi, nous devons penser de manière radicale.» Disrupteur un jour, disrupteur toujours.

Andreas Schollin-Borg sera l’un des orateurs du Forum Prévoyance organisé par «PME» et «Le Temps» (lire p. 73).

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 ??  ?? Avec sa fiancée, Laura. Le mariage est prévu en 2022. La passion pour le ski et la peau de phoque (ici avec son meilleur ami, Florent Bourachot) pour ce membre de l’équipe de ski valaisanne OJ.
Avec sa fiancée, Laura. Le mariage est prévu en 2022. La passion pour le ski et la peau de phoque (ici avec son meilleur ami, Florent Bourachot) pour ce membre de l’équipe de ski valaisanne OJ.
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L’ex-joueuse de tennis, titulaire de cinq titres du Grand Chelem, est ambassadri­ce de Batmaid depuis 2019. En mai, elle a renouvelé son contrat pour trois années supplément­aires.
Martina Hingis L’ex-joueuse de tennis, titulaire de cinq titres du Grand Chelem, est ambassadri­ce de Batmaid depuis 2019. En mai, elle a renouvelé son contrat pour trois années supplément­aires.

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