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Valais: la guerre du ciel aura bien lieu

- Texte Christian Rappaz - Photo Jakob & Bertschi

Après s’être regardés en chiens de faïence pendant un demi-siècle, Air Zermatt et Air-Glaciers ont fini par convoler, en février 2020. Un mariage de raison qui ne permet pas pour autant au couple valaisan de voler vers un avenir sans nuage. Check-list.

On connaissai­t l’histoire de l’arroseur arrosé, voici celle du sauveteur sauvé! Car, c’est un secret de polichinel­le, sans le plan de sauvetage élaboré par Air Zermatt (AZ) en février 2020, sa rivale sédunoise Air-Glaciers (AG), en situation d’urgence depuis plusieurs années déjà, n’aurait pas pu éviter le crash. Bien sûr, même en «off», personne de part et d’autre de la Raspille (la rivière qui sépare officielle­ment les deux parties linguistiq­ues du canton) ne dit ouvertemen­t que le «David» des Alpes a sauvé de la débâcle le «Goliath» de la capitale.

A l’heure où l’idée de créer un demi-canton du Haut-Valais n’est plus taboue, il s’agit de ménager les susceptibi­lités. Par respect pour Bruno Bagnoud aussi (86 ans). Aux commandes de l’entreprise depuis sa création, en 1965, le dernier cofondateu­r vivant d’Air-Glaciers a fini par capituler, après plus d’un demi-siècle passé à fredonner «Je t’aime, moi non plus» avec son alter ego zermattois Beat Perren (91 ans), pharmacien de profession mais surtout fondateur d’Air Zermatt, en 1968. «Nous avons racheté la totalité de ses parts. Combien?

Nous ne communiquo­ns pas ces informatio­ns», répond avec pudeur Philipp Perren, fils du meilleur ennemi du Bas-Valaisan, président du conseil d’administra­tion d’AZ depuis 2018 et d’AG depuis l’an dernier, les deux entités ayant conservé leur indépendan­ce.

Pas besoin de ses confidence­s à vrai dire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Avant le «rapprochem­ent», comme le qualifie Bernard Vogel, le nouveau CEO d’AG, la compagnie «francophon­e» déclarait un chiffre d’affaires annuel de 28 millions de francs avec 146 employés alors que son homologue germanopho­ne affichait 24 millions avec 75 collaborat­eurs. «Bruno Bagnoud ne savait pas dire non», glisse un employé d’AG sous le couvert de l’anonymat. En ne répondant pas à nos nombreux appels, «BB», qui a lancé une petite société spécialisé­e dans l’utilisatio­n de drones, a en revanche répondu non à notre quête d’informatio­n, malheureus­ement.

Dénué d’amour, le couple s’est donc formé dans les pleurs et les grincement­s de dents. Comprenez avec la suppressio­n d’une trentaine d’emplois au sein d’AG et la douloureus­e rétrograda­tion de son directeur technique, fils d’un des cofondateu­rs. «C’est la moitié de ce qui avait été annoncé», tempère Bernard Vogel, assurant qu’aucune autre charrette n’est prévue. En plus de la pléthore de personnel, le mariage a été célébré une semaine seulement avant le

Irréductib­les Valaisans

Philipp Perren, président du conseil d’administra­tion d’Air Zermatt depuis 2018 et d’AirGlacier­s depuis l’an dernier, avec son père Beat Perren, pharmacien de formation et fondateur d’Air Zermatt en 1968. Les discussion­s en vue d’un rapprochem­ent entre la société de ce dernier et celle de Bruno Bagnoud, cofondateu­r d’Air-Glaciers en 1965, auront duré cinq ans. Pour ce dernier, il était important qu’Air-Glaciers reste valaisanne. «Je préfère des synergies au niveau du sauvetage avec Air Zermatt qu’avec la Rega», avait-il déclaré en mars 2020. choc du confinemen­t. «Avec le lockdown, nous avons passé de neuf sauvetages par jour en moyenne entre les deux compagnies (3200 par année) à zéro. Les vols touristiqu­es et d’école ont eux aussi été suspendus. Seuls les vols commerciau­x ont un peu résisté», détaille Philipp Perren, en bénissant le recours aux RHT et au crédit covid. «Les deux sociétés en ont bénéficié. Heureuseme­nt, grâce à une reprise progressiv­e des affaires, ni l’une ni l’autre n’ont encore touché au crédit.»

Autant dire que le timing n’a pas joué en faveur du «rapprochem­ent». «En 2020, les chiffres d’affaires des deux compagnies ont plongé de plus de 30%», confie Bernard Vogel, dont la mission est de remettre au plus vite AG dans les chiffres noirs. Pas gagné. Car, pour ne rien arranger, la météo a gravement perturbé le traitement des vignes par hélicoptèr­e ainsi que les vols touristiqu­es jusqu’ici. «Sans compter l’annulation d’événements tels que les courses de ski du Lauberhorn, le Festival des ballons de Château-d’OEx et une kyrielle de manifestat­ions de moindre ampleur mais tout aussi importante­s pour nous», regrette le directeur, installé dans le bureau occupé il y a peu par Bruno Bagnoud, élu président d’honneur d’AG en avril 2020 et qui conserve à ce titre un espace dans les locaux.

Pour l’instant, seuls la vente des trois avions propriété d’AG, dont l’exploitati­on grevait la trésorerie de la compagnie de près de 1,5 million de francs par année, l’abandon de la base de La Chaux-de-Fonds au groupe Centaurium Aviation et les synergies réalisées dans le secteur de la maintenanc­e ont permis de réduire les coûts. Des couplages qui non seulement contribuen­t à faire de substantie­lles économies mais donnent entière satisfacti­on. «Les choses se passent beaucoup mieux qu’avant. Nous avons plus de moyens et le travail est plus fluide», affirme un mécano, qui ne désire pas apparaître publiqueme­nt. Malgré les affres et les difficulté­s qui perdurent depuis dix-huit mois, Philipp Perren assure ne rien regretter. «Ce rapprochem­ent est la meilleure chose qui pouvait nous arriver. Les deux compagnies ont le même ADN et évoluent chacune dans sa zone d’influence. Dès que les choses reviendron­t à la normale, le bien-fondé de notre démarche sautera aux yeux», estime l’ingénieur en mécanique diplômé de l’EPFZ, 3600 heures de vol et plus de 6000 atterrissa­ges en avion au compteur, qui se dit serein. «Si la pandémie ne dure pas cinq ans, nous avons les moyens de faire face», rassure-t-il, en parlant des 200 salariés des deux sociétés.

Le ciel est pourtant loin d’être dégagé pour les nouveaux partenaire­s, qui harmonisen­t petit à petit les couleurs de leurs 23 appareils sur fond d’étoiles valaisanne­s, à défaut de fusionner et de donner naissance à Air Valais, comme en rêvent certains. «Il ne faut jamais dire jamais. Mais, à ce stade, ce projet ne représente pas du tout une option», coupe Philipp Perren, qui voit pointer d’autres menaces sur son radar. Parmi les plus sérieuses, l’arrivée possible de la Rega en Valais, seul canton où la société de sauvetage n’est pas présente alors que celui-ci totalise le tiers des interventi­ons du pays.

Ou, plus inquiétant, la redistribu­tion des cartes en matière de sauvetage imposée par le Tribunal fédéral à la suite d’un recours de la compagnie sédunoise Heli-Alps. Une décision du TF qui oblige le canton à procéder à un appel d’offres pour l’organisati­on de secours héliportés dorénavant. Autant dire que le verdict du Conseil d’Etat, attendu pour 2022, génère pas mal de souci du côté de Sion et de Zermatt. «Mais comment imaginer que nos deux structures, dont je n’ai pas peur de dire qu’elles sont les meilleures au monde en matière de sauvetage, puissent être écartées?» interroge Philipp Perren.

Dernier danger, et non des moindres: la concurrenc­e féroce qui fait rage dans le ciel romand, où volent plus de 40 engins. «Il y a même une compagnie glaronaise qui tente de pénétrer le marché en cassant les prix. Et je ne parle pas de celles qui vont jusqu’à supprimer le prix du survol pour attirer les clients (le survol est le temps de vol entre la base et le lieu où l’appareil charge des personnes ou de la marchandis­e, ndlr). A 40 francs la minute pour les vols de transport et 45 francs pour les vols de plaisance, cela fait vite des milliers de francs de différence», dénonce Bernard Vogel. «Mais tout le monde ne survivra pas à ce régime. Ça va finir par saigner. L’hémorragie aura ceci de bon qu’elle ramènera la branche à la raison», estime Philipp Perren. La guerre du ciel aura bien lieu…

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