Roaditude

MON NOM EST CALAMITY JANE

MYTHOLOGIE DE LA ROUTE

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Les routes ont leurs légendes, que celles-ci soient angéliques ou noires.

Mon nom est associé à un écheveau de routes bien singulière­s : les routes de la Conquête de l'Ouest. Je m'appelle Martha Cannary, connue sous le nom de « Calamity Jane ». Née dans le Missouri au milieu du XIXe siècle, j'ai très jeune pris la route afin de conquérir mon indépendan­ce, d'assouvir ma soif d'aventures.

Oui, je sais. Les sociétés, les valeurs évoluent. Au XXIe siècle, je n'ai pas bonne presse. On me cloue au pilori d'avoir participé aux guerres menées contre les Indiens. Dans ce cas, je vous donne raison. On me conspue aussi pour mon alcoolisme, mes jurons, mes talents de fleur de trottoir, on m'accuse d'avoir inventé des exploits, d'avoir construit pas à pas ma légende. Et là, je vous donne tort.

M'habillant en homme — en Europe, vous avez Jeanne d'Arc —, j'ai tenté d'être enrôlée dans l'armée. À cette époque, l'armée ne voulait pas du sexe dit « faible ». Tenace, j'ai participé à une expédition géologique dans les Black Hills, pénétrant en territoire sioux. Engagée comme éclaireur par le général Custer ( que les Indiens appelaient « Pahuska », « Cheveux longs » ), chargée de missions périlleuse­s, j'ai sillonné l'Arizona, combattant les Amérindien­s. Mea culpa. Je n'ai pas pressenti que les guerres que nous menions étaient le prélude d'un génocide.

Les routes du Wyoming, sous les ordres du général Crook, en direction du Fort Laramie, les routes du Montana, du Dakota menant au Fort Fetterman, à Deadwood, je les ai arpentées à cheval, en carriole, à pied, en reine des beuveries, en tireuse d'élite, en infirmière, en putain royale. Pour tout vous avouer, les défaites de Custer à Little Bighorn, de Crook à Rosebud Creek lors des guerres indiennes, je m'en foutais comme d'une guigne. Dès l'aube du 25 juin 1876, j'ai su que Custer périrait lors de cette attaque, que face au chef Sioux Crazy Horse, face aux chefs Cheyennes, les hommes du septième régiment de cavalerie mené par Custer seraient anéantis.

TOUS LES MÉTIERS

Calamity Jane n'est dans son élément qu’on the road.

Convoyant du bétail sur les routes du Wyoming, de Californie, de l'Oregon, roulant ma bosse dans le Dakota du Sud, prospectan­t de l'or sur des terres qu'aucune femme blanche n'avait foulées, j'ai brillé dans des spectacles retraçant la Conquête de l'Ouest, j'ai endossé tous les métiers, tous les rôles, éclaireuse, cow-boy, éleveuse de bétail, danseuse de saloon, justicière, conductric­e de caravane, lingère, serveuse de bar, cuisinière, conteuse, queen de la dive bouteille, pilier de bar, chiqueuse de tabac, as de la gâchette.

Ma route fut celle du labyrinthe : je m'appelle Calamity Jane, pas Ariane, je n'ai pas de fil pour m'échapper du dédale de mon existence.

Moi, Calamity Jane, je suis un homme comme les autres. Mon cheval, mon fusil, mes bottes à éperon et une bouteille de gnôle sont mes meilleurs amis. La route, man, de mon temps, c'était l'inconnu, le Wild West, la traversée de canyons. C'est pas pour des prunes qu'on m'a surnommée « Calamity Jane, l'héroïne des plaines ». Je suis un mec comme les autres. Pour retrouver le général Custer à Little Bighorn, j'ai dû me jeter à l'eau, traverser la rivière. Je suis heureuse d'avoir des descendant­es, des bad girls comme Bonnie Parker pour qui choisir la route, c'est dire adieu à la vie de femme au foyer.

ZONES FLOUES

Les XIXe et XXe siècles sont des époques bien soupçonneu­ses. On me rapporte que l'authentici­té des lettres à ma fille et de mon autobiogra­phie a été mise en doute. C'est donc ma faute si, honteuse des défaites de Little Bighorn et de Rosebud Creek, l'Amérique m'a poussée sur le devant de la scène ? C'est donc ma faute si, pour tenir debout, cette nation a besoin de se forger des héros, de fabriquer des surhommes, des mythes ? Les nombreux blancs, les multiples zones floues de mon histoire vous démangent. Combien d'Indiens, Calamity Jane a-t-elle tués sur les routes de l'Arizona ?

A-t-elle scalpé ses ennemis comme certains le prétendent ? Mystère.

Quel bonheur d'avoir vécu à une époque où partir sur les routes permettait de vous réinventer, de tourner le dos à l'être que vous étiez. Moi, Calamity Jane, éprise de liberté, de grands espaces nus et sauvages, les sortilèges de la route m'ont happée dès mon enfance. La fée de l'aventure a dû se pencher sur mon berceau. Dans tous les États que j'ai traversés, j'ai laissé un bout de ma légende. Dommage que je ne sois pas née Sioux. J'aurais planté mon tipi au sommet des Black Hills, fumé le calumet de la paix et interdit aux colons blancs de traverser nos routes, nos montagnes et nos rivières sacrées.

(VB/Crédits photo: Science History Images, Alamy)

Véronique Bergen est une écrivaine et philosophe belge, vivant à Bruxelles. Docteur en philosophi­e, elle siège à l'Académie Royale de Langue et de Littératur­e françaises de Belgique.

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