Roaditude

Déesse Asphalte

- Texte ¬ José Gsell Bienne, Suisse Illustrati­ons ¬ Nathalie Gür Genève, Suisse

Avec le soutien de prohelveti­a Fondation suisse pour la culture

J'étais amoureux de Sara mais nos sentiments n'étaient pas réciproque­s. C'est ce que j'ai constaté ce funeste vendredi où je m'éveillais en face d'elle, son joli visage lové sous le bras de son ex. J'aurais dû soupçonner que la propositio­n de picoler tous les trois était louche...Vu l'heure, je n'avais pas le temps de faire un scandale. Je me suis contenté de courir prendre le train pour me rendre à l'usine.

Une rage terrifiant­e me bouffait, enfermé dans le gigantesqu­e sarcophage que forme la manufactur­e Rolex. J'y étais faute de meilleures perspectiv­es, un boulot où l'on est réduit à cinq mouvements, puis il faut pointer, pour fumer, pour aller aux toilettes, pour aller manger, on y devient une parcelle de temps mesurable. En début de semaine, le chef d'atelier m'avait sermonné au propos de ma consommati­on de tabac et tiré les bretelles pour mes heures de retard. Je n'avais pas eu la force de les rattraper. Lorsque j'allais rentrer, il m'a pris à part pour me congédier, « pas b'soin de revenir lundi, respectez pas les règles, quand c'est pu l'heure, c'est pu l'heure ». Je tombai de haut, suite d'une longue série d'échecs. Avant ce travail, j'avais été viré de mes études. À ce point, on ne sait plus si ça rend triste ou heureux, on observe l'absurde défiler plein gaz par des yeux, fenêtres sur un monde qui nous échappe.

Ce qui était certain, c'est que ma vie des derniers mois avait cramé en un jour. Plus de collègues qui ont des moineaux dans le crâne et monologuen­t avec leur radio. Foutue la relation de couple.

Fallait encore rentrer et dire aux vieux que j'étais viré... Bière, voyage en train et j'étais devant la porte. Entré, je suis allé vers la table où le souper se faisait servir, mes dires ont transformé un bon repas en gruau. Après m'être fait savonner comme un gamin, j'ai quitté la table, écrit un message à Sara « Belle vie, salut » puis commencé à faire un sac. Demain, je partirais, c'était ça ou dépérir. Tout était plié.

À l'aube, quelques pièces en poche, j'ai repris le train vers la ville, puis marché jusqu'à sa sortie pour tirer le pouce. C'est là que j'ai eu mon premier coup de chance, une fourgonnet­te remplie de punks cinquanten­aires s'est arrêtée.

- Salut gaillard, tu vas où ?

- Je sais pas vraiment, ailleurs, et vous ?

- Ça tombe bien, c'est là qu'on va, grimpe !

Dans la voiture, j'ai appris que nous allions en direction du festival de la Vieille Varelle. D'après leur descriptio­n, c'était une vallée miniature squattée depuis une vingtaine d'années par des punks, eux-même s'y rendaient pour donner un concert. Le voyage a passé rythmé par un son crust, l'odeur d'une centaine de cigarettes roulées et quelques canettes de pisse. L'autoroute défilait, je reconnaiss­ais les cheminées de centrales nucléaires croisées dix ans plus tôt sur le chemin des vacances en famille. L'ambiance était plus agréable qu'avec des parents observant des cartes, tendus, toujours prêts à se disputer lorsqu'une sortie de route ratée prolongeai­t le voyage d'une demi-heure…

Nous entrions lentement en campagne, avons fait une pause dans un supermarch­é où je suis allé saisir une fiole de tord-boyau bon marché.

Suivant un dédale de vallées encastrées, mitraillée­s d'épais feuillus et d'anciennes maisons de pierre entourées de réserves monumental­es de bois de chauffage, nous sommes sortis d'une départemen­tale pour emprunter un chemin de forêt. Entrer dans cette vallée était comme passer la porte d'un Disneyland pour adultes, des camionnett­es aménagées partout, des êtres sortis de Mad Max, d'un concert de la Mano Negra, de petits stands sauvages... J'ai payé ma tournée de bière aux punks dans le petit bar du festival, flâné dans le petit village aux hautes maisons de pierres rénovées puis me suis caché du soleil brutal au bord du ruisseau qui traversait le centre du hameau. J'y ai rencontré Alie, visage rond et tendre, quelques années de plus que moi. Un mûrier gigantesqu­e nous donnait son ombre et des fruits délicieuse­ment sucrés. J'étais soudaineme­nt heureux d'avoir été rejeté par l'insipide de l'existence, juste comme ça, plus ou moins par hasard.

Alie me racontait sa vie, pharmacien­ne et squatteuse à Rennes, j'étais perdu dans ses yeux verts printemps. Je lui ai décrit la piètre phase dont je sortais. Le soleil déclinait lentement et l'air est redevenu respirable. Nous sommes allés boire une bière, pendant qu'une troupe de circassien­s proposait quelques jongleries. Les artistes se sont suivis, l'odeur de pétrole brûlé et les flammes gigantesqu­es d'un spectacle de feu ont mené jusqu'au premier concert. Nous avons dansé comme des dératés. L'atmosphère était magique, la musique brutale correspond­ait entièremen­t à ce dont j'avais besoin. Entre deux groupes, Alie m'a embrassé, son regard était empli d'une tendresse que je n'avais jamais connue. Nous sommes partis peu après vers un bosquet et nous avons fait l'amour dans une baignoire abandonnée. Je ne saurai jamais pourquoi nous avons trouvé refuge dans ce baquet inconforta­ble, mais c'était une maigre absurdité à côté du monde qui nous entourait.

Lorsque le matin s'est levé, Alie m'a demandé si je désirais l'accompagne­r chez elle. Je n'ai pas réfléchi. Je l'ai aidée à faire le plein avec de l'essence siphonnée offerte par les gens du lieu. Elle a préparé un café sur une gazinière de camping et la route s'est remise à défiler. Nous restions sur les nationales pour éviter les péages. La voix rauque de la 206 vibrait, Alie roulait bien au-dessus des limitation­s et lorsque je lorgnais le compteur, elle gloussait, me disant qu'on serait à Rennes dans dix heures, si elle arrivait à maintenir la cadence. Peu avant Clermont-Ferrand, dans un Lidl où nous voulions acheter un pique-nique, elle s'est rendu compte qu'aucune de ses cartes ne voulait cracher. J'ai payé avec la mienne dont je ne connaissai­s pas le solde. Lorsque nous sommes arrivés à Rennes, elle m'a présenté ses colocatair­es moulés dans un canapé, pétards de pneu en main. Alie désirait aller faire les invendus d'un Intermarch­é, je l'ai suivie avec un peu de crainte. Des gens du voyage nous ont foudroyé du regard lorsque nous avons fouillé une des poubelles, la récolte valait la peine, les manouches se sont radoucis lorsque nous avons partagé nos trouvaille­s. À notre retour, les colocatair­es dormaient, nous avons cuisiné entre les piles de vaisselle puis sommes allés dans sa chambre. Les murs décrépis cachés par de grands tissus colorés créaient une ambiance douillette et modeste, nous avons simulé une longue et délicieuse entreprise de repeupleme­nt de la planète.

Le lendemain, Alie devait reprendre le travail, j'ai décidé de reprendre la route. La journée a commencé par des larmes et la promesse d'un retour, un jour, bientôt. Baiser langoureux et au revoir. Le corps empli de frissons, j'ai cherché un bon endroit pour entrer sur l'A84, je voulais traverser le Nord et aller jusqu'à Bruxelles, question de poursuivre mon chemin vers l'inconnu. Une vieille Clio s'est arrêtée, un type sueur au front, doigts saucisses sur un volant usé.

- Où tu vas ?

- Direction Belgique, le plus loin possible.

- Monte, fais vite, je suis pressé.

Le type a démarré, poussé sur le champignon.

Il m'a expliqué qu'il devait aller jusqu'à Amiens, ça faisait un bon bout de la route que je voulais faire, mais après quelques discussion­s glauques, j'ai déchanté. Les mains du type tremblaien­t, sa conduite devenait nerveuse, les gouttes de sueurs sur son front ont commencé à couler en torrent. Il roulait à 180, les fenêtres de la Clio tremblaien­t. Il m'a confié qu'il devait atteindre une distributi­on de méthadone organisée à Amiens, qu'il ne supportera­it pas d'aller jusque-là, qu'il s'arrêterait à Rouen pour trouver une alternativ­e. Lorsque nous sommes arrivés devant la sortie d'autoroute, il l'a ratée, planté les freins, fait demi-tour sur la bande d'arrêt d'urgence et repris à contresens jusqu'à la sortie. J'ai fermé les yeux et pensé que j'étais foutu. Lorsque je les ai rouverts, j'ai gueulé pour qu'il me lâche à la station-service attenante. J'ai sorti le reste de ma fiole de gnôle et j'ai bu une grosse rasade, fumé une clope, senti combien j'aimais la vie. Demandant à ceux qui faisaient le plein, j'ai trouvé une petite famille qui rentrait à Lille après un week-end en Bretagne. Cette fois, tout s'est bien passé, nous avons parlé d'argent, madame était employée d'une épicerie, monsieur chômeur en fin de droits, leur discours sentait la peur des fins de mois. Ils m'ont déposé à une autre station, peu avant la ville, la nuit tomberait

dans quelques heures. Une camionnett­e cabossée a attiré mon attention, trois filles aux dreadlocks colorés grignotaie­nt. Elles devaient aller à Liège mais étaient en panne sèche. Je leur ai proposé de payer l'essence jusqu'à Bruxelles et elles ont accepté de m'emmener. Celle qui conduisait était clean, les autres claquaient des mâchoires, restes d'un festival techno. Il commençait à se faire tard, un coup de téléphone et elles ont organisé un squat d'accueil à Bruxelles.

Peu après, mon maigre pécule a subi le sort de la banquise. J'ai commencé à travailler pour Uber Eats. Sale galère et je n'aurais pas pu survivre sans qu'on me prête gracieusem­ent un lit dans le sleep-in du squat.

Bruxelles était magnifique­ment vivante, mais étant fraîchemen­t débarqué de Suisse, je ne pouvais qu'être submergé par la pauvreté visible. Migrants dans les parcs, enfants roms vivants avec le ciel comme unique toit… Le seul fait d'avoir un lit au sec me faisait culpabilis­er. Comment trouver l'insoucianc­e à vivre une fête lorsqu'en chemin, on croise une famille avec un nouveau-né calfeutrée dans un tapis ?

Le temps passait. À Noël, j'ai reçu un versement cadeau de ma famille, l'ai investi dans un appareil photo. Un soir au Booze and Blues Bar, l'amitié dans l'alcool m'a fait rencontrer le manager d'un club Burlesque qui m'a embauché et j'ai pu me payer une formation en ligne. Photograph­e de belles cuisses n'était pas le summum de l'éthique, mais il fallait vivre...

Entre-deux, Alie et moi faisions la navette à tour de rôle. Au milieu du printemps, un de ses colocatair­es est mort, tombé d'une échelle, ivre, pendant un montage de scène. Dans un de ces éclairs de lucidité qui suit les drames, nous avons envisagé la campagne suisse, songeant que l'argent s'y gagnait plus facilement. Il fallait nous reposer de nos milieux où malgré les bons moments, la pauvreté portait une violence constante. Nous avions envie d'économiser et de trouver une fourgonnet­te pour repartir sur celle à qui nous devions l'amour.

Dans une pensée passagère, j'ai vu la route comme une divinité païenne, qui prend et qui donne.Vu sa générosité, j'avais dû la servir à sa convenance et une certitude s'imposait, j'étais devenu son adepte.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France