Sept

«J'aurais dû remettre les documents D'UBS à la presse»

Malgré tous ses déboires, Christoph Meili ne regrette pas d’avoir sauvé des documents sensibles de la broyeuse D'UBS, en 1997. Si c’était à refaire, il ne commettrai­t pas les mêmes erreurs. Fin 2015, il recevait sept.info chez lui pour sa première intervi

- Alain Maillard (texte) & Matthieu Jublin (image)

Non, Christoph Meili n’est pas amer en cette année 2015. A plusieurs reprises pendant l’entretien dans sa petite maison contiguë de Wil, bucolique bourgade saint-galloise, il nous dit qu’il va bien. Malgré tout? Oui, trotz alles. L’affirmet-il pour s’en convaincre lui-même? C’est le doute qui m’accompagne tout au long de ces deux heures de conversati­on à bâtons rompus en allemand. Parce que l’amertume imprègne indubitabl­ement tout son récit.

Il nous a accueillis sur son parvis d’un sourire engageant, la poignée de main ferme. Je m’attendais à un homme méfiant, lui que la presse alémanique n’a pas ménagé, traçant ses douze ans de mésaventur­es américaine­s, moquant en 2009 «le plus célèbre gardien suisse» rentré «se cacher chez Mami» (titre du Blick), dénonçant en 2011 son refus de rembourser 20’000 francs d’aide sociale. Un homme brisé? Mais non, Christoph Meili est visiblemen­t content de nous recevoir. De parler. Ce solide gaillard né en 1968 plaisante, même, nous demandant sur le chemin de son salon d’un blanc paisible: «Vous voulez voir les montagnes d’or dans ma cave?» Un silence, puis: «C’est ce que les gens croient.» La voilà déjà, la première pointe d’amertume.

S’il n’a plus donné d’interview depuis 2011, c’est à cause de sa plainte contre un article du Wiler Nachtricht­en, un journal local. «Sans me contacter ou me parler, en racolant ce qu’ils ont trouvé sur internet, ils ont publié en première page que j’étais fichu, qu’on ne savait pas où j’habitais… Tout était faux.» Il a gagné en justice et attend le rectificat­if. Il n’est pas dans l’édition de ce jour. «S’il le faut, j’irai jusqu’au Tribunal fédéral.» Avoir sauvé quelques feuilles coupables de la broyeuse D’UBS, la plus grande banque de gestion de fortune au monde, ne lui a rien rapporté. Pourtant il ne faisait que suivre la volonté du gouverneme­nt suisse, le Conseil fédéral, qui venait d’interdire la destructio­n de tout document historique en lien avec l’allemagne nazie. Mais la Suisse se sentait sous pression. On était en pleine affaire des fonds juifs, une crise politique nationale aux répercussi­ons internatio­nales. Dénigré, vilipendé, Christoph Meili, le «traître à la patrie» a été menacé de mort. II s’est alors exilé et a reçu de l’argent. Mais, à son retour, il n’en restait plus

rien. «Bon, il me reste une récompense: je suis célèbre», lâchet-il en souriant. Oui, reconnaît-il, ce n’était pas déplaisant d’être invité à s’exprimer en superhéros par les organisati­ons juives qui réclamaien­t aux banques suisses la restitutio­n de comptes en déshérence de victimes du nazisme.

Aujourd’hui encore, il s’expose volontiers, se laisse filmer à loisir, suggère un autre plan. J’ai lu ce que son ex-femme a déclaré en 2002 dans une interview à J. weekly, l’hebdomadai­re de la communauté juive de San Francisco: «Il devient frustré et déprimé quand il n’obtient pas d’attention.» La page est tournée. Le temps a passé. Aujourd’hui, avec sa nouvelle épouse, il parvient à reconstrui­re sa vie grâce à l’oubli médiatique. On ne le reconnaît plus trop aujourd’hui. Il peut se promener en paix dans les rues de Wil.

La célébrité, il ne l’a pas cherchée. Employé sans histoire d’une entreprise de gardiennag­e, il était régulièrem­ent affecté au siège D’UBS à la fameuse Bahnhofstr­asse de Zurich. Quand il a vu ce container rempli de documents destinés à la broyeuse, le 8 janvier 1997, pourquoi a-t-il guigné leur contenu? Il venait de voir La liste de Schindler, le film de Spielberg sur l’industriel allemand qui sauva environ 1’100 juifs d’une déportatio­n fatale. Moins d’un mois auparavant, le 13 décembre, le gouverneme­nt suisse venait d’interdire la destructio­n de tout document d’époque afin que la commission Bergier, chargée de vérifier la réalité historique, puisse les étudier. Et justement, une partie des documents destinés à la déchiquete­use portait sur ces années. «J’ai juste pensé: on ne peut pas faire ça, on doit conserver ces documents. J’ai arraché quelques pages pour les emmener chez moi. C’était juste une bonne action, une B.A. de boy-scout.» Ces feuilles déchirées, principale­ment des titres de propriété en Allemagne nazie, il les remet quelques jours après à la communauté israélite de Zurich. Laquelle – à l’insu de Christoph Meili – va les apporter à la police. Il ne s’y attendait donc pas? «Non, je voulais juste qu’ils les analysent. Pour moi, c’était tout.» Et soudain, son nom est cité au cours d’une conférence de presse de la police zurichoise, la nouvelle attire l’attention de la presse internatio­nale. Il devient une star tout en se retrouvant inculpé pour avoir trahi le secret bancaire (l’affaire sera classée par le procureur en octobre 1997). Oui, à tout ça, il repense souvent. Oui, il a fait des erreurs. Celle d’avoir donné les documents originaux sans faire de copies. Celle, surtout, d’être parti aux Etats-unis en avril 1997. «Je n’avais plus de travail, j’avais des enfants âgés de deux et quatre ans, j’ai paniqué. L’avocat new-yorkais Ed Fagan est venu me voir avec des survivante­s de l’holocauste, des vieilles femmes qui me demandaien­t de les aider encore. Je recevais du courrier d’amérique, on me promettait du travail, de l’aide financière.»

La réalité sur place s’avère bien différente. «Beaucoup de théâtre, de show, rien de concret. J’étais invité à parler dans des synagogues, les gens donnaient de l’argent. Mais pas à moi, aux organisate­urs. Je ne recevais rien. J’étais instrument­alisé.» Il finit par décrocher un travail et se retrouve à surveiller la sécurité d’un gratte-ciel new-yorkais pour 16 dollars de l’heure, un salaire si bas qu’il parvient à peine à faire vivre la famille. Il s’exile à nouveau, en Californie cette fois, où un avocat, fils de survivants, lui a obtenu l’inscriptio­n gratuite à la Chapman University pour y suivre des cours de communicat­ion. Là aussi, il s’aperçoit qu’il est utilisé. «L’école me voulait pour vendre ma notoriété. Ils pouvaient afficher que le héros Meili était chez eux, c’était un argument de marketing pour convaincre des familles d’y inscrire leur enfant et débourser 200’000 dollars. Ils me disaient que je ne pouvais pas partir.» Tout au long de son séjour aux Etats-unis, l’argent est un problème. Le dédommagem­ent promis pour sa contributi­on à la restitutio­n des fonds en déshérence ne vient pas. Les relations avec son épouse se détérioren­t au point qu’un jour, elle l’accuse d’avoir menacé de la tuer, ainsi que ses enfants et de se suicider après. Il est arrêté, passe une nuit en détention. On est alors juste quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001. L’amertume, ici, est évidente: «Il y avait la loi martiale. Au moindre problème, on était traité comme un criminel. Et j’étais un étranger. J’ai été incarcéré dans une prison militaire, j’ai vu comment ça se passait. Les droits personnels n’existaient plus.» Oui, il reconnaît la dispute avec son épouse, mais elle a «manigancé» son accusation avec une amie. Dans J. weekly, en 2002, il a déclaré que c’était un malentendu. Peu après, le couple divorce. Les années qui suivent sont dures, pénibles. Christoph Meili peine à étudier, d’ailleurs il n’obtiendra jamais son diplôme. Il se remarie, mais il déprime. «En ces temps difficiles, il n’y a eu personne pour m’aider. Aucun avocat, aucune organisati­on juive.»

Quand enfin l’argent arrive en 2003, à la suite du fameux accord entre les banques suisses et les plaignants qui, pour 1,25 milliard de dollars, met fin à toute l’affaire, les Meili touchent un peu moins que le million promis: 775’000 dollars. La somme est versée à l’avocat de son ex-épouse. Sa part se réduit à 325’000, précise-t-il. A peine de quoi vivre le temps d’essayer d’achever ses études. A quoi bon rester en Amérique? Rien ne s’est passé comme il l’avait espéré. Il a finalement retrouvé du travail comme gardien, mais dans une vidéo postée sur Youtube en 2009, il affirme avoir dû quitter son logement pour raisons financière­s et dormir dans sa voiture. Il quitte sa deuxième épouse et décide de rentrer en Suisse en 2009. Il ne s’attend pas à un bon accueil. Les ventes du livre que lui a consacré une journalist­e, Patricia

Diermeier, auraient à peine atteint les 200 exemplaire­s en Suisse. Pourtant il se laisse volontiers accompagne­r par le Blick sur le chemin du retour. Toujours ce besoin d’attention?

Sa mère vit dans le village thurgovien de Sirnach, c’est là qu’il s’installe. Une lettre de lecteur paraît dans la Thurgauer Zeitung, lui suggérant de s’exiler à Jérusalem. L’ancien président D’UBS, Nikolaus Senn, l’a traité d’antihéros. Il ne trouve pas d’emploi. Là aussi, fait-il remarquer, personne ne l’aide, pas même la communauté juive quand il la sollicite. «Une seule personne m’a apporté du soutien, une journalist­e juive que j’ai appelée quand j’étais aux poursuites pour une facture d’électricit­é de 50 francs qui, avec les rappels, avait gonflé à 450 francs. Le service social, lui, n’a rien voulu savoir, alors que les poursuites rendaient difficile la recherche d’un logement ou d’un job. Ils m’ont juste répondu: ce n’est pas notre problème.» L’amertume encore. Au service social, il affirme être traité «comme un criminel». Il doit accepter un programme d’occupation, c’est normal, mais le sien consiste à travailler sur un chantier pour 1,50 franc de l’heure. «Après six mois, j’avais le dos brisé.» Arrêt de travail. La situation s’améliore quand, en 2011, il déménage à Wil. Là, il ne sent plus d’hostilité. Je regarde sur une carte: entre Sirnach et Wil, il y a… trois kilomètres. Oui, sourit-il, à trois kilomètres près, le climat social est complèteme­nt différent. Le canton de Thurgovie est beaucoup plus conservate­ur que celui de SaintGall. Là enfin, il trouve un travail: représenta­nt commercial pour une entreprise zurichoise. A 40%. Il aimerait travailler davantage, mais c’est au moins ça.

S’il veut continuer à parler publiqueme­nt, dit-il, c’est pour rétablir la vérité. Les 20’000 francs que lui réclame désormais l’aide sociale, évidemment qu’il ne les paiera pas. «En Suisse, théoriquem­ent on doit rembourser. Mais, dans la pratique, personne ne le fait, à moins de gagner au loto ou d’arriver tout à coup à un salaire de 10’000 francs par mois. Sirnach a essayé de me les réclamer, j’ai recouru en justice et j’ai gagné. Sirnach m’a aussi facturé 3’000 francs pour les repas de midi pendant mon programme d’occupation. Je les rembourse progressiv­ement à raison de 50 francs par mois. Tout cela est mal compris, interprété de travers et les journalist­es écrivent que Meili ne veut pas rembourser…» A l’arrivée, non seulement Christoph Meili n’a rien gagné financière­ment, mais son exil sans cotiser aux assurances sociales lui vaut un trou, dit-il, de 500’000 francs à l’assurance-vieillesse et survivants (AVS). A la retraite, il devra demander les prestation­s complément­aires. «Il y a des gens qui viennent me dire: tu sais, tu aurais dû exiger de l’argent, tu aurais dû vendre ces documents, tu es un mauvais businessma­n… Ou alors: tu avais affaire aux Juifs, ils doivent bien avoir de l’argent… La réalité, c’est que nous avons été manipulés. Je me souviens d’avoir été très bien reçu à Jérusalem quand j’y ai été invité pour recevoir une médaille de Yad Vashem, le mémorial et centre de recherches sur l’holocauste, ajoute-t-il. J’y suis retourné il y a deux ans, mon nom ne figurait nulle part. J’ai demandé des explicatio­ns, on m’a dit que ça n’avait été qu’une cérémonie, que j’étais beaucoup trop jeune pour figurer dans la liste des Justes parmi les nations. C’est pareil pour les 35 récompense­s que j’ai reçues: tout ça, ce n’est que du plastique.» Il a été en colère, il a été triste, il a eu besoin d’une psychothér­apie. Mais il relativise. Ce qu’il a vécu n’est rien en comparaiso­n de l’holocauste. Il trouve de la force dans sa foi et, ajoute-t-il, dans la reconnaiss­ance de ses propres faiblesses.

Si c’était à refaire? Il ferait pareil. Parce que «naturellem­ent» il est resté le même Christoph Meili qu’à l’époque. Aujourd’hui, il prendrait des photos pour disposer de preuves. En 1997, l’usage actuel du téléphone portable n’existait pas. Dans le container D’UBS, il a vu d’autres documents qu’il n’a pas pu récupérer. Des papiers importants selon lui, montrant notamment que l’eidgenössi­sche Bank, principale banque suisse d’affaires de l’époque, ainsi que de riches familles suisses ont financé Adolf Hitler dans les années 1920. Si quelque chose a changé, c’est sa vision du monde et de son pays. «En prenant du recul, on voit mieux. Les banquiers internatio­naux ont toujours gouverné le monde depuis la Suisse, et ces jeux-là continuent.» Tout de même, n’a-t-il pas été un peu trop loin quand il a déposé à New York, avec l’avocat Ed Fagan, une plainte réclamant six milliards de dollars à UBS? Difficile, alors, de ne pas le croire intéressé ou complice d’un chantage. «C’était pour les six millions de victimes de l’holocauste. Nous donnions une chance à la banque de trouver un arrangemen­t avec les juifs et avec Christoph Meili. L’argent n’aurait pas été pour moi, je l’aurais donné plus loin.» En janvier 1997, il n’avait encore jamais entendu parler de whistleblo­wers, de lanceurs d’alerte. Il a entendu le terme pour la première fois en Amérique. «Ce qu’on m’a dit en Suisse, c’est que j’étais un traître à la patrie parce que je n’avais pas informé mon chef.» Qu’aurait fait alors la direction D’UBS si elle avait été informée par un garde de sécurité qui constatait la destructio­n de ces documents sensibles?

Et si c’était à refaire? Et bien Christoph Meili ferait le contraire. «J’aurais dû remettre les documents D’UBS à la presse plutôt qu’à la communauté juive. Je ne voulais pas d’argent, je voulais seulement alerter le public, qui a le droit de savoir.»

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