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«Pour l'ouverture continue de nouveaux espaces critiques»

Le sociologue français Francis Chateauray­naud a inventé l’expression de «lanceur d’alerte». A la place de «prophète de malheur». Il nous explique pourquoi…

- David Brun-lambert

En 1995, Francis Chateauray­naud enquêtait sur celles et ceux qui disent non. Qui, un jour, osent s’opposer au système et le dénoncer. Pour le changer. Pour nous faire évoluer. A l’époque, on les appelait les «prophètes de malheur». Une formule trop disqualifi­ante «pour ceux qui prenaient la parole afin d’éviter que le pire ne se réalise», a alors estimé le sociologue avant, dans la foulée, d’inventer le terme de «lanceur d’alerte». Un concept qui a depuis évolué. Et tant mieux, confie l’auteur, avec Didier Torny, de l’essai fondamenta­l Les Sombres précurseur­s – Une sociologie pragmatiqu­e de l’alerte et du risque.

Dans quel contexte avez-vous élaboré dès 1996 le concept de «lanceur d’alerte»?

Tout est parti d’un programme de recherche qui s’intitulait les «prophètes de malheur». Il visait à étudier les formes de dénonciati­on dans le domaine des risques, en prenant appui sur des travaux antérieurs, popularisé­s depuis sous l’expression de «sociologie de la critique». Luc Boltanski, avec qui je travaillai­s à l'ecole des hautes études en sciences sociales à Paris, m’avait confié la responsabi­lité de ce programme. Au moment précis où commençaie­nt les recherches de terrain à la fin de l’année 1995, plusieurs objets d’alerte et de controvers­e surgissaie­nt ou resurgissa­ient dans les espaces politico-médiatique­s français et européens: l’amiante, la radioactiv­ité, à l’occasion des dix ans de l’accident nucléaire de Tchernobyl, ou encore le scandale de la vache folle. Lors des premiers entretiens avec des acteurs, en particulie­r Henri Pézerat, toxicologu­e à l’université de Jussieu, j’étais gêné par la référence à la «prophétie de malheur», car, malgré les incertitud­es, certains dangers étaient plus que tangibles et la formule était disqualifi­ante pour ceux qui prenaient la parole afin d’éviter que le pire ne se réalise. J’ai alors proposé de parler de «lanceur d’alerte» pour décrire toute personne, tout groupe, et même institutio­n qui rompt le silence ou prend le contrepied d’un discours officiel pour signaler l’imminence d’une catastroph­e ou dévoiler un processus fatal, mais lancinant, déjà à l’oeuvre derrière les apparences normales.

Pourquoi ce terme s’est-il généralisé en lieu et place de l’idée de «prophète de malheur», théorisée par Hans Jonas?

Dans la pensée de Hans Jonas, le «prophète de malheur» n’a pas cette connotatio­n péjorative qu’il prend dans les échanges francophon­es. Je cherchais une expression moins chargée, ouvrant de nouvelles possibilit­és analytique­s, tout en désignant la réversibil­ité potentiell­e des processus: le lanceur d’alerte se situe en amont ou dans les phases initiales d’un processus et vise à éviter que le danger ou le risque ne se réalise. Pour cette raison, lancer une alerte est une attitude éthique et vertueuse chargée de positivité. Cela explique que de multiples acteurs l’aient investi comme une catégorie politique positive, liant capacité d’action, liberté de parole et ouverture d’avenir. De fait, c’est devenu un marqueur essentiel de tout régime démocratiq­ue pour lequel le futur reste ouvert. La conception de l’action et de l’espace public qui accompagne la notion de «lanceur d’alerte» doit beaucoup à l’usage que nous faisons, en sociologie, de l’oeuvre de Hannah Arendt.

Comment avez-vous vu évoluer la place du lanceur d’alerte dans nos sociétés depuis les années 1990?

C’est une des questions traitées dans mes ouvrages les plus récents, Argumenter dans un Champ de Forces (2011) et Aux bords de l’irréversib­le (2017). Depuis les années 1990, quantité d’événements se sont produits. Je peux citer l’évolution du capitalism­e et son rapport avec les technoscie­nces ou la montée de la problémati­que climatique et la réussite de l’alerte portée par le Groupe d'experts intergouve­rnemental sur l'évolution du climat. Mais il y en a beaucoup d’autres: la multiplica­tion des controvers­es sur les risques liés aux nouvelles technologi­es, biotechnol­ogies et nanotechno­logies, notamment, les maladies émergentes; la lutte contre le terrorisme qui a changé le sens des mots vigilance et alerte; les conflits sur les modèles urbains, agricoles, énergétiqu­es, avec des alertes sur les effets à long terme du régime de production hérité

#Hannaharen­dt

des Trente Glorieuses ou encore la multiplica­tion des affaires de corruption et de détourneme­nt en tout genre. Sans oublier, last but not least, la transforma­tion des mondes numériques, le web étant devenu un gigantesqu­e champ de forces, comme l’ont montré les révélation­s d’edward Snowden.

Comment avez-vous vu les médias s’emparer de la question des «lanceurs d’alerte», et pour quel type de traitement?

Les médias francophon­es, en Europe et au Québec, ont très tôt contribué à la diffusion du concept de «lanceur d’alerte», mais en ont modifié le sens en effaçant très vite le distinguo, important à mon sens, entre dénonciati­on et alerte. Si l’expression percole très tôt, notamment à la suite d’une interview que j’avais accordée à Libération en décembre 1999, peu de temps après la sortie du livre Les Sombres Précurseur­s, il faut attendre 2008 et plusieurs colloques et événements mobilisate­urs, pour que les médias dits de référence reprennent la notion afin d’en faire une traduction bien pratique de la notion anglo-américaine de whistleblo­wer… Et depuis plusieurs années, c’est la figure du lanceur d’alerte dévoilant un scandale ou des pratiques douteuses qui prédomine dans les médias, reléguant presque au second plan les lanceurs d’alerte sanitaires et environnem­entales. Il s’agit d’un acte de disclosure (divulgatio­n) qui très souvent met en danger l’auteur des révélation­s, avec généraleme­nt des poursuites judiciaire­s dont les rebondisse­ments sont racontés sous le mot-clé «lanceur d’alerte».

Ce qui n’est pas tout à fait la définition de départ… En tant que sociologue, je n’ai pas à m’opposer aux transforma­tions du sens. Il me faut plutôt considérer l’arc complet des significat­ions dont se remplit le concept au fil des événements. Et de ce point de vue, même si je trouve que la figure du scandale financier occupe parfois un peu trop de place, je considère qu’il y a eu un réel enrichisse­ment de l’objet «lanceur d’alerte» depuis les années 1990.

La distinctio­n entre journalist­e et lanceur d’alerte s’est-elle brouillée ces dernières

années? Je ne parlerais pas de brouillage de frontière, mais plutôt d’une réouvertur­e de fronts décisifs: ceux qui concernent le journalism­e d’investigat­ion et le secret des sources, et ceux qui engagent l’indépendan­ce des médias dans un contexte de forte concentrat­ion des pouvoirs. Ce qui vient causer du brouillage, c’est à l’évidence la multiplica­tion des blogs et des sites militants. Et bien sûr, les réseaux sociaux qui ont transformé radicaleme­nt la diffusion et le traitement des informatio­ns et donc la circulatio­n des signaux d’alerte et des débats qui les accompagne­nt.

Que nous dit aujourd’hui le statut du «lanceur d’alerte» de la santé de nos démocratie­s?

Il y a une pluralité de définition­s concurrent­es de la démocratie, selon que l’on entre par la constituti­on et les droits qu’elle pose comme intangible­s, par les relations instituées entre les différents pouvoirs, par les formes de représenta­tion et de délégation, par les capacités de mobilisati­on et de création de contrepouv­oirs, par les formes de participat­ion à toutes les échelles de la vie publique... Tous ces éléments sont constammen­t travaillés par des rapports de forces et de légitimité­s. Les lanceurs d’alerte, dans toutes leurs modalités d’expression, créent une sorte de mise à l’épreuve des fonctionne­ments à l’oeuvre, en révélant surtout la manière dont opèrent des réseaux d’influence, mais aussi dont des dispositif­s de régulation masquent ou bloquent en la retardant, la prise en compte de nouveaux dangers. Lancer une alerte, c’est ouvrir un espace de confrontat­ion et de prise de parole, remettre en question les savoirs et les pouvoirs, produire d’autres versions du futur proche ou lointain; et c’est aussi sortir des acteurs du sommeil ou de l’indifféren­ce. Mais toute la question réside dans le devenir de l’alerte. Doit-elle simplement contribuer à la meilleure régulation d’un système politique ou rendre possible sa transforma­tion, elle-même plus ou moins radicale? Pour ma part, j’ai une préférence pour les

transforma­tions graduelles donnant des prises solides aux citoyens, les ruptures radicales ayant souvent pour inconvénie­nt d’engendrer des réactions et des mouvements contraires. Mais cela dépend des dossiers et de leur degré d’intensité critique du point de vue politique.

Quel regard portez-vous sur le statut quasi iconique acquis par certains lanceurs d’alerte comme Snowden par exemple?

Il y a, à n’en pas douter, une forme d’héroïsatio­n des lanceurs d’alerte dont la cause a, sinon absolument réussi, du moins conquis des publics et fait bouger énormément de lignes. Comme il a opéré d’emblée à une échelle géopolitiq­ue, Edward Snowden est devenu la figure de proue des lanceurs d’alerte avec un côté seul contre tous qui tend parfois, dans les récits, à minimiser la mise en réseau qui a permis l’impact de ses révélation­s. Pour ma part, j’ai tendance à m’intéresser à des cas plus discrets et je m’attache à insister sur trois points qui contribuen­t à dépersonna­liser quelque peu les processus: l’importance des milieux et des dispositif­s dans lesquels naissent les alertes; le travail politique de séparation de l’alerte et du lanceur, nécessaire à la mobilisati­on et à la prise en charge des éléments en cause; l’ouverture des espaces d’enquêtes et de recherches, des formes de savoirs et de connaissan­ces rendues possibles par toute alerte. Ce dernier point permet de suivre l’évolution des controvers­es qui en découlent, modifiant le jeu des certitudes et des incertitud­es sur lesquelles nous parvenons à fonder, ou non, nos actions et nos jugements. Une alerte réussie est avant tout un processus d’apprentiss­age par lequel se découvrent énormément de choses sur les prions, sur les évolutions du climat et les questions énergétiqu­es, sur les alternativ­es à l’agricultur­e intensive, sur les écosystème­s, les abeilles, les fonds marins ou les processus de défense cellulaire des personnes exposées à des toxines, sur l’organisati­on des lobbies à Bruxelles…

Quel type de mobilisati­on citoyenne a engendré les alertes lancées ces dernières années?

Dans le cas des OGM et des gaz de schiste, les mobilisati­ons ont été spectacula­ires. Mais c’est bien sûr variable selon les pays, ce qui renvoie au point précédent sur la nature des agencement­s politiques dans lesquels opèrent les acteurs. Il y a des dossiers dans lesquels c’est la dimension judiciaire qui porte le maximum de tension – comme dans le cas de l’amiante, avec des trajectoir­es très différente­s, par exemple en Italie ou en France. Dans ce cas, c’est moins la mobilisati­on citoyenne qui est en cause que le fonctionne­ment de l’institutio­n judiciaire. Et le terme de mobilisati­on est lui-même à inter- roger. Face aux enjeux climatique­s ou de biodiversi­té, la mobilisati­on opère à différente­s échelles; elle prend la forme de réalisatio­ns alternativ­es concrètes sur le terrain, et pas forcément celle d’un conflit politique ouvert. Il faut de ce point de vue, et c’est l’objet des travaux de mon groupe de recherche, le Groupe de sociologie pragmatiqu­e et réflexive, s’attacher à saisir les processus dans leur diversité, sans les réduire à leur visibilité médiatique. En outre, bien des histoires d’alerte ne sont pas terminées et personne n’en connaît précisémen­t le terme. C’est pour cette raison que la manière d’en parler fait partie des enjeux de toute mobilisati­on et contre-mobilisati­on; on l’a constaté avec le climatosce­pticisme ou la résistance des milieux de l’agrochimie face aux éléments de plus en plus tangibles concernant l’impact des néonicotin­oïdes. Les champs de forces dans lesquels se déploient alertes, controvers­es et mobilisati­ons sont eux-mêmes feuilletés, distribués, plus ou moins interconne­ctés, et souvent les porteurs de cause se trouvent en concurrenc­e ou doivent revoir leur façon de hiérarchis­er les problèmes – cela a été longtemps préjudicia­ble pour des causes peu visibles ou laissées de côté.

Par exemple? Les questions des pesticides, de la pollution de l’air, mais aussi de la santé au travail.

«Il y a, à n’en pas douter, une forme d’héroïsatio­n des lanceurs d’alerte.»

Faut-il redouter que, face à la multiplica­tion des affaires révélées par des lanceurs d’alerte, les groupes susceptibl­es d'être mis en cause par une «fuite» renforcent la surveillan­ce de leurs employés rendant toute possibilit­é d’alerte de plus en plus difficile?

Oui. Les groupes les mieux organisés, et dont les intérêts économique­s sont directemen­t en jeu, chercheron­t à accroître leur emprise sur les éléments susceptibl­es de briser la «loi du silence». La gamme des stratégies utilisable­s est inépuisabl­e, y compris le retour à une forme d’intimidati­on ou de violence directe. C’est pour cette raison qu’une partie de mes travaux porte sur une autre figure, symétrique à celle du «lanceur d’alerte»: «l’empreneur», nom que j’ai donné à toute entité capable de produire une relation d’emprise durable, relation dont ne peut se déprendre la cible sans y laisser plus que des plumes… Cela conduit assez logiquemen­t à la question démocratiq­ue qui doit être posée et reposée à l’occasion de chaque alerte. Tout lancement d’alerte est une sorte de test d’efficience des contre-pouvoirs dans tous les secteurs de la vie sociale.

Mais à l’heure actuelle en Europe, il n’existe aucune véritable instance indépendan­te à laquelle des citoyens puissent adresser directemen­t leur alerte?

C’est l’un des échecs les plus patents des efforts menés depuis 2005 pour organiser un droit du lanceur d’alerte robuste. En France, la loi Sapin II, votée en 2016, a apporté des éléments de consolidat­ion juridique, mais elle a aussi contribué à saborder plusieurs avancées obtenues avec la loi de 2013 sur les alertes sanitaires et environnem­entales. La critique pointe surtout l’obligation procédural­e d’alerter d’abord par voie hiérarchiq­ue ou à travers des autorités, comme les préfets, dont l’indépendan­ce est loin d’être garantie. Cela peut contribuer à la neutralisa­tion évoquée dans la question précédente et à l’organisati­on du retard dans la prise en charge. Cette législatio­n est le résultat de compromis et de nombreux acteurs sont intervenus. Il faudrait y consacrer un chapitre entier d’ouvrage, d’autant qu’il y a eu la séquence relative au « secret des affaires» qui tendait à annuler, de facto et de jure, la pertinence de la protection des lanceurs d’alerte. Quand on sait qu’un des porteurs de cette logique du «secret des affaires» n’est autre qu’emmanuel Macron, devenu président de la République et dont beaucoup semblent découvrir après coup le style autoritair­e et le peu d’intérêt pour des processus démocratiq­ues ouverts, il y a du mouron à se faire pour le devenir des lanceurs d’alerte, notamment dans les entreprise­s et les administra­tions. Mais là encore, l’histoire n’est pas écrite. Ce qui importe, c’est l’ouverture continue de nouveaux espaces critiques et de nouvelles formes d’expression citoyenne. C’est en y contribuan­t que la sociologie devient, pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu, un véritable sport de combat.

«C’est l’un des échecs les plus patents des efforts menés depuis 2005 pour organiser un droit du lanceur d’alerte robuste.»

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