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«L'alerte est une forme d'insurrecti­on intime»

Depuis plus de vingt ans, William Bourdon oeuvre «toujours du mauvais côté de la barrière». L’avocat français défend les torturés de Guantanamo, les victimes de la finance mondialisé­e, les travailleu­rs exploités par les multinatio­nales ou les lanceurs d’a

- David Brun-lambert

Auteur d’un Petit manuel de désobéissa­nce citoyenne, William Bourdon, défenseur passionné des droits de l’homme en lutte contre les «biens mal acquis», étend aujourd’hui son combat au continent africain où il a lancé une plateforme consacrée à la protection des lanceurs d’alerte. Interview.

Comment comprendre l’émergence du phénomène des lanceurs d’alerte dans nos sociétés?

Ce mouvement naît de la prise de conscience générale que des risques multiples, visibles et invisibles, pèsent sur la planète et du sentiment d’impuissanc­e ou de défaillanc­e, voire du comporteme­nt fautif, des grands acteurs publics et privés. Il y a une conviction de plus en plus partagée par les citoyens du monde que ceux qui ont pour mandat de protéger les intérêts publics, ou qui sont élus pour cela, jouent les Cassandres sur l’état de la planète, et, en même temps, ne font pas ce qu’il faut. Cette contradict­ion a mutualisé un sentiment de coresponsa­bilité qui se mondialise. Dans cette constellat­ion, il y a des citoyens très ordinaires qui, pour des raisons complexes et multiples, deviennent parfois des citoyens extraordin­aires, capables de rebattre toutes les cartes de leur existence – sociale, amicale, profession­nelle – parfois au risque de leur vie, notamment en Afrique. Ils se sentent un devoir de porter à la connaissan­ce du public de très graves atteintes à l’intérêt général, en mesurant parfaiteme­nt les risques que de telles révélation­s comportent. Que ce soit dans l’atteinte à l’intégrité de l’etat, dans le domaine de la responsabi­lité sociale ou environnem­entale, de la corruption ou de la santé publique. En Europe par exemple, quatre grands scandales financiers sur cinq ont été révélés parce que des gens de l’intérieur ont été tellement scandalisé­s par ce qu’ils ont vu ou par ce qu’on leur a demandé de faire, qu’ils ont franchi le pas de l’alerte. Au nom du seul intérêt général, certains ont pris des risques considérab­les: mort profession­nelle, persécutio­n au sein de l’entreprise, criminalis­ation… La condamnati­on prononcée contre Antoine Deltour, artisan des Luxleaks, incarnatio­n même du lanceur d’alerte, en est un exemple. De même, si nous avons obtenu gain de cause devant les prud'hommes face à la banque suisse UBS pour Stéphanie Gibaud, cela ne compensera jamais les épreuves subies.

En quoi est- ce différent du combat pour la liberté d’un Martin Luther King ou d’un Gandhi?

Au XXE siècle, les citoyens se dressaient pour mettre à bas les grandes tyrannies: Martin Luther King ou Gandhi exerçaient, pour reprendre l’expression d’hannah Arendt, un ultime droit d’appel des citoyens face à une situation de blocage légal et politique. Les citoyens du XXIE siècle se dressent eux contre deux nouvelles tyrannies: celle de l’hypercupid­ité de l’oligarchie financière et celle de la toute-puissance des services de l’etat, magnifiés et célébrés comme seuls boucliers face à la menace terroriste. C’est avec cette intuition qu’il y a dix ans j’ai écrit mes premiers articles sur les lanceurs d’alerte, puis que je suis devenu l’avocat français d’un certain nombre d’entre eux: Antoine Deltour, Hervé Falciani, Stéphanie Gibaud, Edward Snowden, Nicolas Forissier ou Philippe Pichon.

Or les lanceurs d’alerte manquent encore de protection…

La situation évolue. Avant la fin de cette décennie, la grande majorité des pays européens se sera dotée d’une protection pour les lanceurs d’alerte sous la pression citoyenne. Mais aussi parce qu’il y a un certain nombre de responsabl­es dans le secteur privé ou étatique qui comprennen­t l’intérêt de ren-

«Si nous avons obtenu gain de cause devant les prud'hommes face à la banque suisse UBS pour Stéphanie Gibaud, cela ne compensera jamais les épreuves subies.»

forcer cette protection, afin de mieux faire respirer la démocratie. Eux-mêmes cherchent à se protéger des risques que parfois ils ne savent ou ne veulent pas anticiper. Ils ont entendu ce message et mesuré que fermer la porte à ces signaux d’alarme puissants les ferait aussitôt assimiler à ceux-là mêmes qui veulent maintenir au sein des oligarchie­s politiques et industriel­les l’omerta sur ce que l’hyperprofi­t peut mener à fabriquer. Je songe à des logiques illégalist­es extrêmemen­t clandestin­es, ou encore ce que la lutte contre le terrorisme peut conduire à justifier, soit de graves entorses à l’etat de droit. Ce qu’a révélé Edward Snowden.

Vous avez lancé en mars 2017 à Dakar la Pplaaf, la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique. L’associatio­n travaille en partenaria­t avec les plus grands cabinets d’avocats africains et les plus importante­s ONG présentes sur le continent, mais aussi tout un réseau de médias africains de plus en plus profession­nels et par ailleurs très courageux. Pourquoi vous être impliqué dans cette aventure? Parce qu’il y a des continents où il n’y a pas ou quasi pas de protection légale des lanceurs d’alerte. Et que là, ils risquent leur vie! C’est là aussi que la colère monte: le Printemps arabe, ses ambiguïtés et ses inachèveme­nts… Certains citoyens de la société civile africaine ne supportent plus que la grande corruption soit un cancer pour la démocratie, pour la croissance, pour l’indépendan­ce de la justice. C’est notamment le cas du banquier congolais Jean-jacques Lumumba, que je défends et qui a dénoncé le système de Kabila. Et en face, ils ont des régimes qui ne tolèrent en aucun cas qu’on leur rappelle leurs obligation­s. Il faut trouver des couloirs sécurisés, sanctuaris­és, pour permettre à ces lanceurs d’alerte africains de révéler à la face du monde les injustices qui ravagent leur continent. Peut-être un jour cette plateforme sera-t-elle étendue à l’amérique du Sud et à l’asie.

Revenons en France. En 2016, le parlement a adopté la loi Sapin II qui prévoit de donner des garanties aux lanceurs d’alerte dénonçant des faits jugés répréhensi­bles au sein de leur secteur ou de leur entreprise. Pour beaucoup, il s’agit là d’une avancée significat­ive. Cela dit,

vous militez encore pour l’instaurati­on en France d’une Haute Autorité indépendan­te dédiée à la protection des lanceurs d’alerte. Pourquoi?

Cette loi Sapin II, fruit de la volonté du ministre de l’economie et des Finances de 2014 à 2017, présente des points positifs. Il existe désormais une agence française contre la corruption, ainsi qu’un mécanisme nouveau de protection des lanceurs d’alerte. La loi est plus universell­e que précédemme­nt et place la France à un niveau relativeme­nt satisfaisa­nt. On n’a pas tant de lois votées au cours de la mandature du président François Hollande dont on peut se réjouir. Mais dans le cas concret, il faut souligner le pas accompli. Toutefois, un mécanisme me paraît critiquabl­e dans cette loi. Celui qui prévoit que, sauf danger imminent, le salarié ou l’agent public doit d’abord s’adresser en interne. Cela pose un problème, car, comme je l’ai constaté dans certains dossiers, pour un lanceur d’alerte potentiel, cela peut signifier se jeter dans la «gueule du loup». Par ailleurs, c’est une nouvelle génération de directeurs juridiques ou de directeurs des ressources humaines qui devra désormais s’habituer à être des lanceurs d’alerte de seconde main. Il faut qu’il y ait un référent pour accueillir cette alerte. Si le référent du lanceur d’alerte est identifié comme étant lui-même un risque parce qu’il va mettre le doigt sur des mécanismes de blanchimen­t qui bénéficien­t à un certain nombre d’administra­teurs ou d’actionnair­es, il va se retrou-

«Les lanceurs d’alerte sont plus exposés que les journalist­es. Les faits révélés peuvent être très périlleux en termes légaux et de réputation éthique pour les plus puissants de la planète.»

ver en péril également. J’ai connaissan­ce d’un certain nombre de banques ou d’entreprise­s qui affichent les engagement­s ou les chartes anticorrup­tion les plus formidable­s, et chez lesquelles pourtant la réalité s’avère bien différente. On peut se demander parfois si les engagement­s les plus sophistiqu­és ne sont pas un moyen de faire paravent pour masquer la pérennité d’un certain nombre de comporteme­nts. Le lanceur d’alerte doit être maître des horloges et de sa stratégie. S’il considère qu’il est nuisible pour lui de s’adresser en interne, il faut lui laisser la liberté de choisir: s’adresser au procureur ou aller voir un journalist­e…

Vous regrettez aussi que l’immunité des lanceurs d’alerte ne puisse toujours pas être accordée au domaine des services secrets.

Effectivem­ent, un Snowden français ne peut donner l’alerte sans courir le risque d’être criminalis­é en raison du secret défense ou du secret d’etat. Un dispositif différent devra être prévu tôt ou tard. Par ailleurs, la loi exclut de la protection ce qui relève du secret profession­nel, notamment la relation client-avocat. Les avocats sont soumis à des obligation­s antiblanch­iment, mais on aurait pu imaginer un mécanisme spécifique. Il peut en effet arriver que des avocats dans de grands cabinets d’affaires soient exposés à des cas de blanchimen­t. Je trouve regrettabl­e qu’on n’ait pas imaginé un mécanisme leur permettant de donner l’alerte autrement qu’en informant leur bâtonnier, ce qui introduit une logique de filtrage qui n’est aujourd’hui plus adaptée.

Les lanceurs d’alerte font-ils aujourd’hui le travail d’investigat­ion hier imparti aux journalist­es?

Les lanceurs d’alerte sont plus exposés que les journalist­es. Les faits révélés peuvent être très périlleux en termes légaux et de réputation éthique pour les plus puissants de la planète. C’est la raison pour laquelle plus ces risques sont élevés, plus des barrières sont et seront élevées pour empêcher ces révélation­s, et plus les risques de criminalis­ation sont grands. Les lanceurs d’alerte sont au départ des personnes ordinaires qui n’ont pas vocation à révéler des secrets et qui ne bénéficien­t pas du secret des sources. L’alerte, lorsqu’elle vient de l’obscurité, de l’ordinateur d’une filiale d’une grande banque européenne, d’un grand service secret ou des dossiers confidenti­els d’un grand laboratoir­e pharmaceut­ique n’est possible que parce que quelqu’un de l’intérieur l’a lancée, comme Irène Frachon dans l’affaire Mediator. Paradoxale­ment, on le voit bien, plus les lanceurs seront protégés, moins ils auront l’obligation de désobéir, c’est-à-dire de violer la loi, et moins il y aura de désobéissa­nts. Bien évidemment il y en aura toujours, car comme le dit Georges Bernanos «il faut beaucoup d’indiscipli­nés pour faire un peuple libre».

La désobéissa­nce civile est-elle un devoir moral? Je dirais plutôt une exigence citoyenne qui va bien au-delà de la morale publique. Il y a cette perception confuse, parfois débridée, très hétérogène, que les citoyens sont en danger, et que ceux qui sont supposés les protéger font parfois exactement l’inverse, profitant de leur pouvoir pour commettre des abus. Comme le dit Václav Havel, l’alerte est une forme «d’insurrecti­on intime». Quelque chose qui fait que votre conscience se soulève. Qui fait que des citoyens s’engagent parce qu’ils ont le sentiment que leur passage sur cette terre n’a de sens que s’ils lui donnent de l’utilité et qu’ils garantisse­nt une forme de transmissi­on allant dans le sens du progrès social. Lancer l’alerte va au-delà de l’utilité. C’est une injonction intime qui est faite à un individu de participer au sauvetage de la planète, à l’humanisati­on de la mondialisa­tion, et d’ériger des remparts contre la nouvelle morale mondiale qui s’installe, ce cynisme, qui est aujourd’hui comme un crachat à la figure des citoyens.

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