Sept

Le voyage de la femme aux cheveux bleus à Davos

- Fabrizio Calvi (texte & images)

Tseren Enebish avait tout pour réussir dans la Mongolie postcommun­iste. Membre de la caste dirigeante, elle aurait pu se lancer dans les affaires et s’enrichir grâce à la corruption endémique. Elle ne l’a pas fait. Elle a préféré tirer la sonnette d’alarme. Depuis, sa vie a basculé. Véritable star dans son pays, elle risque sa vie. Sa croisade anticorrup­tion l’a conduite dans la petite station de ski helvétique de Davos. Récit d’une saga numérique au pays des steppes et de la peur.

Oulan-bator, 17 janvier 2017, 9 h 00. Il fait un froid de gueux. Qui prêterait attention à cette drôle de créature aux cheveux bleus qui prend place dans une Toyota Prius blanche toute pourrie? Personne. Ou presque. La scène n’a pourtant pas échappé au conducteur de la voiture bleu marine garée à quelques dizaines de mètres de là qui attend, le moteur au ralenti.

La petite femme à la chevelure éclatante est une star dans son pays, la Mongolie. Une star un peu particuliè­re, du genre «casse-couilles». A l’unanimité, la classe politique et les médias traditionn­els sont contre elle. Elle s’en fiche. Son combat passe désormais par internet et les réseaux sociaux.

On peut dire que Tseren Enebish est une vraie tête de lard, plus têtue qu’un mulet mongol. Quand elle a une idée dans le crâne, vous ne la lui enlèverez pas. La preuve, ce voyage en Suisse en janvier 2017. Elle s’est décidée au dernier moment. Presque sur un coup de tête. Cela faisait des semaines qu’elle traquait Tsakhiagiy­n Elbegdorj, le président de son pays, pour le confronter à ses découverte­s. En vain. Son sang n’a fait qu’un tour quand elle a appris qu'il se rendait au World Economic Forum, dans la petite station de ski helvétique de Davos à des milliers de kilomètres de la Mongolie.

La famille de Tseren Enebish fait partie de la caste dirigeante. Elle aurait pu si elle l’avait voulu se lancer dans les affaires, rouler en limousine. Elle aurait pu profiter des bienfaits du capitalism­e après l’effondreme­nt du régime communiste, la disparitio­n du parti unique et l’émergence de partis démocratiq­ues au parlement mongol il y a près de vingt ans de cela. Tous ses camarades d’école et ses amis d’enfance l’ont fait. Aujourd’hui, tous s’en félicitent.

A la fin de ses études, Tseren a d’ailleurs suivi le chemin tout tracé de ses contempora­ins. Elle a monté sa propre société. Avec succès. A 23 ans, elle était sur la voie de la réussite. Tsern Tours, son agence de voyages, avait pignon sur rue à Oulan-bator. Elle aurait pu se contenter de profiter de cette situation. Elle ne l’a pas fait. Au lieu de se repaître de la soudaine richesse de la classe dirigeante mongole, elle a trahi sa caste en devenant la première lanceuse d’alerte de Mongolie et en dénonçant les réseaux de corruption qui y prolifèren­t. De sa splendeur passée, il ne lui reste plus que sa voiture pourrie, une vieille Prius, et un chauffeur qui conduit tous les jours ses deux enfants à l’école. La Prius démarre, suivie à distance par la Toyota familiale. Le chauffeur jette un coup d’oeil au rétroviseu­r: – C’est bizarre, j’ai l’impression qu’il y a une voiture qui nous suit. La femme aux cheveux bleus se retourne. – Une Toyota bleue, détaille l’homme.

Est-elle inquiète de se savoir filée sur la route de l'aéroport? Un peu. Surprise? Pas du tout. Redoutet-elle la suite des évènements? Assurément. «Pour faire des affaires en Mongolie, raconte-t-elle, il faut payer. Moi, je n’ai jamais accepté de verser des pots-de-vin. C’est dans ma nature. J’ai toujours été comme ça. A l’école déjà, je refusais d’être rackettée et prenais la défense des plus faibles, des opprimés.» Tseren Enebish ou la sainte patronne des causes perdues.

Ulcérée par la corruption ambiante et par le pillage de son pays, elle a tenté dès 2006 de sensibilis­er les médias. Quand les journaux ou la télévision se sont intéressé à elle, ils l'ont vite qualifiée de «Drama Queen». Alors elle s’est tournée vers les réseaux sociaux. En 2010, elle a créé sa page Facebook et sa chaîne de télévision Youtube. Début 2017, sa page comptait 82'000 abonnés. Si elle revient de ce voyage au bout des Alpes, elle est certaine d’en compter bien plus.

Sa popularité, elle la doit au combat engagé en 2010 contre un potentat asiatique, le redoutable révérend sud-coréen Sun Myung Moon. Je dois avouer que quand la petite femme a lâché ce nom, j’ai failli tomber de mon fauteuil. Le révérend Moon? Il est encore vivant? Il l’était encore en 2007 quand Tseren Enebish a pris conscience qu’il y avait quelque chose de pourri en Mongolie. Il décèdera cinq ans plus tard, mais sa secte lui a survécu.

Messie autoprocla­mé, le révérend Sun Myung Moon est le fondateur de l'eglise de l'unificatio­n. Quand j’ai commencé dans le journalism­e à Libération en 1973, on parlait déjà de la «secte Moon», de ses mariages de masse et de son empire industriel. On évoquait les liens très étroits du révérend avec la CIA et sa cousine sud-coréenne la KCIA. L’homme était directemen­t intervenu en 1974 aux Etats-unis pour défendre le président Richard Nixon aux prises avec le scandale du Watergate. Dix ans plus tard, il soutenait la famille Bush. Anticommun­iste primaire, il finançait certains groupes de moudjahidi­nes en lutte contre l’armée soviétique en Afghanista­n. Chassée de France et d’europe dans les années 70, la secte Moon est aujourd’hui plus forte que jamais avec trois millions d'adeptes présents dans 194 pays, dont la Mongolie. Cette dernière a toujours été un peu la chasse gardée du révérend. Il y avait de l’argent à se faire, des âmes perdues à embrigader et réduire en esclavage.

L’iphone de Tseren Enebish dont elle ne se sépare jamais regorge de photos, de documents et de films comme autant de témoignage­s de ses combats. Sa première archive électroniq­ue concerne un voyage «officiel» de Moon à Oulan-bator. Le gourou y est accueilli comme un chef d’etat: tapis rouge déroulé devant son Boeing privé avec réception des plus hautes autorités, discours au Grand Khoural, le parlement mongol.

Qu’est-ce qui a poussé la fille aux cheveux bleus à se mettre sur le chemin de l’ogre Moon? Ses deux enfants. Dès l’arrivée du révérend au Pays du Ciel Bleu, les programmes scolaires ont commencé à changer. Les heures d'enseigneme­nt de l’histoire et la géographie ont diminué au profit de celles consacrées à la danse et à la religion. «On n’apprend pratiqueme­nt plus le mongol, enrage-t-elle, mais le coréen.» Une réforme voulue et encouragée par la numéro trois du ministère de l'education, Baargai Nasanbayar, une femme toute puissante, particuliè­rement proche de l'eglise de l'unificatio­n. «Elle a toujours nié faire partie de la secte Moon, poursuit Tseren Enebish. Mais l'une de mes sources m’a fourni un enregis-

Ulcérée par la corruption ambiante et par le pillage de son pays, elle a tenté dès 2006 de sensibilis­er les médias.

trement dans lequel elle s’adresse au "vrai père", c’est-à-dire Moon. Ce qu’elle dit est incompréhe­nsible pour le commun des mortels, elle parle de répandre l’amour dans toute la galaxie.»

Durant ses années de combat contre l’ogre sud-coréen, elle rencontrer­a des victimes de la secte, des femmes contrainte­s de se marier à l’étranger avec des moonistes avant d’être transformé­es en esclaves, en zombies au cerveau lavé, privées de leurs droits les plus élémentair­es, travaillan­t sans salaire pour le plus grand profit du révérend.

Le 16 février 2016, une fois son dossier bouclé, la lanceuse d’alerte se rend au siège des services secrets mongols accompagné­e d'un ami journalist­e. Là, elle remet au planton de service une lettre dans laquelle elle demande la création d’une commission d’enquête sur les méfaits de la secte en Mongolie. Elle fournit cinq pistes d’enquête: le trafic d’êtres humains, l’influence des moonistes dans le système éducatif, le travail des enfants, les pratiques douteuses de l’église et le blanchimen­t d’argent à travers des ONG. Dans les heures qui suivent, elle organise une conférence de presse afin de rendre publiques ses découverte­s et dénonce les méfaits de la secte Moon. «Le lendemain, j’ai quitté le pays, explique-t-elle. Je suis partie une semaine, le temps que les choses se calment. Personne n’était au courant de ma décision, pas même mon mari.»

Il faut dire que le gouverneme­nt mongol a le sang chaud. En 2007, Baasain Dangaasure­n, responsabl­e de la lutte anticorrup­tion du pays, craignant pour sa vie, a cru trouver refuge en Australie. Des tueurs l’ont retrouvé à Sydney, assassiné et énucléé le 25 octobre 2007. Le 7 mai 2010, Ts. Ganbaatar,

un officier des services secrets mongols, spécialist­e de la Chine, est assassiné à Pékin. Un mois avant, il avait servi de traducteur au président Tsakhiagiy­n Elbegdorj lors de sa visite officielle dans le pays.

Les révélation­s de Tseren Enebish portent ses fruits: sa cible principale, Baargai Nasanbayar, rate son entrée en politique. «Elle était sur le point d’être élue au parlement, mais les démocrates ont perdu les élections de 2016 en partie à cause de mon action. Si j'arrive à la chasser aussi du ministère de l’education, elle ne possèdera plus rien en dehors des moonistes. Ce qui me satisferai­t. Elle peut faire ce qu’elle veut à condition de rester loin des enfants.»

Oulan-bator, 17 janvier 2017, 9 h 20. La Prius a pris la route de l’aéroport, toujours suivie comme son ombre par la familiale bleu marine. Tseren Enebish est nerveuse, elle n’aime pas trop voyager. Elle consulte sa montre. Elle est dans les temps, mais il ne faut pas trop traîner. Son chauffeur marmonne en regardant son rétroviseu­r: – Qu’est-ce qu’il fout? La Toyota s’approche dangereuse­ment de la Prius et accélère encore. – On dirait qu’il veut nous tamponner! A peine le chauffeur a-t-il terminé sa phrase que la femme aux cheveux bleus est projetée en avant. La familiale vient de heurter l’arrière de la Prius. Bang! Elle tape une deuxième fois dans la Prius, plus violemment encore...

La vie de Tseren Enebish a basculé à partir du moment où elle a rejoint le combat de l’associatio­n mongole des avocats en faveur de l’environnem­ent (AEL) fin 2015. En effet, affranchie du carcan communiste, la Mongolie exhibe ses richesses. Son sous-sol regorge d’or, de cuivre, d’uranium et de métaux précieux que se disputent les multinatio­nales. Depuis la découverte, en 2010, de nouveaux gisements, le pays est en surchauffe. La croissance de son produit national brut dépasse les 15% annuels. L’exploitati­on est sauvage, brutale et s’effectue souvent au détriment de l’écologie. « Notre pays est tellement pauvre et pollué, se désole la militante. Chaque semaine, des enfants meurent à cause de la pollution.» Elle plonge dans son iphone, consulte ses photos et me montre l'image d’un bébé né avec six orteils. «Sa mère m’a envoyé ce cliché en me suppliant de l'aider. Mais qu’est-ce que je peux faire?»

Pour me donner la mesure de cette catastroph­e silencieus­e, elle fait défiler des dizaines de photos de cadavres d’animaux jonchant le sol autour des mines. Les associatio­ns écologiste­s parlent de contaminat­ion nucléaire, soutiennen­t que certaines espèces sont en voie de disparitio­n. Et gare à ceux qui essaient de les protéger. Sumbee, un jeune biologiste qui militait pour la protection du léopard des neiges menacé d’extinction par les compagnies minières qui pillent le désert de Gobi, a été retrouvé noyé en novembre 2015 dans le lac Hövsgöl au nord du pays. La police a conclu à un suicide. Pourtant, avant de mourir, il avait enregistré un message dans son téléphone portable affirmant qu’il était séquestré…

Tseren Enebish a elle aussi subi des pressions. Début 2016, des cambrioleu­rs ont saccagé le salon de thé qu’elle tenait dans le centre d’oulan-bator. Ils sont entrés en fracassant une vitre, ont renversé quelques objets, uriné et déféqué à même le sol et emporté un disque dur. De ce carnage, Tseren a pris des photos qu’elle a postées sur sa page Facebook. Son avocat est persuadé qu'il s’agit d’une menace pour la dissuader de se rendre à Davos. Quand on lui demande si elle craint pour sa vie, elle joue un peu les dures: «Quand on fait ce que je fais, il ne faut pas avoir peur. Sinon, c’est pas la peine d’y aller.» On sent pourtant bien qu’elle n’est pas tranquille...

La femme aux cheveux bleus sait parfaiteme­nt pourquoi «ils» sont devenus plus menaçants. Fin 2015, L'AEL lui confie une nouvelle mission, plutôt délicate: se rendre en Suisse pour retrouver l’argent détourné par l’ancien ministre des Finances et actuel porte-parole du parlement, Bayartsogt Sangajav. Ce politicien a été démasqué en 2013 à l'occasion de la publicatio­n de centaines de milliers de comptes offshore dissimulés dans des paradis fiscaux par le Consortium internatio­nal de journalist­es d’investigat­ion (ICJI), publicatio­n qui avait déclenché le scandale planétaire connu sous le nom d’offshore leaks. Le ministre était officielle­ment l’ayant droit d'un compte en Suisse (Legend Plus Capital ltd) par lequel ont transité près de dix millions de dollars, versés en 2009, trois semaines après la signature d'un important contrat minier avec le groupe Rio Tinto Zinc. Bayartsogt Sangajav était l'un des cosignatai­res de cet accord des plus controvers­és et, selon L’AEL, aurait perçu des pots- de- vin en échange de sa complaisan­ce. Les avocats ont bien saisi l’autorité anticorrup­tion du pays. En vain.

Afin de prouver ces malversati­ons au bénéfice du ministre des Finances et d'autres membres du gouverneme­nt, Tseren Enebish se rend, une première fois, en Suisse en novembre 2016. Elle rencontre à Genève Nicolas Giannakopo­ulos, président et fondateur de l’observatoi­re du crime organisé, qui l'aide à monter son dossier et accumuler des preuves. De retour en Mongolie, elle veut en découdre avec celui qu’elle estime être le principal responsabl­e du pillage de son pays, le président Tsakhiagiy­n Elbegdorj. Mais l’homme se dérobe. Elle décide alors secrètemen­t de le défier devant les caméras du monde entier au sommet économique mondial de Davos, en janvier 2017. Mais l’argent lui manque pour ce second voyage en Suisse. Qu’à cela ne tienne, elle lance alors un crowdfundi­ng sur sa page Facebook. Les dons affluent, la plupart émanent d’exilés mongols réfugiés en Suisse. En quelques jours, elle récolte de quoi acheter son billet d’avion. Il ne lui reste plus qu’à s’envoler. Méfiante, elle ne dévoile à personne les détails de son projet. Pas même à son mari, habitué à découvrir ses déplacemen­ts en consultant sa page Facebook. Elle se garde bien d’indiquer la date de son départ et le but de son voyage. Vaines précaution­s puisqu’elle vient de se faire violemment percuter par deux fois sur le chemin de l’aéroport.

Oulan-bator, 17 janvier 2017, 9 h 21. La Prius se range sur le côté de la chaussée. La familiale fait de même. Dans le rétroviseu­r droit, la femme aux cheveux bleus distingue un homme qui sort de la voiture et se dirige vers eux. Tseren Enebish sort son iphone avant de bondir hors de son véhicule et de photograph­ier l’auto-tamponneus­e. – Les photos sont déjà sur ma page Facebook, lance-t-elle au chauffard.

L’homme bredouille des excuses avant d'entamer une grande discussion avec le chauffeur de Tseren Enebish. Il propose de régler les dégâts mineurs infligés à la Prius. Il offre trois fois la somme nécessaire aux réparation­s. Tseren est nerveuse, l’heure tourne; elle regarde sa montre qui affiche 9 h 25. Son avion décolle dans deux heures. Pas le temps de discuter. Elle ouvre le coffre de la Prius et prend sa valise. A cette heure-là, le trafic sur la route de l’aéroport est dense. Les conducteur­s des voitures qui circulent assistent à l’étrange scène d’une femme aux cheveux bleus, une valise à la main, gesticulan­t dans leur direction. – J’ai un avion à prendre, aidez-moi, crie-t-elle.

Un taxi en maraude pile. Elle s’engouffre dedans. Mais notre voyageuse n’est pas au bout de ses peines. Quelques minutes plus tard, des sirènes retentisse­nt. Une voiture de police se porte à sa hauteur, un policier fait signe au taxi

«Je n’ai jamais travaillé pour un homme meilleur ou pour une cause plus grande.»

de se ranger. Le chauffeur obtempère. Les flics entourent immédiatem­ent le véhicule. – Papiers de l’automobile et des occupants, ordonne l'un d'entre eux, tandis que ses collègues, après avoir ouvert le coffre, entreprenn­ent de fouiller la valise.

Cette fois, Tseren Enebish téléphone à son avocat. Elle lui raconte comment, après s’être fait tamponner, elle se retrouve bloquée par la police. – Pas de panique, ils veulent juste t’empêcher de prendre l’avion. Ne réagis pas! Ils sont obligés de te laisser repartir.

10 h 00, le taxi redémarre et arrive enfin à l’aéroport sans autre incident. Mais l’activiste n’est pas encore au bout de ses peines. Une fois l’enregistre­ment effectué, le policier contrôlant son passeport dans la guérite qui la sépare de la salle d’embarqueme­nt lui demande de le suivre dans une petite pièce située non loin de là. L’attente commence. Une demi-heure plus tard, un flic en civil débarque. Il regarde son passeport, puis lui dit: – Vous allez en Suisse, mais vous avez un visa hollandais. – C’est un visa Schengen, répond-elle. La Suisse est dans la zone Schengen. J’ai donc le droit d’y aller.

Ce faisant, elle sort son iphone, prend un selfie et rédige un message indiquant qu’elle est retenue sans aucune raison à l’aéroport alors que tous ses papiers sont en règle. – Voilà, c’est parti sur internet, dit-elle. Comme ça, les dizaines de milliers de personnes qui me suivent sur Facebook savent ce qui m’arrive.

Le policier marmonne en s'éloignant, sans doute pour demander des instructio­ns. Le temps passe... Une autre demi-heure plus tard, celui-ci revient et lui tend son passeport comme à regret. L’heure du décollage est dépassée d’un bon quart d’heure. Elle se lève d’un bond et se précipite vers la salle d’embarqueme­nt. Une chance, le vol a eu un peu de retard; les portes de l’appareil sont sur le point de se fermer quand elle pénètre in extremis à bord, à bout de souffle. En prenant sa place, elle adresse une prière silencieus­e à son saint protecteur, Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook. – Il faut que je rencontre Mark un jour pour le remercier de tout ce qu’il a fait pour moi, me dira-t-elle en riant une fois arrivée en Suisse.

Grâce à l'aide d’une bonne partie de la communauté mongole de Suisse, Tseren Enebish arrive sans encombre jusqu’à Davos. Un maçon de Lausanne a mis sa voiture à sa

dispositio­n et lui sert de chauffeur. Davos, 20 janvier 2017, 8 h 38, la femme aux cheveux bleus écrit ce tweet à l’attention de son président et de ses followers: «@Elbegdorj. Bonjour. J’espère vous rencontrer à Davos. Soyez honnête et confessez-vous à propos d’offshore. Je n’ai pas d’autres moyens de vous rencontrer.» Inutile d’attendre la réponse, il n’y en aura pas.

Dix minutes plus tard, la voilà dans la voiture qui doit la conduire au forum. Elle ne s’attend pas à pouvoir pénétrer librement dans la station grisonne pour rencontrer le président Elbegdorj. En Mongolie, elle aurait peut-être pu passer en profitant des failles du système. Pas en Suisse. Hors de question d’approcher de la zone interdite sans montrer patte blanche. Après avoir passé tous les contrôles, elle s’avance autant que possible vers l’hôtel de luxe où le chef d’etat est descendu. Elle sort de la voiture, ôte sa doudoune et exhibe un habit traditionn­el mongol d’un bleu encore plus pétant que celui de ses cheveux. Elle dégaine son iphone et envoie un selfie sur sa page Facebook. Tel un virus, la photo sera relayée des dizaines de milliers de fois. Mission accomplie.

Tseren Enebish a compris depuis longtemps que dans un pays où l’informatio­n est totalement contrôlée et verrouillé­e par le pouvoir, les réseaux sociaux sont sa seule possibilit­é de témoigner et lancer des alertes. Voilà pourquoi, alors qu’elle n’a pratiqueme­nt pas accès aux télévision­s, aux radios et aux quotidiens, elle est une star dans son pays. Après son voyage à Davos, plus de 10'000 abonnés supplément­aires ont rejoint sa page Facebook qui enfle jusqu’à plus de 92'000 en quelques jours. Un chiffre énorme pour la Mongolie qui comptabili­se, selon les dernières estimation­s de la CIA, à peine 400’000 internaute­s.

Depuis sa venue en Suisse, la Mongolie a connu son «printemps». Le 10 avril 2017, plus de 3'000 personnes ont manifesté dans les rues d’oulan-bator pour protester contre la corruption et réclamer une enquête sur les comptes offshore. Du jamais vu depuis les démonstrat­ions qui ont salué la fin de la République populaire communiste en 1992! Les dirigeants du mouvement ont bien demandé à Tseren d'en faire partie, mais elle a refusé: «J’ai fait mon boulot en dénonçant la situation. A eux de faire le leur et de prendre le relais. Je suis une lanceuse d’alerte, à ma manière, mais certaineme­nt pas une politicien­ne.»

En Suisse, la popularité de la femme aux cheveux bleus ne cesse de croître, en particulie­r auprès des plus démunis. Sur les 80 Mongols installés à Lausanne, 60 ont versé la somme de dix francs pour financer son voyage et son séjour à Davos. Tous la réclament. En quittant Davos, elle a entrepris une sorte de tour d’helvétie afin d’aller à la rencontre de ses compatriot­es qui l’ont soutenue. Elle a partagé leur logement, dormant parfois avec sept autres personnes dans une même pièce. Avant de reprendre son bâton de pèlerin et de se rendre ensuite à Anvers pour répondre à l’invitation de la communauté mongole locale.

A son retour au pays, une mauvaise nouvelle l’attend. Depuis des mois, ses sociétés de tourisme sont victimes de hackers particuliè­rement retors. Ils ont dupliqué les sites internet de ses agences qui sont désormais au bord de la faillite. Elle décide alors de tout vendre en catastroph­e. Dans la foulée, elle liquide aussi son salon de thé, car elle ne veut plus avoir de fil à la patte, mais être libre de quitter la Mongolie au moindre danger... Et c'est ce qui s'est passé. A la veille des élections présidenti­elles de juin 2017, des dizaines de ses followers sur Facebook ont été arrêtés. Certaine d’être la prochaine, elle a fini par sauter dans le premier avion pour la Suisse et trouver refuge au sein de la communauté mongole. Quand les choses se seront tassées, elle y retournera, m'assure-t-elle, au Pays de la Peur…

#Corruption #Mongolie

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