Sept

Sabrina De Sousa, la proie facile

Une opération d’enlèvement par la CIA qui foire et voilà Sabrina De Sousa condamnée à quatre ans de prison en Italie. L’américaine, employée modèle dans la guerre contre la terreur, se retrouve sous le coup d’un mandat d’arrêt internatio­nal. Elle s’était

- Fabrizio Calvi (texte) & Pierre Zagdoun (images)

Le 6 octobre 2015, une jeune femme se présente au contrôle de sécurité de l’aéroport de Lisbonne. Elle tend un passeport portugais à l’agent. Encore quelques secondes et elle saura si son plan a fonctionné. Plus que quelques mètres et elle pourra embarquer à destinatio­n de Goa pour enfin rejoindre sa mère. Le policier scanne son passeport, scrute l’écran de son ordinateur. Les secondes semblent des heures. - Madame De Sousa, vous avez aussi un passeport américain. Puis, après un silence: - Il va falloir me suivre.

C’est ainsi que s’achève la cavale de Sabrina De Sousa, ex-agente de la CIA, recherchée par Europol. Après une nuit en détention au quartier général de la police portugaise, elle est relâchée. Mais sans ses passeports, confisqués le temps que la justice portugaise se prononce sur une demande d’extraditio­n vers l’italie.

Quelques jours plus tard, je la retrouve dans le lobby d’un hôtel lisboète. Elégamment vêtue, on dirait que les épreuves n’ont pas prise sur elle. La dureté dans le regard, le très léger rictus qui gâche quelque peu son sourire s'avèrent bien antérieurs à son arrestatio­n. Ils sont les témoins d’une dizaine d’années d'embrouille­s et de coups tordus au service de la Direction des opérations de la CIA. Il fait doux, l’été indien n’en finit pas de bercer Lisbonne. De moi, Sabrina De Sousa sait tout ce qu’elle doit savoir. L’inverse n’est pas forcement vrai. On se jauge. – Il y a un agent du FBI qui parle beaucoup ces temps-ci, lâchet-elle faisant référence à Mark Rossini, l’homme qui aurait dû contrecarr­er les attaques du 11 septembre si des collègues et amis de Sabrina De Sousa ne l’avaient pas empêcher de découvrir ce que la CIA fricotait avec deux des terroriste­s du 11 septembre.

Elle n’ignore pas que je l’ai longuement interviewé à plusieurs reprises. Je mentionne Alfreda Bikowski, l'un des officiers de la CIA qui a fait obstacle à Mark Rossini. Alfreda, la «Reine de la torture», ennemie mortelle de Rossini. – Comment va Alfreda? On se croirait dans un salon de thé. – Alfreda va bien, merci. Elle s’est mariée l’année dernière avec un ancien responsabl­e de la CIA, un homme que je connais bien. A brûle-pourpoint, elle me relance, un sourire narquois aux lèvres: – Que pensez- vous des déclaratio­ns de Mike Scheuer? Mike Scheuer, l'ancien supérieur et mentor d’alfreda, le père fondateur d’alec Station, organisme de la CIA chargé de traquer et de tuer Ben Laden! Un grand joueur d’échec devant l'eternel, mais sur son échiquier les pions sont des êtres humains! Mike Scheuer, que j’ai rencontré pour mon livre 11 septembre, la contre-enquête (Editions Fayard, 2011).

Je me souviens d’une curieuse interview de Mike Scheuer qui jetait en pâture certains secrets de la CIA. Je réalise qu’en fait, Mike Scheuer oeuvre dans les coulisses en faveur de Sabrina De Sousa. Il est l'un des rares à avoir pris sa défense, alors que tous les responsabl­es de la CIA, du départemen­t d’etat et des administra­tions Bush et Obama, l’ont laissée tomber. Je me demande si aux côtés du père fondateur d’alec Station ne se profile pas aussi l’ombre de la «Reine de la torture»… Et qui d’autre encore? L’affaire s’annonce encore plus passionnan­te que je ne l’imaginais de prime abord. Cartes sur table. Je me lance: - J’ai du mal avec vous autres agents de la CIA, je ne sais jamais que penser de ce que vous me racontez. Est-ce du lard ou du cochon? Une question de formatage. J’ai toujours l’impression que vous êtes en mode manipulati­on. Elle sourit.

Ne dites pas à Sabrina De Sousa qu’elle est une lanceuse d’alerte. S’il lui arrive de livrer des secrets de l’agence, c’est parce qu’elle se bat pour ne pas finir en prison, à défaut de retrouver sa liberté de mouvement. Si elle n’avait pas été broyée par une affaire qui la dépasse, nul en dehors de la CIA n’aurait jamais entendu parler de cette femme. Ne comptez pas sur elle pour vous raconter ses missions. Du moins pas maintenant. De son passé on ne saura qu’une chose: elle est entrée à l’agence au milieu des années 1990 par la grande porte, celle des case officiers, les agents qui opèrent à l’étranger. Comme eux, elle est passée par la «ferme», le camp d’entraîneme­nt de la CIA, où elle a appris les ficelles du métier avant d’être envoyée sur le terrain.

La jeune femme a rejoint la CIA parce que son mari en faisait partie et que le travail avait l’air intéressan­t. Pour son premier poste, l’agence l’a gâtée: Rome et ses intrigues. Loin de la dolce vita, elle s’initie aux coups particuliè­rement tordus des services secrets italiens, le SISMI, partenaire et interlocut­eur de la CIA. Sabrina De Sousa apprend l’italien et sait se faire apprécier du directeur du SISMI. Début 2001, alors qu'il est temps de rentrer au bercail, au QG de la CIA à Langley, le chef de la station lui demande de rester encore deux ans en Italie, à Milan cette fois-ci. «Le type qui devait y aller a eu des problèmes de santé, explique-t-elle. Alors on m’a demandé de prendre sa place. Rester trop longtemps dans un pays ce n’est pas bon pour la promotion à la CIA. Mais j’ai accepté. Après tout, c’était Milan…»

Puis, Sabrina De Sousa lâche une bombe: «Après 2001, la péninsule est devenue très importante pour l’administra­tion américaine. Les Italiens ont joué un rôle majeur dans l’invasion de l’irak en 2003.»

En l’écoutant, je crois comprendre que les services de renseignem­ents transalpin­s ont participé à la confection des faux documents destinés à convaincre la communauté internatio­nale de l’existence d’armes de destructio­n massive en Irak. «C’est une histoire capitale, ajoute-t-elle d’un air malicieux. Surtout aujourd’hui avec l’etat islamique. Pourtant, aucun journalist­e ne travaille sur le sujet. Curieux.»

Difficile de ne pas interpréte­r cette révélation autrement que comme une menace déguisée à l’attention de ses anciens collègues. La preuve que sa capacité de nuisance est intacte.

A la voir détendue, élégante dans ce hall d’hôtel, je l’imagine au consulat américain de Milan où elle avait le titre de deuxième attachée. Si elle y a mis les pieds, ce n’est en aucun cas pour s’occuper des passeports, visas ou autres documents officiels, encore moins pour effectuer des tâches consulaire­s. Son statut de diplomate dissimulai­t d’autres activités, moins avouables, comme celles pratiquées dans le cadre des opérations clandestin­es de la CIA. Par exemple, l’enlèvement d’un imam intégriste? Les juges italiens qui l’ont condamnée à quatre ans de prison en sont convaincus. Au début de ses ennuis judiciaire­s, quand il s’est agi d’aller parler à la presse, Sabrina De Sousa affirmait avec force être étrangère à ce qui lui était reproché. Tout juste admettait-elle son appartenan­ce à l’agence. Aujourd’hui, poussée dans ses derniers retranchem­ents par la justice italienne, elle concède avoir joué «un rôle mineur» dans une affaire qui empoisonne depuis plus de dix ans les relations italo-américaine­s: l’affaire Abou Omar.

Plaque tournante du trafic d’armes, Milan est devenue après le 11 septembre 2001 le point de ralliement des groupes islamistes. Dans les mosquées, des imams multiplien­t les prêches enflammés. L’un d’eux attire l’attention des services secrets. Il s’appelle Hassan Mustafa Osama Nasr, plus connu sous le nom d’abou Omar. On le dit membre de l’un des groupes égyptiens les plus extrémiste­s: Al-gama’a al-islamiyya, dirigé par le numéro deux d’al-qaïda, Ayman al-zawahiri. A Milan, Abou Omar vit chez Mahmoud Es Sayed, un proche d’ayman al-zawahiri. Et l’imam ne fait nullement mystère dans ses prêches de ses sympathies pro Al-qaïda.

Les Italiens le surveillen­t étroitemen­t. La CIA aussi. Mais ils n’ont pas grand-chose à lui reprocher, si ce n’est d’avoir envoyé des djihadiste­s en Afghanista­n. Malheureus­ement pour lui, le chef de la CIA à Rome, Jeffrey Castelli, est en chasse. Inquiet de la présence d’islamistes à Milan, il cherche une proie. Il en a repéré une dizaine. Abou Omar est sinon la plus évidente, du moins la plus facile.

Ce choix ne fait pas l’unanimité. Le supérieur de Sabrina De Sousa, Robert Seldon Lady, responsabl­e de l’antenne de la CIA à Milan, est opposé à l’opération. Quant à Sabrina, elle se met en colère dès qu’elle évoque «l’enlèvement extrajudic­iaire» d’abou Omar. Ce qui la choque, c’est l’inutilité de toute cette affaire. Elle n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi la CIA a kidnappé Abou Omar. «Il n’était pas du tout important, assure- t- elle. En plus, la police milanaise le surveillai­t déjà». Mais Jeffrey Castelli en a décidé autrement. Pourquoi? « Nous étions en pleine guerre contre le terrorisme, poursuit Sabrina De Sousa. A l’époque, tout le monde à l’intérieur de l’agence voulait organiser des enlèvement­s extrajudic­iaires. C’était une manière d’obtenir une promotion plus rapidement.» Quelques heures après l’enlèvement d’abou Omar, Jeffrey Castelli a bénéficié d’une double promotion qui, aux dires des experts, l’a propulsé dans le premier cercle des dirigeants de la CIA. Le 17 février 2003, une dizaine d’agents de la CIA kidnappent en plein Milan l’imam intégriste. Abou Omar est transbahut­é jusqu’à la base militaire d’aviano dans le nord de l’italie, puis expédié par vol spécial en Allemagne,

«Nous étions en pleine guerre contre le terrorisme, poursuit Sabrina De Sousa. A l’époque, tout le monde à l’intérieur de l’agence voulait organiser des enlèvement­s extrajudic­iaires. C’était une manière d’obtenir une promotion plus rapidement.»

et finalement en Egypte, terminus de son périple et début de son calvaire. Il y sera torturé par la police égyptienne jusqu’à sa libération en février 2007. En remettant Abou Omar entre les mains brutales de la police égyptienne, la CIA n’espérait pas tant obtenir des informatio­ns que de «retourner» l’imam, l’amener à trahir. Abou Omar serait coutumier du fait. Par le passé, il aurait été l’un des meilleurs informateu­rs de la CIA dans les Balkans. Mais, depuis son installati­on en Italie, Abou Omar ne voulait plus entendre parler de l’agence. La CIA l’a-t-elle enlevé pour le pousser reprendre ses activités d’agent double?

Si aujourd’hui Sabrina se retrouve dans ce hall d’hôtel lisboète plutôt que d’être au quartier général de la CIA, ou dans Dieu sait quel poste à traquer les islamistes, c’est parce que les juges italiens voient en elle l'un des cerveaux de l’enlèvement d’abou Omar. Elle s’en défend, affirme qu’elle a joué un rôle anecdotiqu­e. Certes, elle reconnaît avoir pris part en 2002 aux premières réunions entre la CIA et le SISMI au sujet des «transferts extrajudic­iaires» (les extraordin­ary renditions dans le jargon de la CIA). «Comme je parlais l’italien, on m’a demandé de traduire, minimise- t- elle en souriant. Mais c’est tout. Il n’était même pas question de l’enlèvement d’abou Omar.» A la croire, elle a donc juste participé comme traductric­e à cette réunion au sommet avec le chef du SISMI et le responsabl­e de la station CIA de Rome, Jeffrey Castelli. Son objet: définir les conditions de la participat­ion du SISMI aux extraordin­ary renditions de la CIA. Une coopératio­n indispensa­ble dans un pays allié comme l’italie. Il y aura bien d’autres réunions… «Sans moi», s’exclame Sabrina De Sousa.

Officielle­ment, le SISMI n’apparaît pas dans l’affaire Abou Omar, il craint la justice italienne. Officieuse­ment, c’est une tout autre histoire. Deux carabinier­s régulièrem­ent appointés par la CIA ont pris part à l’enlèvement de l’imam. Malheureus­ement pour Sabrina De Sousa, les policiers italiens sont remontés contre l’agence. Ils ont l’impression que les Américains les ont pris pour des imbéciles. Alors qu'ils surveillai­ent Abou Omar depuis de longs mois dans le cadre d’une vaste opération sur les réseaux d’al-qaïda en Italie, la disparitio­n de l’imam leur a coupé l’herbe sous le pied.

Saisie par la famille de l’imam, la justice italienne ouvre une enquête, confiée au procureur de Milan, Armando Spataro, un vieux de la vieille, un teigneux, un dur à cuire. Spataro, je l’ai connu il y a trente ans alors qu’il se faisait les dents sur les Brigades rouges; puis j’ai suivi sa croisade contre les mafias qui gangrènent la capitale lombarde. En trente ans de carrière, Armando Spataro n’a jamais vu une opération aussi mal conçue et exécutée. Les agents de la CIA auraient voulu être pris sur le fait qu’ils ne s’y seraient pas pris autrement. L’équipe chargée du kidnapping arrive à Milan au début du mois de novembre. Il leur faut quatre mois et onze tentatives pour parvenir à leurs fins. Pour coordonner leurs mouvements, au lieu de talkies-walkies cryptés, les Américains utilisent leurs téléphones portables personnels et règlent les différents frais de l’opération avec leurs propres cartes de crédit. L’équipe descend dans les meilleurs palaces de la ville, certains agents sous leur vrai nom. D’autres font venir leur femme ou leur maîtresse pour passer des week-ends en amoureux à Milan. «Des véritables pieds nickelés», commente un ancien responsabl­e de la CIA. Sabrina De Sousa a une autre explicatio­n: «L’opération a été montée par la station CIA de Rome qui a fait appel à une équipe de l’étranger. Les agents étaient convaincus qu’ils avaient la bénédictio­n des Italiens. Ils ne se sont pas méfiés».

Résultat: LA catastroph­e! Armando Spataro n’a aucun mal à remonter jusqu’aux agents de la CIA. Il lance des mandats d’arrêt contre 23 Américains. «Spataro n’a pas identifié tous les membres de l’équipe, précise Sabrina De Sousa. Seule une poignée des membres de l’opération ont agi sous leur vrai nom.» Parmi eux, le chef de Sabrina De Sousa, Robert Seldon Lady, ancien responsabl­e de l’antenne de la CIA à Milan. Il est le premier à avoir été lâché par l'agence en 2004. Depuis, les anciens agents stationnés en Italie s’entredéchi­rent. C’est le sauve-qui-peut, chacun pour soi.

Abou Omar ne voulait plus entendre parler de la CIA.

Au début, Sabrina De Sousa imaginait s’en sortir indemne. Comme elle était en train de faire du ski au moment de l’enlèvement d’abou Omar, elle est convaincue que les Italiens ne remonteron­t pas jusqu’à elle. En 2004, sa mission en Italie achevée, elle rentre au QG de la CIA, à Langley, prête à repartir pour de nouvelles aventures. Mais un an plus tard, alors que l'enquête débute en Italie, la CIA interdit aux agents concernés de voyager. L’agence sait que des mandats d'arrêt sont sur le point d’être délivrés. De Sousa est née et a grandi en Inde où une partie de sa famille vit toujours. Ses parents sont âgés, elle est inquiète pour leur santé. En septembre, n’étant pas encore dans le collimateu­r de la justice, l’agence l’autorise à se rendre au chevet de son père, très gravement malade. A la condition de ne pas transiter par l’europe.

Par la suite, Sabrina De Sousa comprend qu’elle risque d’être broyée par le formidable engrenage bureaucrat­ique de l’agence. Elle sait que rien n’arrêtera la justice italienne. Alors, dans l’ombre, elle prépare la contre-attaque. Elle peut compter sur deux alliés de taille: Michael Scheuer, fondateur de l’antenne de la CIA chargée de traquer Ben Laden, et Alfreda Bikowski, l'une de ses proches, responsabl­e de certaines opérations d’enlèvement extrajudic­iaires en tant que chef de la section globale Jihad de l’agence. Mais Alfreda travaille encore pour l’agence et ne peut intervenir que dans les coulisses. Contrairem­ent à Michel Scheuer qui parle et donne une interview exclusive, le 4 juillet 2005, au quotidien italien La Repubblica. «Quand les responsabl­es de la CIA ont lu l’interview, ils sont devenus livides, se souvient Sabrina De Sousa. Ils étaient furieux. Michael Scheuer a tout raconté, il a expliqué le rôle de chacun des responsabl­es de l’agence impliqués dans cette affaire. Et il a donné leurs noms». A la fin de l’article, Michael Scheuer conclut: «Vous pensez qu’on aurait créé un tel bordel avec les Italiens en enlevant quelqu’un sous leur nez en plein Milan? Les Américains font des choses stupides, mais pas stupides à ce point.» Vraiment?

Si les responsabl­es de la CIA étaient furieux, Sabrina De Sousa, elle, a dû bien rire sous cape. Avec le temps, l’interview apparaît comme un contre-feu allumé par un ami qui lui veut du bien. Comme à son habitude, Michael Scheuer balance, mais pas au hasard. Il lâche pêle-mêle les noms du directeur des opérations de la CIA, du directeur de l’agence et de son bras droit, de la conseillèr­e du président George W. Bush pour la sécurité nationale et son plus proche lieutenant, et laisse planer le doute sur l’implicatio­n de Bush lui-même.

A Langley, au début 2007, Sabrina De Sousa ne voit rien venir. Le procureur Armando Spataro, qui a déjà inculpé une dizaine de citoyens américains, l’a épargnée. Se doute-t-elle qu’une charge se prépare? Elle s’informe. Ses sources au Palais de justice de Milan sont muettes. Au printemps 2007, Spataro annonce treize nouvelles inculpatio­ns. Elle n’en fait pas partie. Puis, au mois de juillet, trois autres, les dernières. Et là, sa vie bascule.

Le dossier de Spataro est plutôt maigre. Il consiste en un email envoyé par le chef de la station CIA de Rome, Jeffrey Castelli, à son homologue milanais Robert Seldon Lady, un an après l’enlèvement d’abou Omar. «Cher Bob, écrit-il en substance, je me fais du souci pour toi. Je pensais que tu étais en prison en Italie. Ne revient pas en Italie, ici tout le monde se tait. Sabrina m’a dit que tu étais à Genève en attendant que la tempête se calme.» Au début de son enquête, Spataro n’avait guère prêté attention à Sabrina De Sousa. Il ne voyait en elle qu’une diplomate de seconde zone. Mais l'email de Castelli l’intrigue. «Sur la seule base de ce message, argumente Sabrina De Sousa, Spataro a affirmé que j’étais une haute responsabl­e de la CIA coupable d’obstructio­n à la justice. Il m’accuse d’avoir suggéré à Lady de s’enfuir à Genève». A charge, il y a aussi le témoignage d'un agent du SISMI en poste à Milan qui avance que Sabrina De Sousa a été envoyée à Milan pour organiser et superviser l’enlèvement de

l’imam. «Mensonges, proteste-t-elle. J’ai été dépêchée à Milan avant les attaques du 11 septembre 2001, alors qu’il n’était pas encore question d’enlever qui que ce soit.»

En 2007, Sabrina De Sousa ignore tout des charges qui pèsent contre elle. «L’agence ne voulait pas me dire ce qui m’était reproché», explique-t-elle. En tant qu’employée de la CIA, elle ne doit en aucun cas avoir de contact avec la justice italienne et elle n’a pas le droit de prendre un avocat. Face à son silence, les juges italiens désignent un avocat d’office. Il parle à peine anglais, n’entend rien à l’affaire et sa cliente a interdicti­on de communique­r avec lui. Pas facile dans ces conditions d’élaborer une stratégie de défense... «C’est ça la CIA, ironise l’ex-agente. La philosophi­e de l’agence est simple: si nous répondons à la justice, cela veut dire que nous reconnaiss­ons qu’il s’est passé quelque chose.» La politique du silence, généraleme­nt les magistrats n’apprécient pas trop. Et absence ne rime pas avec clémence.

Qui dit inculpatio­n, dit mandat d’arrêt internatio­nal. Conséquenc­e inéluctabl­e, Sabrina De Sousa ne peut plus quitter les Etats-unis depuis 2007. Un douloureux contrecoup: à l’autre bout de la planète, son père se meurt. Elle demande à l’agence de le faire venir aux Etats-unis. «Si la CIA avait accepté, dit-elle, je ne me serais jamais battue. J’aurais tout accepté». Même de travailler jusqu’à la retraite dans un bureau à Langley, avoue celle qui a fait toute sa carrière sur le terrain. En refusant de payer le dernier voyage de son père, l’agence en a décidé autrement. Une manière comme une autre de pousser Sabrina vers la porte. Pourtant la jeune femme s’accroche… Elle a besoin de temps pour organiser sa défense. Elle profite d’être à Langley pour consulter des documents top secret au sujet de l’enlèvement de l’imam. Elle découvre que l’opération a été approuvée par Condoleezz­a Rice, à l’époque des faits conseillèr­e de George Bush en matière de sécurité nationale, qu'elle a sans doute informé. Problème, Condy Rice est depuis devenue secrétaire d’etat. Autant dire qu’elle est intouchabl­e.

Sabrina De Sousa commet alors l’irréparabl­e. Elle décide de se battre contre la CIA: «J’ai d’abord essayé de me faire entendre en interne. Je me suis adressée à mon superviseu­r, puis j’ai été voir le médiateur de l’agence, un type formidable qui a essayé de se battre pour moi. Il a très vite été obligé de renoncer. Il m’a avoué: "Je ne peux plus être en contact avec vous, le septième étage en a décidé ainsi"» Le septième étage, c’est celui de la direction. Elle s’adresse ensuite à l’inspecteur général chargé des enquêtes internes à l’agence qui lui répond: «Ça n’est pas dans mes attributio­ns.»

Finalement, le directeur de la CIA, Michael Hayden, ordonne l’ouverture d’une enquête. De Sousa n’aura jamais accès à ses conclusion­s, sous prétexte qu’elle n’est pas impliquée dans l’enlèvement de l’imam. Un comble au moment

où la justice italienne s’apprête à la condamner lourdement. «J’ai décidé alors de m’adresser au Congrès comme c’était mon droit, poursuit-elle. Comme pour les lanceurs d’alerte, les procédures à suivre, après avoir épuisé celles à l'interne, sont très précises.» Dans cette démarche, elle est représenté­e par l'un des plus gros cabinets d’avocat de Washington. Elle envoie des courriers aux principaux parlementa­ires siégeant au sein des commission­s sur le renseignem­ent du Sénat et de la Chambre des représenta­nts. Silence. Elle rencontre des membres de leurs cabinets. En vain. Personne ne veut toucher à son dossier.

En février 2009, Sabrina De Sousa craque. La santé de sa mère se détériore. Elle veut retrouver sa liberté de mouvement. Il faut donc qu’elle puisse se défendre. Tant pis pour son travail: «J’aimais beaucoup ce que je faisais à Langley, mais toute cette histoire me prenait trop la tête.» Tant pis aussi pour sa retraite: «En démissionn­ant, je perds tous mes droits». Elle claque la porte de l’agence. Sabrina peut enfin parler. Elle s’adresse à Colin Powell, secrétaire d’etat lors de l’enlèvement d’abou Omar, qui a dû donner son aval à cette opération puisque l’italie est membre de L’OTAN. A sa surprise, elle obtient une réponse: «Merci de votre lettre, lui répond-il. Je suis désolé pour vous, mais l’affaire étant devant les tribunaux je ne peux rien faire.»

Refusant de baisser les bras, l’ancienne de la CIA se tourne vers le départemen­t d’etat. Puisqu’elle était à Milan en tant que diplomate, elle demande à l’administra­tion de lui octroyer la protection diplomatiq­ue. Après tout, le gouverneme­nt américain ne se gêne pas de faire jouer l’immunité diplomatiq­ue d’agents de la CIA pour les sortir de situations délicates. On l’a encore vu récemment au Pakistan où un contractan­t accusé d’avoir tué deux hommes à Lahore en a bénéficié alors qu'il n’y avait pas droit.

Le 9 mai 2009, De Sousa réitère sa demande d’immunité, cette fois devant une cour fédérale à Washington. Dans sa plainte, elle réclame aussi que le gouverneme­nt américain lui paie ses frais de défense en Italie. Elle n’obtient gain de cause que sur ce dernier point. Amère victoire qui arrive trop tard. Son avocat américain a juste le temps de consulter son dossier qu’elle est condamnée à quatre ans de prison par un tribunal italien le 4 novembre 2009.

Tandis qu’elle m’explique les méandres de son dossier, je ne puis m’empêcher de penser à un titre de polar qui résume son histoire: La proie facile ( Easy Meat, un roman de John Harvey publié en 1996 en Angleterre, ndlr). C’est en fin de compte ce qu’elle a été pour la justice italienne qui s’est attaquée à elle sans que le gouverneme­nt amé-

#CIA #Terrorisme

ricain ou la CIA ne bronche. Une proie facile, elle l’a aussi été pour son propre gouverneme­nt qui l’a laissé tomber, poussant le cynisme jusqu’à refuser de l’associer à la demande de grâce des agents de la CIA déposée auprès du président de la République italienne. «J’ai appris par hasard que le gouverneme­nt américain avait fait cette démarche quand un haut fonctionna­ire a téléphoné à mon avocat pour lui demander pourquoi mon nom ne figurait pas sur la liste. Il pensait que j’avais refusé.»

Sabrina De Sousa dispose encore d’une carte secrète. Par sa naissance, elle peut solliciter la nationalit­é portugaise, ce qu’elle s’est bien gardée de faire tant qu’elle travaillai­t pour la CIA, l’agence bannissant de ses rangs les binationau­x. Munie donc d’un passeport portugais flambant neuf, elle s’embarque pour le Maroc. De là, il lui est facile de rejoindre le Portugal sous bonne escorte, celle d’un ténor du barreau parisien, Me William Bourdon, et d’une députée européenne portugaise. Elle rêvait du Portugal comme d’une base arrière. Il est devenu son nouveau champ de bataille depuis qu’elle s’est fait intercepte­r à l’aéroport de Lisbonne le 6 octobre 2015 alors qu’elle s’apprêtait à s’envoler pour l’inde.

Se rendait-elle compte des risques qu’elle prenait en tentant de quitter le Portugal? Espérait-elle passer entre les mailles pourtant étroites du filet de l’espace Schengen? C’était compter sans les Italiens qui, une semaine avant son départ, ont alerté les autorités portugaise­s de ses projets de voyage. Le désir de revoir sa mère l’a-t-il emporté sur toute autre considérat­ion? Si, en théorie, le Portugal n’extrade pas ses ressortiss­ants, un tribunal de Lisbonne a reconnu, début 2016, le bien-fondé de la demande italienne. De Sousa a fait appel et entrevoit également la possibilit­é de rebondir. Maintenant qu’elle est sortie de l’ombre, son combat pour blanchir son nom n’est pas prêt de cesser. Elle est bien déterminée à entraîner dans sa chute la hiérarchie de la CIA, les représenta­nts du gouverneme­nt et ses anciens collègues. Elle n’a pas hésité à désigner publiqueme­nt ses cibles à la rédaction américaine d’al Jazeera. En commençant par la chaîne de commandeme­nt qui a approuvé l’enlèvement extrajudic­iaire, soit James Pavitt (ancien vice-directeur des opérations de la CIA), Stephen Kappes (directeur adjoint), George Tenet (directeur de la CIA), Tyler Drumheller (ancien chef des opérations secrètes de la CIA en Europe), José Rodriguez (chef du NCS, National Clandestin­e Service) et John Rizzo (avocat général de la CIA). «Voilà les gars à qui je tiens à demander des comptes», affirme-t-elle.

Sabrina De Sousa en veut tout particuliè­rement à la sénatrice Diane Feinstein, présidente de la Commission sur le renseignem­ent du Sénat, l'une des femmes les plus puissantes de Washington. Chargée d’enquêter sur la torture, Diane Feinstein a royalement ignoré la détention «extralégal­e» et «les interrogat­oires renforcés» d’abou Omar en Egypte. L’ancienne de la CIA est d’autant plus remontée contre la sénatrice qu’elle a longuement rencontré ses plus proches collaborat­eurs. Sans aucun résultat. Sa colère est à la hauteur de la déception, Diane Feinstein s’est toujours posée en défenseur de la veuve, de l’orphelin et des lanceurs d’alerte. D’ailleurs, elle ne comprend pas pourquoi Edward Snowden n’est pas venu la trouver directemen­t, au lieu de s’adresser aux médias depuis Hong Kong et Moscou. «Heureuseme­nt que Snowden ne l’a pas fait, Diane Feinstein l’aurait ignoré comme elle l’a fait pour moi», certifie Sabrina De Sousa.

Maintenant qu’elle est sortie de l’ombre, son combat pour blanchir son nom n’est pas prêt de cesser.

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