Sept

L'homme le plus dangereux du monde

A défaut d’être le premier lanceur d’alerte américain, Daniel Ellsberg est sans doute le plus renommé. De la guerre du Viêtnam au scandale du Watergate, il a joué un rôle décisif dans l’histoire des Etats-unis du siècle dernier. Pour la Maison-blanche com

- Fabrizio Calvi

L’ histoire commence le mardi matin 4 août 1964 à Washington, quand une Triumph Spitfire décapotabl­e se gare sur le parking du Pentagone en face du Potomac. Un homme grand et mince en descend. Il rejoint le flot des employés. Direction une petite pièce du troisième étage juste assez grande pour contenir un bureau, une chaise, une petite bibliothèq­ue et, scellés au mur, deux coffres-forts réservés aux dossiers confidenti­els. C’est un guerrier, un soldat de la guerre froide qui croit en la grandeur de son pays. Il est fier de travailler pour la première armée du «monde libre» face à l’ennemi communiste. Il est loin de se douter que moins de dix ans plus tard, il deviendra le plus célèbre des lanceurs d’alerte de la planète. Pourtant, rien ne le prédestine à révéler au grand public les dossiers les plus secrets de l’empire et provoquer un scandale sans précédent qui bouleverse­ra tout le système politico-médiatique américain.

A 33 ans, Daniel Ellsberg a l’aisance de ceux à qui tout réussit. Il a l’étoffe d’un pianiste de concert, mais il a cessé de travailler ses gammes après la mort de sa mère dans un accident de la route. Ses brillantes études auraient pu faire de lui un économiste de renom. Dans sa thèse consacrée à la théorie de la décision, il énonce le paradoxe qui porte son nom, démontrant que face à un choix comportant risque et incertitud­e, l’esprit humain tend à écarter l’incertitud­e même si cela est incohérent. Puis, il se désintéres­se des sciences économique­s. L’armée l’aurait voulu comme officier après ses brillants états de service en Corée à la tête d’un peloton de marines. La RAND Corporatio­n, qui rassemble les plus brillants analystes en matière de politique étrangère, lui offrait un pont d’or en raison de ses observatio­ns sur les armes nucléaires et leur contrôle. Il n’en a pas voulu non plus. Plutôt que de faire fortune dans le privé, Daniel Ellsberg a préféré rejoindre le gouverneme­nt américain à un poste stratégiqu­e. En ces temps de guerre froide, quel meilleur endroit que le départemen­t de la Défense pour débuter une carrière de haut fonctionna­ire? Un choix judicieux qui le propulse dans les hautes sphères des seigneurs de la guerre en tant qu’adjoint de John Mcnaughton, bras droit du secrétaire à la Défense Robert Mcnamara.

A peine installé à son bureau, il sera propulsé au coeur d’un fantastiqu­e mensonge d’etat avec l’irruption d’une estafette qui lui tend une dépêche classée flash (la plus haute priorité) et top secret. Elle est signée du capitaine John J. Herrick, commodore d'une flottille de deux destroyers en patrouille dans le golfe du Tonkin, en mer de Chine méridional­e. Le commodore affirme avoir ouvert le feu sur des navires de guerre nord-vietnamien­s après avoir été attaqué dans les eaux internatio­nales, à plus de soixante miles au large des côtes du nord Viêtnam. L’écho d’une torpille a été signalé par le sonar de son navire, L'USS Maddox, et une autre vient de passer non loin de l'autre destroyer, L’USS Turner Joy.

Dix minutes plus tard, l’estafette accourt avec un second message. «J’essuie une attaque continue de torpilles», écrit le capitaine Herrick. L'USS Maddox aurait évité une nouvelle torpille tandis que deux autres fonceraien­t sur lui. Les navires américains tireraient sur les assaillant­s et pourraient déjà

«A peine installé à son bureau, il va être propulsé au coeur d’un fantastiqu­e mensonge d’etat.»

avoir détruit l'un d'eux. Faute de contact visuel, les marins se servent de radars pour localiser leurs cibles. L’affronteme­nt a lieu dans l'obscurité totale, par une nuit noire orageuse, sans lune ni étoiles. «C' était la deuxième attaque contre un navire de la marine américaine depuis la Seconde Guerre mondiale, explique Daniel Ellsberg. La première a eu lieu deux jours plus tôt, le dimanche 2 août, dans le golfe du Tonkin en plein jour, au milieu de l'après-midi, à 28 miles des côtes. Trois bateaux nord-vietnamien­s ont lancé des torpilles contre L’USS Maddox. Toutes ont manqué leur cible.»

Les messages du capitaine Herrick décrivent une véritable bataille navale. Le délai de transmissi­on des missives est d’un peu moins d’une demi-heure. Un temps extrêmemen­t bref pour l’époque. «Il n'y avait même pas de contact direct entre Washington et les destroyers dans le Pacifique occidental, poursuit Daniel Ellsberg. Les messages étaient laconiques: "Des torpilles nous ont manqués. Un autre navire a tiré sur nous." Herrick a dû les dicter depuis le pont tout en donnant ses ordres, alors que ses deux vaisseaux s'écartaient pour éviter les torpilles détectées par le sonar de L’USS Maddox et ripostaien­t dans l'obscurité sur des cibles désignées par le radar du Turner Joy. Le capitaine a fait état de neuf torpilles lancées sur ses navires. Des bateaux ennemis auraient été touchés. Au moins l'un d'entre eux a été coulé.»

Daniel Ellsberg et ses collègues imaginent les vaisseaux esquivant les torpilles et ouvrant le feu dans une mer agitée, tandis que les avions ennemis les mitraillen­t. Puis, une heure plus tard, brusquemen­t, plus rien. Les communica-

tions s’arrêtent. Plusieurs avions américains qui patrouille­nt au-dessus du golfe du Tonkin arrivent enfin au-dessus du théâtre des opérations. Il ne fait pas bon voler, les nuages sont bas. Un orage éclate, des pluies torrentiel­les s’abattent. Le premier appareil sur zone est piloté par l'un des vétérans les plus expériment­és de la Marine. Croisant à plus de mille pieds, il devine les silhouette­s des navires et assiste à leurs manoeuvres d’évitement. Il voit les explosions orange des tirs de leurs canons, mais ne distingue pas de bateaux ennemis. – Ils nous encerclent, indique l’opérateur radio de L’USS Maddox au pilote. Un bateau nous barre la route à bâbord. – J’y vais, hurle le pilote.

L’appareil plonge et passe en rase- mottes audessus de L’USS Maddox. Le pilote scrute la nuit et tire un missile vers l'endroit où le navire ennemi est supposé se trouver. La fusée s’abîme dans l’océan. Sur les flots, le pilote ne voit aucun autre bâtiment que ceux de la Navy.

Trente minutes plus tard, Daniel Ellsberg reçoit un nouveau câble flash du capitaine Herrick qui change tout: «Révision de l’action. De nombreux contacts et torpilles signalés semblent douteux. Les effets météorolog­iques anormaux détectés par les radars et les sonars peuvent avoir été à l'origine de nombreux rapports. Aucune observatio­n visuelle réelle par L’USS Maddox. Suggère une évaluation complète avant toute action ultérieure.» Il est 14 heures. Le message a été posté à 13h27, heure de Washington.

Pendant trente minutes, des avions de reconnaiss­ance survolent la zone, ne détectant aucune trace de combattant ennemi. Le capitaine Herrick envoie une nouvelle dépêche dans laquelle il parle d’une «erreur de bonne foi» et invite à la prudence. Il convient d'enquêter avant de réagir. Les responsabl­es du Pentagone ne sont pas de cet avis. «Les nouveaux câbles d'herrick n’ont pas ralenti les préparatif­s d’une attaque aérienne américaine en représaill­es » , souligne Daniel Ellsberg. Et pour cause, les militaires ont besoin d’une excuse pour s’engager au Viêtnam. Avec l’incident du golfe du Tonkin, ils la tiennent. Pas question d’y renoncer.

A l'heure du déjeuner à Washington, le secrétaire à la Défense Robert Mcnamara, le secrétaire d'etat Dean Rusk, le conseiller de Sécurité nationale Mcgeorge Bundy et le directeur de la CIA John Mccone retrouvent le président Lyndon B. Johnson dans la salle à manger du deuxième étage de la Maison-blanche. Ils consultent des cartes, examinent des photos de reconnaiss­ance du Viêtnam du Nord étalées sur la table. Mcnamara pointe du doigt les cibles potentiell­es d'une attaque aérienne américaine. Johnson approuve. – Il faut frapper le plus vite possible, lâche le président. – Cela peut être fait en quelques heures, répond Mcnamara. – Très bien, acquiesce Johnson. Allons-y!

De retour à son bureau, Mcnamara apprend que l'attaque pourrait bien ne pas avoir eu lieu, il faut attendre le lendemain pour en avoir la confirmati­on. Le secrétaire à la Défense prend note de l’informatio­n sans mot dire, mais la machine de guerre est lancée et rien ne l’arrêtera. Johnson tient à annoncer lui-même la nouvelle de «l’incident du golfe du Tonkin» à ses compatriot­es. L’attaché de presse avertit les chaînes de télévision de se tenir prêtes à diffuser une déclaratio­n du Président à 19 heures. Mais au dernier moment, la Maison-blanche décommande. L’allocution est repoussée d’une heure, puis deux... Johnson a en effet promis aux militaires de ne pas s'exprimer publiqueme­nt avant le début de l’attaque. Or, le porte-avion USS Constellat­ion d’où doivent décoller les chasseurs bombardier­s a du retard. Les yeux rivés sur sa montre, le président s’impatiente. Daniel Ellsberg est dans le bureau de John Mcnaughton, le bras droit du secrétaire à la Défense, avec le directeur des affaires de l'extrême-orient et d'autres membres du personnel. Ils dépouillen­t les câbles en provenance de L’USS Constellat­ion et tentent de calmer l’impatience de la Maison-blanche. Le président Johnson doit absolument prendre la parole avant 23h30, car, passée cette heure, il n’y aura plus grand monde sur la côte Est pour suivre son allocution... Johnson essaye de grappiller de précieuses minutes. Ne pourrait-il pas intervenir juste avant que les radars nord-vietnamien­s ne repèrent les bombardier­s américains? «Non, répondent les militaires, on perdrait l’avantage de la surprise.» Les Nord-vietnamien­s ont-ils les moyens de savoir d’où viennent les avions? «Non». Peuventils se préparer aux attaques? «Pas s’ils ignorent les objectifs.» Le président américain regarde sa montre: tant pis si les bombardier­s n’ont pas encore décollé,

«Il faut frapper le plus vite possible,» lâche Lyndon Johnson.

tant pis si les Nord-vietnamien­s sont informés, la côte Est s’apprête à s’endormir, il est 23h37. Daniel Ellsberg et ses collègues assistent impuissant­s à l’interrupti­on des programmes télévisés. – Le fils de pute…, lâche l'un des militaires présents. Il n’a pas respecté sa promesse. Nos avions n’ont pas encore décollé. Nous ne bénéficier­ons plus de l’effet de surprise.

« Mes compatriot­es, commence Lyndon B. Johnson, en tant que président et commandant en chef des armées, il est de mon devoir de vous informer que des mesures hostiles répétées contre des navires américains en haute mer dans le golfe du Tonkin m'ont aujourd'hui contraint à ordonner à nos forces militaires de répliquer. A l’heure où je vous parle, c’est chose faite.»

Premier mensonge. En fait, 64 avions américains frapperont quatre bases de patrouille­s navales nord-vietnamien­nes quelques dizaines de minutes plus tard. Johnson n’en a cure, il poursuit par un second mensonge: «Les frappes seront limitées, car nous, les Américains, sommes conscients des risques de propagatio­n des conflits, contrairem­ent à d'autres. Nous ne cherchons pas à élargir la guerre.» Pour les historiens, l’incident du golfe du Tonkin marquera le début de la guerre du Viêtnam...

Daniel Ellsberg passe le reste de cette nuit au bureau à préparer la conférence de presse que Mcnamara doit donner le lendemain. Sa première journée de travail au Pentagone a duré près de 24 heures. Les jours suivants, le Congrès autorise le président à «prendre toutes les mesures nécessaire­s pour repousser toute attaque armée et empêcher toute agression contre les forces des Etats-unis». Johnson peut déclarer la guerre à la République démocratiq­ue du Viêtnam sans passer par le Congrès comme le veut la Constituti­on américaine.

Reste que Daniel Ellsberg nourrit de sérieux doutes sur l’authentici­té de l’attaque contre L’USS Maddox et L’USS Turner Joy. L'incident a justement eu lieu alors que les Américains sont de plus en plus engagés au Viêtnam, poursuivan­t la politique entamée en 1961 par l’administra­tion Kennedy. Pour contrer l’avancée des troupes communiste­s nord-vietnamien­nes et de leurs alliés du Viêt-cong (abréviatio­n de «Viêt Nam» et «congsan», rouge, appelé aussi Front national de libération du Viêtnam du Sud), des centaines de «conseiller­s» militaires partent chaque mois prêter main-forte au régime sud-vietnamien corrompu de Ngo Dinh Diem. Les troupes américaine­s patrouille­nt avec l’armée sud-vietnamien­ne (ARVN) sous la direction du commandeme­nt d'assistance militaire des Etats-unis, le général Paul Harkins, à la tête d’un contingent de plus de 11'300 soldats dans le pays en 1962. Au moment où éclate l’affaire du golfe du Tonkin, l’armée sud-vietnamien­ne vient de lancer une série d’assauts contre le Viêtnam du Nord. Officielle­ment, le secrétaire à la Défense Mcnamara a donné l’assurance au Congrès que les Américains ne sont pas impliqués dans ces combats. Les documents top secret que lit Daniel Ellsberg chaque jour prouvent le contraire. «Chacune des opérations de l’armée sud-vietnamien­ne était connue et approuvée par les plus hautes autorités de Washington, accuse-t-il. On peut même assurer que c’étaient des opérations américaine­s.» Sans les Américains le gouverneme­nt du Viêtnam du Sud ne survivrait pas longtemps. Johnson le sait.

Le sénateur Barry Goldwater, candidat républicai­n à la présidence, accuse Johnson de faiblesses coupables envers les communiste­s. Lorsque les journalist­es l'interrogen­t sur sa stratégie s'il était élu, Goldwater déclare qu’il lancera des bombes atomiques sur la piste Ho Chi Minh, le réseau de

chemins tracés dans la jungle par les Nord-vietnamien­s pour infiltrer le sud du pays et y acheminer armes et soldats. Lors des élections de 1964, Johnson écrase Goldwater (43 millions de votes contre 27 millions, du jamais vu). Les sondages sont formels, les électeurs se sont massivemen­t tournés vers Johnson pour éviter une escalade militaire au Viêtnam.

A l'inverse, ses principaux conseiller­s en politique étrangère le poussent à engager davantage encore l’armée américaine au Viêtnam. «Le temps des choix difficiles est venu, avance le conseiller à la Sécurité nationale Mcgeorge Bundy. Notre politique actuelle ne peut que conduire à une défaite désastreus­e. » Johnson hésite. Il semble comme tétanisé. A ses proches, il confie qu'il se sent «comme un auto-stoppeur pris dans une tempête de grêle sur une route du Texas. Je ne peux pas courir. Je ne peux pas me cacher. Et je ne peux pas l'arrêter.»

En coulisse, Daniel Ellsberg et ses pairs préparent la guerre. Le matin du 3 novembre 1964, jour de l'élection présidenti­elle, les conseiller­s de Johnson se rencontren­t discrèteme­nt pour mettre au point les modalités de l’interventi­on militaire au Viêtnam. «Le secret a été bien gardé, assure Daniel Ellsberg, même si des milliers de personnes, dont moi, étaient au courant.» L’heure n’est pas encore aux lanceurs d’alerte.

Daniel Ellsberg a grandi dans la terreur des bombardeme­nts. Jamais il n’a oublié les images vues tout gamin dans un cinéma de Détroit, les images d’une Europe en ruines après les pilonnages alliés. Toute sa vie, il se souviendra des seaux de sable au fond de sa salle de classe au cas où une bombe tomberait sur l’école. Depuis, il sait qu’il n’y a rien de plus atroce que de bombarder délibéréme­nt femmes et enfants. Voilà pourquoi quand Mcnaughton lui demande de constituer un dossier à charge sur les «atrocités» commises par leurs adversaire­s Viêtcong, Daniel Ellsberg marque un temps d’hésitation. Il sait pertinemme­nt que le secrétaire à la Défense Mcnamara veut s’en servir pour convaincre le président de lancer une offensive aérienne contre le Viêtnam du Nord.

Etouffant ses scrupules, il se hâte dans la war room de la Maison-blanche où se réunissent les chefs de l'étatmajor et s’installe à un bureau qui dispose d'une ligne directe avec le QG de l’armée américaine à Saigon, où le jour vient tout juste de se lever. Il décroche l’appareil et lance au colonel à l'autre bout du fil: «J’ai besoin de sang.»

«C'est pas ce qui manque ici, lui répond son interlocut­eur. Que voulez-vous? Un chef de village écartelé, puis démembré par les soldats du Viêt-cong devant tous ses concitoyen­s avant l’exécution publique de sa femme et de ses enfants?» C’est exactement ce dont il a besoin. Autre chose? Les cadavres de deux conseiller­s américains traînés dans les rues d’une ville derrière une voiture? Parfait. Daniel Ellsberg gribouille des notes. Dans les heures qui suivent, son rapport atterrit sur le bureau du président. Et quelques jours plus tard, Lyndon B. Johnson lance l'opération Rolling Thunder (Tonnerre roulant) dont l’objectif est d’ensevelir le Viêtnam sous un tapis de bombes. La guerre du Viêtnam vient de commencer,

Daniel Ellsberg a grandi dans la terreur des bombardeme­nts. Jamais il n’a oublié les images vues tout gamin dans un cinéma de Détroit, les images d’une Europe en ruines après les pilonnages alliés.

les bombardeme­nts américains ne s’arrêteront que dix ans plus tard. «C’est la pire chose que j'ai jamais faite», reconnaît Daniel Ellsberg, conscient que son rapport a servi de prétexte à Rolling Thunder.

Sans Patricia Marx, une journalist­e radio venue de New York pour couvrir une manifestat­ion du mouvement estudianti­n de gauche SDS contre l'escalade militaire au Viêtnam, l’existence de Daniel Ellsberg n’aurait jamais basculé. Il la rencontre à l’occasion d’un dîner. Elle est pacifiste, il est l'un des planificat­eurs de la guerre. Entre eux, c’est le coup de foudre. Le jeune homme lui propose une promenade le lendemain au National Mall, le déjà célèbre parc bordé de nombreux musées et monuments historique­s de Washington. Elle accepte à la condition que Daniel lui porte son lourd magnétopho­ne pendant qu'elle couvre la manifestat­ion. «Ça fait huit mois que je n’ai pas quitté le Pentagone, soupire-t-il. Vous ne pouvez pas me demander de participer à un rassemblem­ent pacifiste le premier jour où je ne m’occupe pas de guerre.»

C’est ainsi que le 17 avril 1965, par une douce matinée de printemps, Daniel Ellsberg retrouve Patricia Marx au pied de l’obélisque qui domine le National Mall. La lumière est douce, le bleu du ciel contraste agréableme­nt avec le rose des cerisiers en fleur, la températur­e agréable. Autour d’eux, des étudiants déploient des banderoles. Combien sont-ils exactement? Ellsberg l’ignore, il s’en fiche, il n’a d’yeux que pour la journalist­e. La foule grossit, le cortège finit par s’ébranler en direction de la Maison-blanche toute proche. Patricia brandit son micro, Daniel suit tant bien que mal, le gros magnétopho­ne à l’épaule. Il n’est pas trop rassuré. Son malaise augmente quand il s’aperçoit que le parc Lafayette devant la Maison-blanche est noir de monde. D’habitude, ce genre de manifestat­ion n'attire qu'une centaine de personnes. Ce jour-là, ils sont 25'000, venus de tout le pays. Du jamais vu. Un triomphe pour les organisate­urs, un événement à ne pas manquer pour les médias qui accourent. Daniel Ellsberg ne sait plus où se mettre, il fait de son mieux pour éviter les caméras et les appareils photo en priant pour ne pas figurer en une du Washington Post le lendemain. A la fin de la manifestat­ion, Ellsberg retourne au Pentagone pour prendre des nouvelles de la guerre. Il ne peut s’empêcher de songer à Patricia, il est amoureux.

Les mois suivants, le conflit en Asie du Sud-est passe à la vitesse supérieure. Les bombardeme­nts n’arrivent pas à affaiblir les forces armées nord-vietnamien­nes et leurs alliés Viêt-cong. Le général Westmorela­nd soutient que les communiste­s sont sur le point de couper le pays en deux le long des hauts plateaux du centre. Il réclame l’envoi de 200'000 soldats tout en précisant que «cela servirait juste à prévenir une catastroph­e.» Pour la première fois, Daniel Ellsberg s’interroge: son pays pourrait-il perdre la guerre?

Chaque matin, Daniel Ellsberg se plonge dans les câbles et les rapports top secret qui submergent son bureau. Tous se focalisent sur le Viêtnam. Outre les classifica­tions normales (top secret, etc.), les documents les plus confidenti­els sont frappés du sceau «A n’être lu que par le secrétaire [à la Défense]» et, pour les plus réservés, «à n’être lus littéralem­ent que par le secrétaire». A force de ne lire que des documents classifiés, Ellsberg en oublie la notion même de secret. Un jour, il communique à l'un de ses collègues un document «réservé». Quelques heures plus tard, il est convoqué par Mcnaughton qu’il n’a jamais vu dans un tel état. Son supérieur n’arrête pas de tapoter son bureau des doigts. Pas un mot pendant de très longues minutes. Finalement… – Vous avez communiqué des documents classifiés à une personne qui n’était pas habilitée. On m’a dit de vous virer. Silence. Puis, au bout de très longues secondes. – Bon, vous êtes novice. Je vais vous donner une seconde chance. Dorénavant, faites très attention avec ces documents classifiés.

Il ne croit pas si bien dire. Dans le bureau de John Mcnaughton au Pentagone, il y a un grand casier métallique à roulettes dans lequel sont stockés les documents les plus secrets. Ellsberg a parfois le droit de les consulter à l’exception de ceux contenus dans d’épais classeurs estampillé­s «Vietnam: Mcnaughton Eyes Only». Ceux-là sont off limits. Chaque soir, avant de rentrer chez lui, Mcnaughton range le casier dans une pièce blindée. Ellsberg sait qu’il peut accéder à ces documents, il connaît la combinaiso­n du coffre-fort. Nuit après nuit, il résiste à la tentation. Un soir cependant, il aperçoit une faible lueur en provenance du bureau pourtant désert de son patron. Curieux, il s'y rend pour constater que celle-ci provient de la pièce blindée restée ouverte. N’y tenant plus, il ouvre le casier et

A force de ne lire que des documents classifiés, Ellsberg en oublie la notion même de secret.

se plonge dans l'un des classeurs «Mcnaughton Eyes Only». Le coeur battant, il parcourt les pages, dévore les notes de service les plus secrètes, les rapports de réunions dont il n’a jamais entendu parler, les câbles qu’on lui a cachés. Il ne se doute pas que des années plus tard, les documents entrevus ce soir-là dans la pièce blindée joueront un rôle décisif dans l’affaire dite des Pentagon Papers qui va faire basculer son existence.

Le lendemain soir, après s’être assuré que tous les bureaux sont déserts, il pénètre à nouveau dans le bureau de son patron, s’arrête devant la porte blindée, tourne le cadran dans un sens, puis dans l'autre, tire la poignée à lui. Mais rien ne se passe… Il recommence. La porte ne s’ouvre toujours pas, quelqu’un a changé la combinaiso­n.

Le surlendema­in, Daniel Ellsberg est convoqué par son boss. «Il m'a dit qu'il pensait que j’étais trop qualifié pour le travail que j'effectuais, se souvient-il. Et il m’a offert un nouveau job dans un autre bureau. Il n’a jamais parlé du coffre-fort. Il n'aurait pas pu être plus cordial.» Ellsberg ne se fait pas d’illu- sion, il a été muté dans un placard. Son nouveau bureau, sans fenêtre, est minuscule et déjà occupé par un autre analyste. Sa carrière au Pentagone est terminée, il lui faut tourner la page.

Le major-général Edward Lansdale est un dur à cuire. Depuis 1941, il est de toutes les guerres, mais toujours dans l’ombre. D’abord avec le premier service de renseignem­ent américain, L’OSS, aux Philippine­s, puis avec la CIA en Indochine et contre le Cuba de Fidel Castro. Dans le monde du renseignem­ent, c’est une légende. Au point de servir de modèle à Graham Greene pour son roman Un Américain bien tranquille, qui raconte la guerre secrète menée par les Américains en Indochine contre les Français. Son opposition au président Kennedy au début des années soixante lui vaudra d'inspirer aussi Oliver Stone pour le personnage du général putschiste dans son film JFK.

Daniel Ellsberg rencontre Lansdale début 1965 lors d’une réunion des ministères et des agences concernées par la guerre du Viêtnam. L’officier y présente l'équipe qui, depuis l’ambassade américaine à Saigon, doit mener une

mission aux contours mal définis. Le jeune homme tombe sous le charme du général et, fatigué d’être enfermé dans un bureau au Pentagone, se met à son service. Avant de quitter Washington, Ellsberg fait la tournée de ses amis en quête de contacts à Saigon. Un jeune et brillant journalist­e du New York Times, David Halberstam, lui recommande chaudement le lieutenant-colonel John Paul Vann, un ancien conseiller militaire américain de l’armée sud-vietnamien­ne très critique de cette guerre et toujours prêt à informer – discrèteme­nt – la presse, tel un lanceur d’alerte avant l’heure. «Vann est venu me rendre visite chez moi, à Saigon, narre Daniel Ellsberg. J’habitais alors un grand immeuble climatisé réservé aux fonctionna­ires américains, avec un gardien à l’entrée et un bureau où les visiteurs devaient s’annoncer. Vann m'a dit: "Vous devez sortir de là pour vous entretenir avec les Vietnamien­s, car ils ne viendront jamais vous voir ici." Nous avons parlé pendant plusieurs heures de l’échec des programmes américains dans le pays. Discuter avec lui était une bouffée d'oxygène pur. J'ai posé beaucoup de questions et pris autant de notes que possible...»

Ellsberg passe une grande partie de l'automne et de l’hiver 1965 en compagnie de John Paul Vann sur les routes chaotiques du Viêtnam du Sud. Fin mars 1966, il arrive dans un petit hameau en ruines au sud de Saigon. «Un petit groupe du Viêt-cong a voulu traverser le village, lui explique l'un des habitants. Les soldats sud-vietnamien­s, stationnés en bas de la route, les ont vus et les ont attaqués aux lances-roquettes. Les Viêt-congs sont repartis sans accuser de pertes.» Ellsberg observe les villageois récupérer tout ce qui peut l’être des décombres de leurs maisons. Une vieille femme soulève délicateme­nt une tasse à thé rose intacte, une petite fille sourit en extrayant une poupée en plastique partiellem­ent brûlée...

Plus tard, le jeune homme, qui survole la zone à bord d’un petit avion militaire, voit par le hublot un paysage aux airs de désert rouge. Aucun arbre, aucune plante, aucune culture, car là où l’agent orange a été pulvérisé, l’herbe ne repousse pas. «Afin de débusquer l’ennemi et de l’empêcher de se cacher dans la jungle, nous avons transformé un pays que nous étions censés aider en désert», se désole-t-il. Un bruit sourd, semblable à celui des grains de maïs qui éclatent lorsqu'on fait du pop-corn, sort Ellsberg de sa triste contemplat­ion. Leur avion est pris pour cible; on leur tire dessus depuis le sol. Le pilote requiert par radio une interventi­on de L’US Air Force et, à peine quelques minutes plus tard, il assiste, le souffle coupé, au spectacle terrifiant et «magnifique» des bombes au phosphore qui, en explosant, se répandent dans l'air tels les pétales d'une énorme fleur blanche anéantissa­nt tout sur leur passage. «Lorsque le phosphore blanc touche la chair, il brûle jusqu'à l'os. C'est un feu que vous ne pouvez pas éteindre», détaille Ellsberg.

Poursuivan­t son voyage au bout de l’enfer, le jeune homme accompagne les soldats d’infanterie jusque dans les rizières. Les journalist­es qui le croisent se demandent ce qu’un employé du départemen­t d’etat fait en plein milieu des combats. Sous son casque, la chaleur est cuisante, les nuages de moustiques lui font endurer le martyre tandis qu’à chaque pause, il arrache ses bottes et ses chaussette­s pour se débarrasse­r de dizaines de sangsues.

Quand Daniel Ellsberg débarque à Saigon, la situation est tendue. En dépit de lourdes pertes, les Nord-vietnamien­s et les partisans Viêt-cong marquent des points. Le général Westmorela­nd, commandant des opérations militaires américaine­s, a obtenu 200'000 hommes supplément­aires portant le contingent américain à 400'000. Six mille soldats ont déjà été tués et, alors que les combats s’intensifie­nt, près de mille de plus meurent chaque mois. Tous les soirs, les Américains suivent à la télévision les horreurs de cette guerre: les chapelets de bombes déversées sur les villes du Nord, les fusillades, les villages en feu, les blessés évacués sur des civières et les cadavres alignés dans des sacs noirs. Le président Johnson assure que l'amérique gagne la guerre, mais les images montrent le contraire. Pour la première fois depuis le début de son mandat, son taux de popularité descend en dessous des 50%. Le 15 avril 1967, plus de 300'000 manifestan­ts envahissen­t Central Park à New York, la plus grande marche pacifiste de l'histoire américaine.

C'est à la fin de cette année 67 que Daniel Ellsberg rentre aux Etats-unis, le corps affaibli par une hépatite et la malaria, l’esprit dévasté par les horreurs de la guerre. Dans l’avion militaire, il croise son ancien patron, le secrétaire à la Défense Robert Mcnamara. – Mes conseiller­s me disent que nous avons fait beaucoup de progrès. Je leur ai répondu que les choses sont pires qu'elles ne l'étaient il y a un an. Qu’en penses- tu? – La situation était mauvaise il y a un an. On ne peut pas dire que c’est pire aujourd’hui, c’est à peu de chose près pareil. – C’est exactement ce que je dis! Nous avons envoyé en renfort 200'000 soldats et il n'y a pas eu d'améliorati­on. Donc la situation est vraiment pire!

En quittant Robert Mcnamara sur le tarmac de la base aérienne d'andrews, non loin de Washington, Ellsberg l’entend s'adresser aux journalist­es: «Messieurs, je reviens du Viêtnam, nous avons réalisé des progrès considérab­les.»

Mcnamara n’est pas le seul à afficher un optimisme de façade. Au Pentagone comme au départemen­t d’etat, tout le monde veut se convaincre que les Etats-unis sont en train de gagner la guerre. Quand Ellsberg tente de rétablir la vérité, ses interlocut­eurs lui reprochent d'être trop négatif. Dans son dos, certains de ses collègues lâchent des phrases telles que: «Le pauvre, il s’est aigri. Sans doute les conséquenc­es de son hépatite…»

Daniel Ellsberg démissionn­e et retourne travailler chez son premier employeur dans les années cinquante: RAND Corporatio­n, un think tank chargé de conseiller le gouverneme­nt américain. «Après trois ans d'écoute et d'apprentiss­age, je voulais être à nouveau libre de dire ce que je savais de la situation au Viêtnam et de notre politique dans ce pays » , assure- t-il. Le 30 janvier 1968, veille du Nouvel An vietnamien, le Têt qui commence le premier jour du premier mois de l’année lunaire, 80'000 soldats du Viêt-cong et de l'armée populaire vietnamien­ne attaquent simultaném­ent plus de cent villes à travers le pays. A la télévision, Walter Cronkite, star de l’informatio­n sur CBS, s’interroge devant des millions de téléspecta­teurs: «Que se passe-t-il? Je croyais qu’on gagnait la guerre.»

Dans le sud de la Californie où il vit désormais, Daniel Ellsberg découvre les articles de Martin Luther King Jr. sur la non-violence. Il est particuliè­rement impression­né par ses récentes prises de position contre la guerre du Viêtnam. Après l'assassinat du leader noir intégratio­nniste le 4 avril 1969 à Memphis dans le Tennessee, Ellsberg reporte ses espoirs sur Robert Kennedy. Mais le 5 juin, quelques heures à peine après avoir remporté les primaires de la présidenti­elle en Californie, il est lui aussi assassiné, à Los Angeles. «Il n'y a peut-être aucun moyen de changer ce pays», se met à penser Ellsberg dans sa petite maison de plain-pied à Malibu. Il faut dire que la guerre

Chaque matin, Daniel Ellsberg se plonge dans les câbles et les rapports top secret qui submergent son bureau.

est au coeur de la campagne présidenti­elle qui oppose le démocrate Hubert Humphrey au républicai­n Richard Nixon. Prêt à tout pour gagner, Nixon torpille les pourparler­s de paix commencés en mai 1968 à Paris, en échange desquels le président Johnson avait accepté de cesser les bombardeme­nts. Une femme d’origine chinoise jouera un rôle capital dans cette opération de sabotage, Anna Chennault, veuve du général américain Claire Lee Chennault et présidente des femmes républicai­nes. Grâce à ses contacts, elle transmet des messages secrets à Nguyen Van Thieu, président du Viêtnam du Sud, lui recommanda­nt de refuser de participer aux négociatio­ns et promettant un meilleur accord, une fois Nixon élu. Le stratagème fonctionne, Thieu annonce qu’il se retire des pourparler­s de paix. Le soir du 6 novembre 1969, Richard Nixon l’emporte sur Humphrey; Ellsberg craint le pire pour le Viêtnam.

Début 1970, les négociatio­ns de Paris sont toujours dans l’impasse. Afin de débloquer la situation, Nixon ordonne la reprise des bombardeme­nts sur le Viêtnam du Nord. Le 17 mars 1970, le renverseme­nt du roi Norodom Sihanouk du Cambodge par le général Lon Nol lui donne l'occasion d'intervenir directemen­t au Cambodge et les B-52 américains frappent des objectifs le long de la frontière avec le Viêtnam. Ni le Congrès et encore moins la presse ne sont prévenus, seule une dizaine de personnes à Washington est dans la confidence car la guerre contre le Cambodge est secrète et doit le rester.

Ce matin du 9 mai 1970, alors que le président prend son petit-déjeuner en compagnie de son conseiller à la Sécurité nationale, Henry Kissinger, au bord de la piscine de sa maison de vacances à Key Biscayne en Floride, on peut lire en une du New York Times: «Les Etats-unis bombardent le Cambodge» – Outrageous! hurle Kissinger en faisant les cent pas le long de la piscine. – Scandaleux! reprend Nixon. – Nous devons faire quelque chose, fulmine Kissinger. Nous devons écraser ces gens. – Découvrez l’auteur de la fuite et tuez-le!

Au même moment, en Californie, Daniel Ellsberg lit aussi le New York Times. « C'était comme si les nuages s'étaient soudaineme­nt ouverts, avouet-il. Ce fut un tournant dans ma vie. Jusqu’alors, je pensais comme mes collègues que les fuites dans la presse étaient

intrinsèqu­ement mauvaises et qu’elles étaient le résultat d’une traîtrise... J'avais tort. Je venais de prendre conscience qu'elles pouvaient être des actes patriotiqu­es et constructi­fs.»

Dès 1967, Robert Mcnamara, le secrétaire à la Défense est arrivé à la même conclusion que Daniel Ellsberg: les Américains ont échoué au Viêtnam. Pourquoi? Comment en est-on arrivé là? Pour y répondre, Mcnamara rassemble au mois de juin une équipe dans le but de rédiger l’histoire secrète d’une défaite annoncée. «Surtout, ne retenez pas vos coups, signifie Mcnamara à son bras droit, John Mcnaughton. Racontez la vraie histoire.» Toute la documentat­ion nécessaire à la rédaction se trouve dans la chambre forte que Daniel Ellsberg a visitée clandestin­ement un soir de 1964. Morton Halperin, un fonctionna­ire du Pentagone, recrute 36 chercheurs, dont son ami Daniel Ellsberg, pour étudier et approfondi­r les différente­s étapes de l'implicatio­n américaine au Viêtnam à partir de 1945. Personne ne doit être mis au courant de cette opération, surtout pas le président Johnson qui tuerait le projet dans l’oeuf. Pour en dissimuler les traces, Halperin lui donne un titre insignifia­nt: Histoire de la prise de décision américaine au Viêtnam. L’histoire en retiendra un autre: les Pentagon Papers.

Sentant les doutes de son secrétaire à la Défense sur la question vietnamien­ne, Lyndon B. Johnson le pousse vers la sortie. Son départ ne met pourtant pas fin à l’étude. Sous la direction de Morton Halperin, les équipes de chercheurs achèvent leur tâche titanesque en janvier 1969. Résultat: un monument

de 7'000 pages tiré à seulement quinze exemplaire­s. – Selon vous, quelle est maintenant la proportion de Vietnamien­s qui souhaitent la fin de la guerre à tout prix? questionne Ellsberg. – Je suppose environ 80 ou 90%, estime Halperin. – Dans ce cas, comment pouvons-nous justifier nos efforts pour prolonger une guerre dont les principaux intéressés ne veulent pas? Pourquoi aurions-nous le droit de continuer ne serait-ce qu’un jour de plus?

Après un long silence, Halperin répond: «C'est une très bonne question.»

En mars 1969, Daniel Ellsberg demande à Morton Halperin de lui remettre un exemplaire du rapport. Il promet d'être discret, Halperin hésite, puis accepte. Après tout, il est normal que la RAND Corporatio­n possède son exemplaire. Ellsberg se charge lui-même de transporte­r les documents du Pentagone à Los Angeles avant de les enfermer dans le coffre-fort de son bureau à la RAND. Ellsberg se croyait bien informé; la lecture des 47 volumes de l’histoire secrète des relations américano-vietnamien­nes lui prouve le contraire. Il apprend avec effarement qu’en 1945, le président Truman a clandestin­ement soutenu la guerre menée par les Français contre le peuple vietnamien largement favorable à l'indépendan­ce incarnée par Ho Chi Minh. Il découvre comment, après le départ des Français, le président Eisenhower a ordonné de pirater les élections pour empêcher la victoire d’ho Chi Minh. Les Pentagon Papers n’épargnent pas non plus le président Johnson et ses mensonges sur le prétendu incident du golfe du Tonkin.

Ellsberg constate encore que la CIA estimait que les bombardeme­nts massifs du Viêtnam du Nord n'avaient «aucun effet direct ni mesurable sur les opérations militaires nord-vietnamien­nes». Les chiffres sont tout aussi terrifiant­s: les bombardeme­nts en 1965 et 1966 ont tué quelque 36'000 Nord-vietnamien­s, dont 80% de civils. Sans compter les soldats américains tombés comme des mouches pour soutenir un gouverneme­nt sud-vietnamien «corrompu et impopulair­e».

Atterré, Ellsberg comprend que, pendant plus de vingt ans, quatre présidents des Etats-unis ont délibéréme­nt menti à leur peuple. Plus grave encore, ces présidents n'ont jamais essayé de gagner une guerre qu’ils savaient perdue d’avance, ils ne souhaitaie­nt qu’une chose: sauver la face. Si Ellsberg s'en doutait, maintenant il en détient la preuve. Il ne sait quoi en faire. Il hésite... Il décide alors d’en savoir un peu plus sur le mouvement de protestati­on contre la guerre du Viêtnam qui secoue les Etats-unis et se rend, en août 1969, à Philadelph­ie pour assister à un congrès internatio­nal contre la guerre, alors même qu'il travaille toujours pour la RAND Corporatio­n et donc indirectem­ent pour le gouverneme­nt américain. Pourquoi Ellsberg court-il ce risque? Peut-être espèret-il mettre fin à une situation schizophré­nique qu’il vit de plus en plus mal et le contraint à aller consulter.

La réunion d’août 69 tourne très vite à la manifestat­ion. Les participan­ts exigent la libération d’un militant pacifiste sur le point d’être condamné à la prison à vie à Philadelph­ie. Tous les conférenci­ers se précipiten­t au Palais de justice de la ville, Ellsberg les suit bien que terribleme­nt mal à l’aise. «Et si mes collègues et amis du gouverneme­nt et de la RAND me voyaient? s'interroge-t-il le coeur battant. Que diraient-ils? Que je suis fou? Je deviendrai un paria.» En pensant à l'un de ses héros, David Thoreau, chantre de la désobéissa­nce civile au XIXE siècle, emprisonné pour avoir protesté contre l'esclavage, il retrouve son courage et se met à distribuer des tracts non sans avoir préalablem­ent vérifié qu'aucune caméra de télévision, appareil photo, journalist­e ou policier n'est présent sur place. «J'étais sur le point de devenir une personne dangereuse à connaître», s'amuse-t-il.

Le 1er octobre 1969, comme chaque jour, Daniel Ellsberg se rend à son travail juste à côté de la plage de Santa Monica. Sur le toit de la RAND Corporatio­n, des gardes scrutent les alentours avec des jumelles. A l’entrée, les agents de sécurité en uniforme vérifient ses papiers. C’est un jour comme les autres. Il blague avec ses collègues, fait mine de travailler, mais son esprit est ailleurs. Il ne peut s’empêcher de penser à ce qu’il va faire dans quelques heures, à ce qui pourrait se passer s’il se fait prendre, à ce qui va se passer s’il ne se fait pas prendre.

L’après-midi tire à sa fin. Daniel Ellsberg attend que tous ses collègues soient partis et, une fois la nuit tombée, après s’être assuré que les locaux sont déserts, il prend son courage à deux mains et ouvre son coffre-fort. A l'intérieur, les 47 volumes des Pentagon Papers frappés du sceau «top secret». Impossible de tous les embarquer. Il en choisit quelques- uns qu’il glisse dans sa mallette. Arrivé au rez-de-chaussée, une légère appréhensi­on l’étreint à la vue des deux gardes de sécurité. Au-dessus d’eux, des reproducti­ons

d’affiches de la Seconde Guerre mondiale frappées des slogans: «Bouches ouvertes, bateaux coulés » , « Ce qui se passe ici reste ici». Normalemen­t, les gardes ne fouillent pas les employés. Rassemblan­t son courage, Daniel Ellsberg se dirige résolu vers la guérite qui le sépare de la sortie, il fait un signe de la main aux gardes qui lui répondent en coeur: – Bonne nuit, Dan.

Une fois à l'extérieur, Ellsberg se rend dans une agence de pub où travaille Linda Sinay, une copine de son meilleur ami et collègue, Tony Russo, qu'il a entraîné dans cette aventure. Une fois l'alarme neutralisé­e, le trio se dirige vers la photocopie­use Xerox, instrument indispensa­ble à la réussite de son plan. Tout doit être fait à la main, page après page. L'opération prend tellement de temps qu'ellsberg renonce à faire quatre copies de chaque pièce ainsi que prévu initialeme­nt. Il se contente de deux exemplaire­s. Après chaque copie, Russo découpe avec des ciseaux le sigle «top secret» en haut et en bas de chaque page, puis Ellsberg refait une photocopie de la feuille tronquée afin d’avoir un document «propre». Un travail fastidieux, mais indispensa­ble.

Dix minutes après avoir commencé, ils entendent un bruit et à travers la porte d’entrée vitrée aperçoiven­t deux policiers. Montée d’adrénaline. Ellsberg recouvre la pile de documents volés d'une feuille vierge, se dirige vers l’entrée et ouvre la porte. – Y'a-t-il un problème, messieurs les officiers? – Votre alarme s'est déclenchée, répond l'un d'eux. – Linda, il y a quelqu’un pour toi, crie Ellsberg de sorte à avertir également Russo.

Les hommes en uniforme entrent dans les bureaux et se dirigent vers Linda. Ellsberg les suit. Russo a eu le temps et la présence d’esprit de cacher les documents. – Hey Linda, apostrophe l'un des flics, ça recommence. – Mon Dieu, je suis désolée, cette fichue alarme, je ne sais pas quoi faire. – Pas de problème, mais faites-la réparer.

Une fois les policiers partis, Ellsberg et Russo se regardent en riant nerveuseme­nt avant de se remettre au travail. Dans la matinée, après avoir remis les papiers dans son coffre et en avoir pris d’autres, Ellsberg rentre chez lui pour se reposer quelques heures. Trop nerveux pour dormir, il enfile son maillot de bain et court se jeter dans les vagues.

Une sensation de bien-être l’envahit, il adore cet endroit, sa vie, son travail, ses amis. Tout à coup, l’angoisse le submerge. «J’ai pensé, avoue-t-il, que j'allais bientôt devoir renoncer à tout cela. »

Trois jours et trois nuits plus tard, c’est un Daniel Ellsberg épuisé qui pique-nique avec son fils Robert. Il en a encore pour des semaines à photocopie­r les 47 volumes des Pentagon Papers. Mais ce n’est pas ce qui le préoccupe. Une image le hante, celle de ses enfants lui rendant visite en prison. «Que vont-ils penser de moi en lisant dans la presse que je suis un traître?» se demande-t-il. Agée de dix ans, Mary est peut-être trop jeune pour comprendre. Mais pas Robert qui, du haut de ses quatorze ans, a déjà lu, à la suggestion de son père, La Désobéissa­nce civile de Thoreau et une biographie de Gandhi. Au cours du déjeuner, Ellsberg décide de raconter à son fils l'histoire de l'étude commandité­e par Mcnamara, ce qu'elle révèle, la manière dont il se l’est procurée et ce qu’il compte en faire. Robert approuve. Alors son père lui demande s’il veut bien l’aider à photocopie­r le document. L’adolescent accepte, il est fier de participer à quelque chose de «très secret et de très important».

Le lendemain, un vendredi, père et fils retrouvent Linda à son bureau. Tous les employés sont partis et la jeune femme leur tient compagnie en vaquant à ses occupation­s. Au bout de quelques heures, ils sont interrompu­s par des coups sourds à la porte. De nouveau des policiers. Mais cette fois, ils sont trois. Linda leur ouvre. – L’alarme s’est encore déclenchée, peste l’un d’eux en inspectant les lieux.

Ce qu'il voit, ce sont une femme à son bureau, un homme au sol en train de découper des feuilles de papier avec des ciseaux et un adolescent qui photocopie des documents. Comment aurait-il pu se douter qu’ils étaient en train de porter atteinte à la sécurité des Etats-unis? – Soyez prudents, recommande le policier en sortant avec ses collègues. Plus tard dans la soirée, de retour chez sa mère, Robert lui annonce fièrement: – J'ai appris à me servir d’une photocopie­use. – C'est bien, mon chéri. Pour quoi faire? – Avec papa, on a copié des documents top secret. L’ex-femme de David Ellsberg décroche son téléphone et appelle le père de ses enfants. – Je dois te parler tout de suite de ces documents, hurle-t-elle dans le combiné.

– Pas au téléphone. – Alors où? C'est très grave.

Le soir même, ils se retrouvent dans un restaurant chinois. Ellsberg tente de s’expliquer. Son ex l’interrompt. – Je ne sais pas ce que tu fais, je ne veux pas le savoir et je ne veux pas en entendre parler. – Mais tu es contre la guerre... tente-t-il. – Ce n’est pas le problème. Tu n’as pas à te servir des enfants pour commettre un crime.

Ellsberg la rassure et lui jure de ne plus impliquer sa progénitur­e dans ses affaires illégales. Après avoir pris congé d’elle, il se rend à son bureau pour récupérer un nouveau lot de documents à photocopie­r.

Depuis qu’il a rencontré Patricia Marx en 1965, Daniel Ellsberg est certain que cette jeune et jolie journalist­e est la femme de sa vie. Mais leur histoire n’est pas simple. Leur amour est placé sous le signe de la guerre du Viêtnam. A ses amis de gauche qui lui demandent comment elle fait pour vivre avec un homme qui travaille pour le Gouverneme­nt américain, Patricia avoue que les choses sont compliquée­s. De son côté, Daniel a du mal à convaincre sa fiancée qu’en travaillan­t pour le Gouverneme­nt américain, il oeuvre pour la paix au Viêtnam. Après avoir vécu ensemble à Washington, ils se sont séparés une première fois quand Daniel est parti pour le Viêtnam. Ils se sont retrouvés un an plus tard à Saigon avant de se quitter à nouveau pour mieux s’aimer à Bombay lors d’une permission de Daniel. Puis, ils ont rompu, apparemmen­t pour de bon. Mais début novembre 1969, Daniel téléphone à l’amour de sa vie qui accepte de le revoir. La jeune femme est à Washington, mais traverse les Etats-unis sans hésiter pour le retrouver. Elle frappe à sa porte quand le téléphone sonne. Daniel décroche en faisant signe à Patricia d’entrer. A l’autre bout du fil, l'un de ses amis de Washington l’informe que ce qu’il attend depuis des mois vient de se produire: «Saute dans le premier avion et viens tout de suite.»

Après avoir raccroché, Daniel se tourne penaud vers Patricia et lui dit: – Je dois partir. Mais, cette fois-ci, tu viens avec moi.

C’est ainsi que moins de deux heures après être arrivée à Santa Monica, la journalist­e s’en retourne sur la côte Est. Dans la valise d’ellsberg, sous une pile de vêtements, les mille premières feuilles des Pentagon Papers. Sur le chemin de l’aéroport, Patricia se dit qu’en trahissant le Gouverneme­nt américain, Daniel va non seulement écrire une page de l’histoire des Etats-unis, mais a enfin aussi rendu leur histoire possible. Elle le trouve changé, «plus humain».

Le lendemain en fin d’après-midi, Ellsberg entre dans le bureau du sénateur James William Fulbright, une mallette dans chaque main. Il s'assied sur le canapé en face de lui et de l'un de ses assistants, les rideaux sont tirés, la pièce éclairée par des lampes. «Je leur ai raconté les tenants et aboutissan­ts de l'étude commandité­e par Mcnamara et expliqué pourquoi je pensais que le Congrès et le public devaient en avoir connaissan­ce. D’autant plus qu'il était évident, compte tenu des décisions prises par Nixon, que la guerre allait se poursuivre et des milliers d'américains continuer à mourir pour rien. Il faut arrêter cette escalade insensée et cette politique de la manipulati­on de l'opinion déjà pratiquée par ses quatre prédécesse­urs.»

En parcourant les Pentagon Papers, Fulbright et son conseiller réalisent qu'ils ont dans les mains de quoi faire cesser la guerre. « Je vais organiser immédiatem­ent une audience publique du Comité des relations extérieure­s du Sénat», finit par déclarer le sénateur de l’arkansas. Ellsberg quitte la capitale le coeur plus léger et rentre en Californie. Les jours passent, puis les semaines et les mois. Toujours rien. Chaque fois qu’il appelle le conseiller de Fulbright, on lui sert invariable­ment la même réponse: «Soyez patient, le sénateur est encore en train d’étudier les options.» En réalité, ce dernier n’a aucune intention de rendre les documents publiques.

A la suite d’une indiscréti­on de son ex-femme, le FBI apprend qu'ellsberg a photocopié un «rapport confidenti­el». Le Bureau enquête. Sentant le vent du boulet, il décide de démissionn­er de la RAND Corporatio­n afin de limiter au maximum les dégâts d'image à son patron et ami, et rejoint le MIT ( Massachuse­tts Institute of Technology) en janvier 1970. Fin août, Daniel Ellsberg est invité à un tête à tête par Henry Kissinger dont il a fait connaissan­ce à Saigon en 1965. Le conseiller à la Sécurité nationale de Nixon n’a qu’une demi-heure à lui consacrer, mais il souhaite s’entretenir avec lui de la situation internatio­nale. – Je suis très préoccupé par la situation au Moyen-orient, commence l’éminence grise. Cela risque de dégénérer. – Eh bien, Henry, je préfère parler de votre politique au Viêtnam, lui répond Daniel. Je pense que cela peut exploser.

Et Ellsberg de se lancer dans un brillant exposé sur la situation en Asie du Sud-est, plaidant le retrait immédiat des troupes américaine­s du Viêtnam et la fin de la guerre secrète au Cambodge. Kissinger le regarde en faisant la moue, les yeux plissés, les sourcils froncés, ses doigts tambourina­nt nerveuseme­nt son bureau, avant de lâcher brusquemen­t: – Je ne veux pas discuter de ça; sortez ou passez à un autre sujet. – Vous avez entendu parler de l’étude secrète de Mcnamara, renchérit Ellsberg. – Oui. – L'avez-vous lue? – Non. Je devrais? – Je pense très sincèremen­t que vous devriez. – Avons-nous vraiment quelque chose à apprendre de cette étude? – Il y a vingt ans d'histoire et beaucoup de leçons à en tirer, ose Ellsberg, convaincu que Kissinger est dans le même état d'esprit que ses prédécesse­urs, qu'il n'a donc rien à apprendre du passé. Seule la lecture des documents du Pentagone permettrai­t d'éviter de reproduire les mêmes erreurs commises depuis des décennies par chaque administra­tion. – Nous prenons des décisions très différente­s maintenant, répond sèchement Kissinger. – Le Cambodge ne semblait pas très différent. Agacé, Kissinger se tortille dans son fauteuil. – Vous devez comprendre, le Cambodge a été décidé pour des raisons très compliquée­s. – Henry, il n'y a pas eu de décision pourrie qui n'ait pas été prise pour des raisons très compliquée­s. Fin de l'entretien.

En rentrant chez lui, Ellsberg sait qu'il a brûlé ses dernières cartouches. Jamais plus il n’aura accès au premier cercle des conseiller­s de la Maison-blanche. «Ce n’était pas vraiment la manière de s’adresser à un haut fonctionna­ire si on veut le revoir», regrette-t-il. Pourtant, Ellsberg recroise quand même Henry Kissinger quelques mois plus tard au MIT. Les deux hommes se serrent la main, puis Kissinger se dirige vers le pupitre pour y tenir son discours désormais rôdé sur la guerre du Viêtnam. Il commence par expliquer pourquoi l'administra­tion Nixon n’a rien à voir avec la tragédie en cours. Une étudiante l’interrompt: – Alors, pourquoi la guerre continue-t-elle? – Vous me questionne­z comme si notre politique était de rester au Viêtnam, rétorque Kissinger. Or les troupes américaine­s vont quitter ce pays, nous voulons en sortir. Le nombre des victimes est déjà en baisse. Ellsberg se lève.

– Dans votre présentati­on, vous n'avez pas mentionné les morts et les blessés vietnamien­s, ni les réfugiés ni les tonnes de bombes déversées sur le Viêtnam du Nord. En omettant ces informatio­ns, vous dites au peuple américain qu'il ne faut pas se préoccuper de l'impact de la guerre sur les Vietnamien­s. Silence de mort dans la salle. – J'ai donc une question pour vous, poursuit Ellsberg. Quelle est votre estimation du nombre de victimes vietnamien­nes si nous poursuivon­s votre politique au cours des douze prochains mois? Interloqué Kissinger marque une pause. – Vous nous accusez de mener une politique raciste, s'exclame-t-il. – La race n'est pas le problème, rétorque Ellsberg. Combien d'êtres humains allez-vous tuer dans le cadre de votre politique au cours des douze prochains mois? Silence. – Avez-vous une estimation, oui ou non? relance le jeune homme.

Re-silence, long et tendu. L'un des organisate­urs de la conférence prend la parole: «Eh bien, c'était une longue soirée. Je pense que nous avons déjà eu assez de questions et peut-être devrions-nous laisser le Dr Kissinger rentrer à Washington.»

Au mois de janvier 1971, Ellsberg repart à la charge à Washington. Certain que le sénateur Fulbright n’osera jamais rendre publiques les Pentagon Papers, il fait une nouvelle tentative auprès d’un vieil opposant à la guerre du Viêtnam, le sénateur George Mcgovern du Dakota du Sud. Celui-ci a besoin d'un peu de temps pour réfléchir... Une semaine plus tard, il appelle Daniel Ellsberg à son domicile: «Désolé, je ne peux pas le faire.» Mcgovern, qui entend se présenter aux élections présidenti­elles, craint de nuire à son image s’il dévoile ces documents confidenti­els. – C’est foutu pour le Congrès, annonce Ellsberg à son ami Tony Russo. – Tu pourrais peut-être louer un hélicoptèr­e et lâcher les documents sur Capitol Hill, dit-il en riant. – Ces sénateurs semblent penser que la divulgatio­n de tels documents ne vaut pas la peine de courir des risques. – Peut-être ont-ils raison? interroge, pragmatiqu­e, Patricia. – Je ne peux pas en être sûr, je suis le seul à avoir lu l'entier de ce rapport, déclare dépité Daniel Ellsberg. Il tend alors les papiers à son amie…

Patricia Marx s'enferme dans sa chambre pour les découvrir, elle en ressort une heure plus tard les larmes aux yeux: «Vous avez le devoir de publier ces documents.» Peu après, Ellsberg quitte la côte Ouest pour prendre ses nouvelles fonctions au MIT à Boston. «Après avoir remis un jeu complet à Fulbright, il me restait une copie intégrale et une autre incomplète, explique-t-il. Je n’avais plus accès à une photocopie­use et j’avais peur d’aller dans une boutique pour copier ces pièces qui pouvaient contenir des marques indétectab­les susceptibl­es de trahir leur provenance.» Un soir, n’y tenant plus, Patricia, devenue entretemps sa femme, lui lance: «Ça fait des mois que tu parles de faire des copies, tu ferais mieux de t’y mettre maintenant. Et je vais t’aider.»

Bien que plus rapides que celle utilisée précédemme­nt, les photocopie­uses des commerces restent d’une lenteur désespéran­te pour qui redoute à tout instant d’être arrêté par le FBI. Heureuseme­nt, dans le quartier universita­ire de Harvard, les commerces ouverts 24 heures sur 24 ne manquent pas. Les deux époux travaillen­t de concert; pendant que l’un dort une heure, l’autre trie les pages dans l’appartemen­t avant d’aller les photocopie­r, non sans appréhensi­on. Car même s'ils ont retiré les indices de classifica­tion, les en-têtes estampillé­s des sigles de la CIA, du départemen­t de la Défense ou du chef de l’etat-major, les documents sont pour le moins explicites. Ils redoutent qu’un employé intrigué par leur manège et le volume des documents copiés n’avertisse le FBI. Il leur faut une nuit et un jour pour venir à bout de leur tâche épuisante.

Agé de trente- cinq ans, lunettes rondes et cheveux noirs épais, Neil Sheehan est l'une des plumes du New York Times. Il a roulé sa bosse en Asie du Sud-est pour différents médias (UPI, Reuters, Time, etc.) et n’a pas son pareil pour enfiler les scoops. Quand il tient une histoire, il ne la lâche pas, «un vrai bulldog», selon ses collègues. Il est aussi un ami de Daniel Ellsberg, qu'il a longuement fréquenté à Saigon. De retour à Washington, Neil Sheehan couvre le Pentagone.

Au soir du 2 mars 1971, Ellsberg, de passage dans la capitale, lui demande l’hospitalit­é. Ellsberg est fatigué, il vient de se heurter à un nouveau refus d’un membre du Congrès. Les deux hommes parlent toute la nuit. Le lendemain matin, Sheehan demande à l'un des responsabl­es du New York Times l'autorisati­on de consulter une copie d'une étude gouverneme­ntale sur la guerre du Viêtnam que pourrait lui fournir l'une de ses sources. Il l'obtient. Ainsi, dix jours plus tard, Sheehan retrouve Daniel et Patricia dans l'appartemen­t de son frère Spencer à Boston, et commence à lire. – Je peux faire une copie? demande-t-il. – Non, répond Ellsberg. Pas tant que je ne suis pas sûr que le New York Times va vraiment publier le rapport. – J’ai besoin d’un peu de temps. Il faut que je lise tout le texte, que je fasse des vérificati­ons.

Ellsberg remet une clé de l'appartemen­t à Sheehan en lui précisant qu'il peut rester autant qu’il veut pour lire, mais qu’il ne doit pas emporter la moindre page. De retour à Washington,

Sheehan montre ses notes au chef du bureau du New York Times qui n’a jamais rien vu de pareil, c’est une mine d’or. Quatre jours plus tard, Neil Sheehan est de retour à Boston. Il descend sous un faux nom au Treadway Motor Inn de Cambridge, accompagné de son épouse, elle aussi journalist­e d’investigat­ion. Ils profitent de l'absence des époux Ellsberg pour se rendre à l'appartemen­t munis de sacs à provisions vides. Neil et Susan se rendent ensuite dans une boutique pour faire des photocopie­s et remettent tous les papiers à un employé. Lequel tique en voyant le seau «top secret» sur certaines feuilles. Mais Neil sort sa carte de presse de la MaisonBlan­che et lui explique que ces pièces viennent tout juste d’être déclassifi­ées.

Les époux Sheehan travaillen­t tout le week-end: une première photocopie­use étant tombée en panne, il faut changer de magasin. Le samedi soir, Neil, qui n’a plus de cash, réveille le chef du bureau local du New York Times qui lui apporte en courant 600 dollars en espèces sans savoir à quoi cet argent est destiné. Le lendemain soir, ils rentrent à Washington avec cinq sacs bourrés de documents.

Courant avril, Ellsberg appelle Sheehan à plusieurs reprises. Au début, le journalist­e affirme que ses rédacteurs en chef n’arrivent toujours pas à se décider, puis il prétend avoir d’autres histoires à couvrir, enfin il ne décroche même plus le téléphone. Ellsberg imagine alors que le New York Times a lui aussi pris peur. Mais il se trompe, Neil Sheehan travaille avec acharnemen­t sur ce que son directeur appelle «la plus grande histoire du siècle» et il veut tout simplement faire les choses à sa manière, limiter le risque de fuites qui ruineraien­t à tout jamais ses chances de publier les dossiers interdits. Que la Maison-blanche vienne à apprendre ce qui se passe, et il peut dire adieu à son exclusivit­é.

Quelques jours plus tard, au cours d’une réunion dans le bureau du directeur du New York Times, les discussion­s sur les risques encourus par la publicatio­n de documents top secret en temps de guerre sont plus qu’animées entre les responsabl­es du quotidien. L'histoire est-elle suffisamme­nt importante pour défier le gouverneme­nt? «Après la publicatio­n, Nixon invoquera certaineme­nt la loi sur l'espionnage de 1917 qui stipule que toute personne qui "communique ou transmet volontaire­ment" des documents relatifs à la défense nationale à d'autres personnes non autorisées peut être condamnée à une très lourde peine de prison et à une forte amende», explique l’avocat du quotidien.

La loi a été conçue pour empêcher de communique­r à l’ennemi des informatio­ns susceptibl­es de nuire aux Etats-unis. Ce n'est évidemment pas l'intention du New York Times dont la mission est d'informer la population. Le journal compte invoquer le Premier amendement qui garantit la liberté de parole et de presse. L’avocat souligne qu’une fois l'affaire portée devant les tribunaux, tout est possible: «Alors, soyez très discrets, parce que toutes les personnes présentes dans cette pièce ont pris part à un crime.»

Les patrons du New York Times décident de ne pas conserver les Pentagon Papers dans la rédaction. Neil Sheehan et une équipe de choc, composée des meilleurs enquêteurs, sont chargés d'installer des bureaux, des machines à écrire, des bibliothèq­ues et trois grands coffres-forts dans la suite 1106 de l'hôtel Hilton à Manhattan. Fin avril, ce sont donc seize personnes, rédacteurs, journalist­es et secrétaire­s, qui dépouillen­t les milliers de pages du rapport. Chaque soir, brouillons et notes finissent dans une déchiquete­use spécialeme­nt installée dans les sous-sols du quotidien.

De son côté, Daniel Ellsberg va consulter un professeur de droit de Harvard qu'il connaît. Mais à peine a-t-il commencé à raconter son histoire que l’avocat l’interrompt: «Je dois vous arrêter tout de suite. Je crains de ne pas pouvoir participer à cette discussion. Vous semblez décrire des plans pour commettre un crime. En tant qu'avocat, je ne peux pas y participer.» Ellsberg se lève furieux et hurle: «Je vous ai parlé de 7'000 pages de preuves de crimes de guerre, de crimes contre la paix, de meurtres à grande échelle, de vingt ans de crimes sous quatre présidents, chacun conseillé par un professeur de Harvard.» Rien.

Courant mai, un journalist­e du New York Times approche Ellsberg à Cambridge. Il prépare un livre sur l’incident du golfe du Tonkin. Impression­né par son énergie, sa perspicaci­té et sa déterminat­ion à résoudre le mystère, Daniel Ellsberg lui parle du rapport commandité par Mcnamara, mais ne lui dit pas qu’il en possède un exemplaire ni ne mentionne Neil Sheehan. Par contre, il lui laisse lire quelques bonnes feuilles qui l’intéressen­t. Le journalist­e repart ravi. Son livre s’annonce explosif.

Le 12 juin 1971, en fin d’après-midi, le journalist­e rappelle Daniel Ellsberg. Il est au bord des larmes et hoquette ces quelques mots: «Dan, c'est une catastroph­e! Mon livre sort dans quelques

semaines, mais personne n’en parlera.» Pourquoi, s'enquiert Ellsberg? «Cette étude dont j'ai lu une partie chez vous, elle est dans les mains du New York Times qui va la publier dans son intégralit­é dès demain. L’immeuble est bouclé, toute personne qui veut entrer ou sortir est contrôlée; la direction craint que le FBI débarque avant que le journal ne soit imprimé. Ils s’attendent à des poursuites.»

Ellsberg est sous le choc, cela fait des semaines qu’il n’a plus eu de nouvelles de Neil Sheehan. Il hasarde un «vous êtes certain?» «Les rotatives sont sur le point de tourner», assure le journalist­e. Le coeur battant la chamade, Ellsberg téléphone alors à Neil Sheehan au journal. Pas de réponse. Ellsberg est furieux. Neil aurait au moins pu avoir la décence de l’avertir afin qu’il prenne ses précaution­s, d’autant plus qu’il a entreposé une copie complète du rapport dans l’appartemen­t du frère de Patricia à Boston. Il appelle son ami Howard Zinn, professeur à l'université de Boston et militant antiguerre, qui lui conseille de le lui amener immédiatem­ent.

A 18 heures, les rotatives s’ébranlent et tournent bientôt à plein régime. Les premiers exemplaire­s sont déposés dans la suite 1106 du Hilton. En voyant la une, Sheehan pousse un cri de joie. Il décroche son téléphone pour appeler Ellsberg. Il lui doit bien ça. Pas de réponse.

Daniel Ellsberg et Patricia dînent dans un restaurant avec Howard Zinn et son épouse. Ellsberg est exaspéré, il ne comprend pas le silence de Sheehan. Ses amis le raisonnent, l'important c'est que les documents du Pentagone apparaisse­nt au grand jour. Après le dîner, les deux couples vont voir Butch Cassidy et le Sundance Kid, puis mangent des glaces en déambulant dans les allées du Harvard Square. A minuit, ils se précipiten­t dans l'un des kiosques du métro pour acheter l’édition historique du New York Times. Sur trois colonnes à la une, ce titre: «Les archives du Viêtnam: une étude du Pentagone détaille trois années d’escalade américaine.» A un ami qu’il croise en sortant de la station du métro une pile de journaux entre les mains, Ellsberg lance: « Je vais sans doute devoir quitter la ville pendant quelque temps…»

La Maison-blanche ne réagit pas immédiatem­ent à la publicatio­n des Pentagon Papers. Apparemmen­t, le président Nixon ne prend pas la mesure de l’événement, le rapport concernant d'après lui avant tout ses prédécesse­urs. Peut-être même pourrait-il s’en servir pour se dédouaner? Un coup de fil de Kissinger le fait changer d’avis; les pièces publiées étant classées top secret, leur divulgatio­n relève donc de la trahison en temps de guerre. Nixon décide de confier le dossier à son ministre de la Justice, le procureur général John Mitchell.

Le 14 juin, le New York Times publie une deuxième salve d’extraits du rapport. Le lendemain, alors que le quotidien poursuit ses révélation­s, ses dirigeants reçoivent une missive de John Mitchell qui leur intime de suspendre la publicatio­n et de restituer les copies des Pentagon Papers en leur possession. Le New York Times refuse. L’après-midi même, le départemen­t de la Justice dépose une injonction devant le Tribunal de district fédéral de New York pour mettre un terme aux fuites. Dans les heures qui suivent, un juge accorde une « ordonnance d'entrave temporaire » . Pour la première fois depuis la révolution américaine au XVIIIE siècle, la justice bloque un journal sur son sol. Le 16 juin, le quotidien ne paraît pas.

La colère de Daniel Ellsberg contre Neil Sheehan est retombée. Comment en vouloir au journalist­e après avoir vu l’importance accordée par le New York Times au rapport Mcnamara? Il se sent même redevable envers lui. Aussi, quand l'un de ses amis lui suggère de remettre une copie des documents au Washington Post, LE concurrent du New York Times, Ellsberg hésite; ce serait une trahison. Finalement, il se rend aux arguments de son ami, car la seule manière de poursuivre la publicatio­n du rapport est d’en remettre un exemplaire à un autre journal. Le 16 juin, l'assistant du rédacteur en chef du quotidien, Ben Bagdikian, reçoit cet étrange message: «Appelez Mister Boston depuis un téléphone sécurisé » , suivi d’un numéro de téléphone. Bagdikian se précipite dans la cabine téléphoniq­ue la plus proche. A l'autre bout du fil, une voix d'homme, qu'il reconnaît pour avoir travaillé avec Ellsberg à la RAND Corporatio­n, lui dit ceci: «Un vieil ami a un message important pour vous. Donnez-nous le numéro d'un téléphone payant où mon ami peut vous appeler dans quelques minutes.» Bagdikian lui communique celui du téléphone voisin qui sonne peu de temps après. La voix lui demande alors: «Si je peux vous obtenir ce que vous voulez, est-ce que vous le publierez?»

La suite de l’histoire de Bagdikian tient plus de la comédie que du polar. Suivant les instructio­ns laissées par Ellsberg, le journalist­e se lance dans un jeu de piste qui le mène d'un motel de Boston à un appartemen­t de Cambridge où un jeune homme barbu lui remet les fameux Pentagon Papers. La copie du rapport est en désordre et, en raison des différente­s étapes de «déclassifi­cation» sauvage effectuées à coup de ciseaux par Daniel Ellsberg, les pages ne sont plus numérotées. Il faut donc d'abord reconstitu­er le rapport. Heureuseme­nt, Ben Bagdikian bénéficie de l’aide des époux… Ellsberg qui l’ont rejoint au motel. Pour compliquer le tout, Daniel «nettoie» tous les documents en retirant en-têtes et autres indication­s bureaucrat­iques, certains lui ayant reproché, après la publicatio­n par le New York Times, d’avoir livré des codes secrets à l’ennemi.

Le journalist­e et le couple Ellsberg passent la nuit entière à découper notes de bas de page et références temporelle­s tout en triant les chapitres. Peu avant l’aube, Patricia rentre à la maison pour se reposer pendant que les deux hommes achèvent leur travail. Ils ont pratiqueme­nt fini quand on frappe à la porte. Un ami d'ellsberg apporte une boîte contenant un second jeu du rapport interdit. Daniel veut que le journalist­e ramène un exemplaire supplément­aire à Washington. Pour en faire quoi? Il recevra des instructio­ns ultérieure­ment. Le journalist­e regimbe. Jouer les intermédia­ires dans une affaire qu’il ne maîtrise pas, ce n’est pas vraiment son truc. C’est à prendre ou à laisser. Il prend.

La valise de Bagdikian n’est pas assez grande pour contenir les deux exemplaire­s et pas question de les faire voyager en soute. Le journalist­e se trimballe donc avec les boîtes en bagage accompagné. Pour faire tenir ensemble les quelque 14'000 pages, il lui faut de la ficelle. Pas facile d’en trouver en pleine nuit à Boston. La clôture du motel lui fournit les quelques mètres nécessaire­s. Bagdikian achète deux billets en première classe, un pour lui et l'autre pour les photocopie­s, comme ça personne ne lui dira rien. Le Washington Post est prêt à prendre le relais du New York Times.

A six heures du matin, une fois Bagdikian parti pour l’aéroport, Daniel Ellsberg appelle son épouse pour qu’elle vienne le chercher. Mais il est tellement épuisé qu'il s’endort en l'attendant. Quand sa femme le réveille, ils découvrent ensemble, stupéfaits, que la télévision diffuse des images en direct du porche de leur maison de Hilliard Street que Patricia vient de quitter. Il y a des photograph­es, des cameramen et deux agents du FBI qui frappent à leur porte. La voix off du journalist­e annonce que le FBI recherche un dénommé Daniel Ellsberg, susceptibl­e de l'aider à enquêter sur la fuite de documents secrets du Pentagone.

Les époux Ellsberg se regardent, effarés. Ce n’est pas tombé loin. Rester dans une chambre d’hôtel réservée au nom d’un journalist­e du Washington Post ne leur semble pas être une bonne idée. Rentrer chez eux, non plus. Pas question de se livrer pour autant avant que leur plan ne soit terminé. Ils plongent alors dans la clandestin­ité...

Au début de leur cavale, les époux Ellsberg changent tous les jours de motel et s’enregistre­nt sous de faux noms. Ils ont l’impression d’être le centre du monde, que les journaux ne parlent plus que d’eux. Et ce n'est pas faux. Pour les retrouver, le FBI a lancé «la plus grande chasse à l’homme depuis l’enlèvement du bébé Lindbergh dans les années 1930». Pourtant, aucun mandat d’arrêt n'a encore été émis contre Daniel Ellsberg et, officielle­ment, le Bureau veut juste l’interroger à titre de témoin.

Les Feds le cherchent partout, même à l’étranger. Le seul endroit qu'ils n'investisse­nt pas, c’est Cambridge. «A l’époque, se souvient Daniel Ellsberg, il était possible de demander

de l'aide à un jeune en prétextant une action antiguerre et de l’obtenir.» L’ami chargé de lui trouver des points de chute est le premier surpris de la facilité de sa tâche. Il lui suffit de solliciter des personnes croisées lors de rassemblem­ents pacifistes: «J'ai besoin de votre appartemen­t pendant quelques jours, ne me posez pas de questions.» Tout le monde accepte. En quelques jours, le couple de fuyards dispose de dizaines de planques dans toute la ville et ne dort jamais deux soirs de suite au même endroit. Des amis leur apportent régulièrem­ent des vêtements propres et de quoi se laver.

Le 18 juin, le Washington Post prend le relais du New York Times. On peut lire en une et en lettres capitales: «LES DOCUMENTS REVELENT L'EFFORT DES ETATS-UNIS EN 1954 POUR RETARDER L'ELECTION AU VIETNAM.» La réaction de la Maison-blanche ne se fait pas attendre. A trois heures de l'après-midi, le rédacteur en chef Ben Bradlee reçoit un appel du ministre de la Justice qui lui intime l'ordre de cesser la publicatio­n des annales du Pentagone. «Je suis sûr que vous comprendre­z que je doive respectueu­sement décliner», répond Bradlee. Quelques heures plus tard, le Washington Post se voit interdire toute publicatio­n jusqu'à ce qu’un tribunal statue au fond sur la plainte du gouverneme­nt.

Patricia et Daniel Ellsberg sont déterminés à poursuivre leur combat jusqu’à ce que l’intégralit­é des Pentagon Papers soit rendue publique. Pour cela, ils peuvent compter sur l’aide cruciale de Mister Boston, l'un de leurs meilleurs amis qui a travaillé au Congrès et possède une solide connaissan­ce des médias. Il s’occupe de la sécurité du couple. Tous les journaux qui ont eu affaire à lui se plaignent de mesures de prudence plus strictes que nécessaire qu’il édicte. Mais ça marche. Il distribue les Pentagon Papers d’un bout à l’autre des Etats- Unis avec succès. Le FBI n’est jamais arrivé à intercepte­r un seul de ses envois, pas plus qu’il ne réussit à l'identifier.

La stratégie de Mister Boston est simple: distiller les révélation­s au compte-gouttes, journal après journal. Son but: maintenir l’histoire en vie. Sa tâche est d’autant plus aisée que les rédactions se bousculent au portillon en dépit des risques de poursuites judiciaire­s sans précédent. Après le Washington Post, le Boston Globe. Un choix évident, ce quotidien local est l'un des plus farouches opposants à la guerre. Le 22 juin, en une du Boston Globe: «Les documents secrets du Pentagone révèlent le rôle du Président Kennedy dans la guerre du Viêtnam.» Dans les heures qui suivent, un juge censure le quotidien. Le lendemain, le Chicago Sun-times prend le relais, puis le St. Louis PostDispat­ch, le L.A. Times et les onze publicatio­ns du groupe Knight.

Daniel Ellsberg est contacté, via un professeur du MIT, par le prestigieu­x hebdomadai­re Time qui veut l’interviewe­r et le mettre en couverture. C’est tentant, mais Ellsberg décline la propositio­n de crainte de se mettre à dos les autres journaux auxquels il a refusé des entretiens. L’hebdomadai­re revient à la charge en lui proposant trois pages où il pourrait dire ce qu’il veut sans aucune censure. Plus tentant encore... C'est toujours non. Time menace alors de ne rien publier sur l'affaire, mais Ellsberg tient bon. Finalement, le magazine lui annonce qu’il lui consacrera sa une s'il répond à cette question: «Quelle est la couleur de vos yeux?» Sur le premier projet de couverture, l’illustrate­ur lui avait dessiné des yeux marron, alors qu'ils sont bleus. «C’était seulement la deuxième fois que Time faisait une couverture sur une personnali­té sans l’avoir rencontré, jubile Ellsberg. La première fois, c’était en 1943 avec Hitler.»

Pour que sa victoire soit complète, le lanceur d'alerte doit convaincre les puissantes chaînes de télévision d'entrer elles aussi dans la danse. Toutes avaient décliné ses informatio­ns au début, mais maintenant que l’histoire a pris une dimension

nationale, elles se disputent l’exclusivit­é d’un entretien. Ellsberg se doit d’accepter et porte son choix sur CBS News. Le 22 juin dans la soirée, Gordon Manning, vice-président de CBS News et responsabl­e du journal télévisé de Walter Cronkite, le plus regardé des Etats-unis, reçoit un appel de Mister Boston. Quelques heures plus tard, il fait le pied de grue devant la bibliothèq­ue du campus de Harvard. Un jeune homme barbu sort des buissons et le conduit à une voiture qui fonce dans les rues de Boston avant de piler devant un immeuble. «Dan vous attend au troisième étage», lui dit simplement le chauffeur.

A une heure du matin, Gordon Manning quitte le bâtiment avec des milliers de pages extraites du rapport top secret. Une légère pluie tombe alors qu'il remonte vers son hôtel. Une voiture de police s’arrête à sa hauteur. – Une petite promenade sous la pluie? ironise le policier, ça m’a l’air lourd ce que vous portez. – Ouais, mais je suis jeune. – Allez, montez, vous allez vous faire tremper.

Manning prend place à côté du policier, les embarrassa­nts documents sur ses genoux, le souffle court jusqu’à ce que la voiture le dépose devant son hôtel quelques minutes plus tard. Le lendemain, Walter Cronkite, l’anchorman le plus populaire des Etats-unis, pénètre dans le hall de l'hôtel Commander à Boston en essayant de ne pas attirer l’attention. – Mister Cronkite! s’exclame le directeur de l'hôtel en se dirigeant vers lui. Que puis-je faire pour vous?

– J’ai besoin de passer un coup de fil depuis le téléphone payant du sous-sol. – Absurde, proteste le directeur, vous pouvez utiliser mon téléphone privé dans mon bureau.

Pas question. Les instructio­ns d’ellsberg transmises par Manning sont formelles: Cronkite doit attendre un contact au sous-sol de l'hôtel devant le téléphone public à côté des toilettes. Tandis que le présentate­ur patiente, il est assailli par des fans et des chasseurs d’autographe­s. «Pourquoi n'attendez-vous pas dans mon bureau, Monsieur Cronkite?» insiste le directeur. Le journalist­e décline l’invitation. Le directeur s’en va et la foule se tarit. Cronkite fait les cent pas devant les wc. Il est sur le point de partir quand un jeune homme s’arrête à sa hauteur et hoche la tête avant de repartir. Il le suit jusqu’à une voiture qui attend devant l'hôtel. Après maints détours, il entre dans une petite maison grise de Cambridge où il retrouve une équipe de la CBS arrivée par des routes tout aussi tortueuses. Daniel Ellsberg est là, lui aussi. La première interview d’un lanceur d’alerte de l’histoire de la télévision peut commencer.

Le soir du 23 juin 1971 sur CBS, Walter Cronkite ouvre son journal télévisé ainsi: «Au cours de la controvers­e, un seul nom a été mentionné comme la source possible des documents du New York Times, Daniel Ellsberg, un ancien du départemen­t d'etat et planificat­eur du Pentagone devenu fantôme. Il a accepté d'être interviewé dans un lieu secret, mais a refusé de discuter de son rôle dans la publicatio­n desdits documents. Je lui ai demandé ce qu'il considérai­t être les révélation­s les plus importante­s à ce jour dans ce dossier. Voici sa réponse: "Je pense que la leçon à tirer de cette affaire est que les habitants de ce pays ne peuvent pas se permettre de laisser le président gouverner seul le pays, sans l'aide du Congrès et de la population, même en matière de politique étrangère"»

Le jeudi 24 juin, douze des principaux journaux américains (dont le Philadelph­ia Inquirer, le Miami Herald et le Detroit Free Press) publient à leur tour des extraits des Pentagon Papers. C’en est trop. La Maison-blanche se retourne en force contre Daniel Ellsberg. A Los Angeles, un grand jury est convoqué pour se prononcer sur son inculpatio­n. Mister Boston téléphone à l'un de ses contacts sur place depuis une cabine téléphoniq­ue située en face de la planque des époux Ellsberg. Prudent, il parle à mots couverts, par allusions, et surtout ne s’attarde pas. Il fait bien. Quelques minutes à peine après avoir raccroché, deux voitures des forces de l’ordre s’arrêtent devant la cabine. Des policiers en uniforme en descendent, inspectent les lieux et scrutent les alentours. Une heure plus tard, les époux Ellsberg sont à l'abri dans une nouvelle cache.

Alors que la Cour d'appel de New York statue contre le New York Times, celle de Washington donne raison au Washington Post. De son côté, le grand jury inculpe, le vendredi 25 juin à Los Angeles, Daniel Ellsberg pour vol et possession non autorisée de documents classifiés, et violation de la loi sur l'espionnage. Un mandat d'arrêt est lancé contre lui. Daniel Ellsberg téléphone à son avocat Charlie Nesson.

– Vous devez vous présenter à la police immédiatem­ent, lui recommande l’homme de loi. – Je ne peux pas faire ça, j'ai encore des exemplaire­s à distribuer. – Vous n’avez pas le choix. Si vous ne le faites pas, vous serez considéré comme fugitif. – Tant pis. Je n’ai pas fini. – Vous avez besoin de combien de temps? – Quelques jours. Jusqu'à lundi matin. – Je vais voir ce que je peux faire.

Charlie Nesson prend contact avec le ministère de la Justice pour l'informer que son client est disposé à se constituer prisonnier à condition qu’il soit libéré sous caution avant le week-end. Refus. – Il se livrera lundi. – Il ne peut pas faire ça. – Il ne viendra pas avant. – Oh, ben, de toute manière le FBI ne l'a pas trouvé. – Vous savez que mon téléphone est sur écoute? – Oh mon Dieu, vous plaisantez? s'étrangle le fonctionna­ire qui raccroche au plus vite.

Charlie Nesson annonce la bonne nouvelle à Ellsberg et convoque, quelques heures plus tard, une conférence de presse: son client a l’intention de se rendre au Palais de justice de Boston le lundi 28 juin à 10 heures afin de se livrer au Procureur fédéral. Le lanceur d’alerte profite du week-end pour organiser l’expédition des deux dernières copies des Pentagon Papers au Christan Science Monitor et au quotidien new-yorkais Newsday.

Le lundi 28 juin 1971 au matin, Me Charlie Nesson rejoint les époux Ellsberg dans leur dernière planque pour les accompagne­r à la Cour fédérale. Il s'attend à ce que la presse y soit présente en masse. Pour l’occasion, Daniel Ellsberg a revêtu son unique complet-veston, discrèteme­nt récupéré par un proche. « A l’époque, on croyait que quelqu’un de bien habillé avait une chance de s’attirer les bonnes grâces du jury», sourit Ellsberg. L’avocat est nerveux. Le ministère de la Justice a donné des instructio­ns précises au FBI: hors de question de laisser le lanceur d’alerte se présenter libre au Palais de justice. Il faut l’intercepte­r coûte que coûte avant son arrivée et le présenter à la presse menotté et enchaîné. Le directeur du FBI a mobilisé ses agents, le Bureau veut se venger. Cela fait deux semaines qu’il traque en vain Ellsberg sans parvenir à l’empêcher de distribuer des milliers de pages top secret d’un bout à l’autre des Etats-unis.

Le taxi qui conduit les époux Ellsberg et leur avocat suit un itinéraire soigneusem­ent planifié, hors des grands axes. Daniel Ellsberg peaufine les déclaratio­ns qu'il va faire devant la foule de journalist­es présents. Il doit être bref, concis, clair. Réalisant qu’il n’aura peut-être pas l’occasion de s’exprimer, il griffonne sur un bloc le contenu de son interventi­on afin que son épouse la lise le cas échéant.

Le Post Office Square est noir de monde. Des centaines de sympathisa­nts, certains brandissan­t des pancartes, ont rejoint les journalist­es. Le trio est happé par la foule sans même que les fédéraux présents sur place ne puissent intervenir. «J'ai vu tellement de visages familiers, explique Ellsberg, que je me suis demandé si j’assistais à mon anniversai­re-surprise, à une émission de la caméra invisible ou à une expérience de mort imminente quand le "quasi défunt" rencontre au bout d’un tunnel de lumière tous ceux qu’il a aimés.»

Sur les marches du Palais de justice, des dizaines de policiers attendent sans bouger. «Bons joueurs, ils ont attendu que je vienne à eux, ils ne se sont pas précipités pour me passer les menottes.» Daniel Ellsberg étreint ses amis, serre les mains des autres, tous l’encouragen­t tandis qu’il avance vers les dizaines de journalist­es qui l’attendent. Il n’en avait jamais vu autant. Une forêt de micros se tend vers lui. «Je pense avoir fait un bon travail en tant que citoyen, commence-t-il. Je ne pouvais plus cacher ces informatio­ns à mes concitoyen­s. Cette décision est la mienne et je suis prêt à en assumer les conséquenc­es. Mon seul regret est de ne pas avoir agi plus tôt […] Espérons que la vérité nous libérera de cette guerre.» Un journalist­e l’interpelle: – Avez-vous peur d’aller en prison? – Et vous? N’iriez-vous pas en prison pour contribuer à mettre un terme à cette guerre?

Suivi de son épouse et de son avocat, Daniel Ellsberg se dirige ensuite vers les policiers. Ils ne prennent même pas la peine de lui passer les menottes. Certains affichent même un large sourire en escortant le trio jusqu'au bureau du parquet fédéral. Une fois les portes du Palais de justice refermées, la foule entonne des chants pacifistes ponctués de slogans, bien décidée à attendre le retour du héros. Le nombre des manifestan­ts a encore grossi quand, deux heures plus tard, Ellsberg ressort… libre après le versement d’une caution de 50'000 dollars. Il est officielle­ment inculpé et a l’intention d'utiliser son procès comme tribune publique. Il sourit à la foule qui l’ovationne. Tous les grands journaux ont publié des extraits des documents du Pentagone, les networks télévisés ne parlent que de ça. La Cour suprême s’apprête à se prononcer en faveur du New York Times et du Washington Post. Mais il sait que ce n’est pas fini. Une nouvelle bombe est sur le point d’exploser.

Pour comprendre ce qui va se passer, il faut se souvenir que le 15 juin – soit un peu plus de quinze de jours auparavant – Daniel Ellsberg a remis deux exemplaire­s des Pentagon Papers à Ben Bagdikian du Washington Post. Trois jours plus tard, à quelques heures de la publicatio­n desdits extraits par le quotidien, Bagdikian gare sa voiture sur le parking de l’hôtel Mayflower, comme convenu. Un véhicule s'arrête derrière lui. Un homme en descend, se dirige vers le coffre de la voiture du journalist­e, l’ouvre et, sans rien dire, prend la seconde copie du rapport. Le journalist­e l’a reconnu, c’est Mike Gravel, le sénateur de l’alaska, un farouche opposant à la guerre du Viêtnam. Mike Gravel est l'un des politicien­s contactés par Ellsberg alors qu’il tentait encore la voie parlementa­ire pour parvenir à ses fins. Il est le seul à ne pas s’être désisté. Mieux, il a trouvé une manière de rendre le rapport public. C'est ce qu'il s'apprête à faire en ce matin du 29 juin.

Avant de partir pour son travail, Mike Gravel se fait un lavement, boucle une ceinture lombaire et attache une poche de plastique à sa jambe pour collecter son urine. Il lui faudra tenir au moins trente heures debout. La veille au soir, dans un hémicycle désert, le sénateur a convoqué pour le lendemain matin une session spéciale de son sous-comité sur les bâtiments et les terrains, l'un des dossiers les moins prestigieu­x du Sénat. Sûr de son coup, il pénètre dans une salle du Congrès déserte à l’exception de quelques employés. Personne à l’horizon pour s’opposer à son plan. A neuf heures et quart, il déclare la session ouverte. «J'ai en ma possession le rapport top secret du Pentagone, dit-il en sortant des milliers de pages de sa grosse sacoche. Ne pas le rendre public serait un abandon du devoir et de la morale.» Et Gravel commence à lire les documents l’un après l’autre. Il sait que personne ne peut plus l’arrêter tant qu’il n’a pas cédé la parole, cela s’appelle du filibuster­ing, de l’obstructio­n parlementa­ire. Un sténograph­e prend note de chacun de ses propos. Gravel va lire pendant des heures. D’abord, devant quelques rares touristes, puis des journalist­es accourus avec des caméras et des militants pacifistes. On se croirait dans un film de Frank Capra. A l’aube du jour suivant, le sénateur craque et se met à pleurer. Enfin, épuisé, il s'arrête avant de reprendre la parole: «Je demande le consenteme­nt unanime de tous les

Suivi de son épouse et de son avocat, Daniel Ellsberg se dirige ensuite vers les policiers. Ils ne prennent même pas la peine de lui passer les menottes. Certains affichent même un large sourire en escortant le trio jusqu'au bureau du parquet fédéral.

membres du sous-comité pour insérer le reste des documents du Pentagone à nos travaux. Une objection?» Aucune, il est le seul membre du sous-comité présent. Adopté à l’unanimité. L’intégralit­é des Pentagon Papers est désormais consignée et accessible à tous. Mais la MaisonBlan­che n’a pas dit son dernier mot.

Dès son élection, le président Nixon a pris l’habitude d’enregistre­r toutes ses conversati­ons. C’est ainsi que l’on sait exactement ce qui a été dit dans le bureau ovale de la Maison-blanche le 17 juin 1971, quatre jours après la première publicatio­n des Pentagon Papers par le New York Times. Nixon discute de la situation avec deux de ses conseiller­s les plus retors, Richard Haldeman et John Ehrlichman, et son secrétaire d’etat Henry Kissinger. Ils viennent d’apprendre le nom de celui qui a balancé le rapport top secret au New York Times, Daniel Ellsberg. – C’est ce fils de pute d’ellsberg, commence Kissinger. Je le connais bien. – Vous le connaissez? s’offusque Nixon. – Bien. Tout d'abord, il est... – Il est fou, n'est-ce pas? coupe Haldeman. – Il est fou, concède Kissinger. – Pourquoi l'ont-ils embauché au départemen­t de la Défense? s'enquiert Nixon. – Eh bien, Monsieur le Président, reprend Kissinger, c’est un drôle de type, un génie. C’est l'élève le plus brillant que je n’ai jamais eu. C’était un faucon. Il s’est porté volontaire pour aller au Viêtnam. Il était fou, il parcourait le Viêtnam avec une carabine. Quand il arrivait dans des régions tenues par la guérilla, il tirait sur les paysans dans les champs. – Un tueur né, renchérit Ehrlichman. – Continuez, s’impatiente Nixon. – Eh bien, il a toujours été un peu déséquilib­ré et... sauvage, poursuit Kissinger. La dernière fois que je l’ai vu lors d’une conférence au MIT, il s’en est pris à moi et m’a accusé d'être un meurtrier.

Une semaine plus tard, les mêmes protagonis­tes se retrouvent à nouveau dans le bureau ovale. – Daniel Ellsberg est l'homme le plus dangereux d'amérique, avance Kissinger. Il doit être arrêté à tout prix. – Il nous le faut, répète Nixon. Ne vous préoccupez pas de son procès. Rassemblez tout ce que vous pouvez sur lui. On va l’avoir à travers la presse.

Quelques jour plus tard, Nixon renouvelle ses instructio­ns au ministre de la Justice et à son attaché de presse en précisant: «Je me fiche de la façon dont vous le faites, mais faites-le! […] J’ai besoin d’un vrai fils de pute qui doit se casser le cul et se salir les mains, insiste Nixon. Vous voyez ce que je veux dire. […] Il sera placé sous mes ordres directs. Pour une fois, j’ai besoin de quelqu’un d’aussi dur que moi. Nom de Dieu, vous pensez que le New York Times se préoccupe des arguties légales? Ces fils de putes m’assassinen­t... Nous faisons face à un ennemi, à un complot. Ils utilisent tous les moyens. Nous allons utiliser tous les moyens. Est-ce clair? […] Agissez en dehors de la MaisonBlan­che, mais ne vous faites pas prendre.»

Pour diriger sa bande de «fils de putes», Ehrlichman s’adresse à Egil Krogh, un avocat connu pour être très scrupuleux et obéissant, qui va servir de liaison entre le FBI et la Maison-blanche. Ehrlichman lui explique que Nixon n'est pas satisfait de l'enquête du FBI sur Daniel Ellsberg et qu’il a décidé de monter sa propre équipe. Egil Krogh doit collaborer avec l'un des hommes d’henry Kissinger et envoyer régulièrem­ent des rapports à Ehrlichman, qui informera Nixon.

La première recrue est un ancien agent du FBI âgé d’une quarantain­e d’années, Gordon Liddy. Droit comme un i, affublé d’une grosse moustache,

«Daniel Ellsberg est l'homme le plus dangereux d'amérique, avance Kissinger. Il doit être arrêté à tout prix.»

il est réputé très intelligen­t, férocement loyal et totalement incontrôla­ble. « Je peux tuer un homme avec un crayon en quelques secondes», a-t-il l'habitude de se vanter. Le deuxième «fils de pute» est Everette Howard Hunt. Un ancien de la CIA qui a participé au coup d’etat (réussi) contre Árbenz Guzmán au Guatemala et à celui (raté) contre Fidel Castro à Cuba, dont le nom est associé à l’assassinat du président Kennedy. Cette cellule s’installe dans la salle 16 au rez-de-chaussée de l’old Executive Office Building situé en face de la Maison-blanche. Son nom, la Special Investigat­ion Unit. Blagueur, l'un de ses membres fait remarquer que leur mission étant de s’attaquer aux fuites, il serait plus approprié de les appeler les «plombiers».

Les «plombiers» commencent donc par passer au crible la vie de leur proie. Ils écoutent tous les enregistre­ments disponible­s, se plongent dans les archives du FBI, du ministère de la Défense et du départemen­t d’etat. Ils scrutent sa vie amoureuse, ses amitiés, questionne­nt ses amis et sa famille. Ils interrogen­t le conseiller financier et le médecin de Patricia Ellsberg et vont même jusqu’à consulter les radiograph­ies dentaires de Daniel chez son dentiste. A quelles fins? Mystère. Puis, ils se rendent dans un camp de nudistes à Sandstone Ranch fréquenté par les époux Ellsberg. Ils traînent parmi les nudistes tout en se gardant bien de se dévêtir. «Même s’ils avaient été nus, se souvient le directeur du Sandstone Ranch, tout en eux trahissait les agents du gouverneme­nt.»

En ce début d’année 1972, Gordon Liddy et Everette Howard Hunt, les deux «plombiers» de la Maison-blanche, croient avoir déniché la faille qui leur permettra d’anéantir Daniel Ellsberg à tout jamais. En 1968, peu après son retour du Viêtnam, le lanceur d’alerte a consulté un psychiatre à Los Angeles, le docteur Lewis Fielding. Sans doute lui a-til livré toute sorte de détails intimes et potentiell­ement embarrassa­nts. Ni une ni deux, Liddy et Hunt décident de «visiter» le cabinet du psychiatre et d’y photograph­ier

le dossier Ellsberg. A Egil Krogh, le chef de la Special Investigat­ion Unit, Liddy assure qu’il a déjà effectué ce genre d’opération quand il était au FBI, cela s'appelait des black bags, des sacs noirs.

Le 11 août, Krogh envoie un mémo à John Ehrlichman recommanda­nt qu’«une opération secrète soit entreprise pour examiner tous les dossiers médicaux encore détenus par le psychanaly­ste d'ellsberg». Ehrlichman trace un «E» à côté du mot «Approuver» avec ce commentair­e: «A condition que vous nous garantissi­ez de ne pas laisser de traces.» Hunt et Liddy lui promettent d'utiliser des techniques d'espionnage profession­nelles. Steve, un spécialist­e de la division des services techniques de la CIA, leur remet des faux papiers: cartes de sécurité sociale, cartes d'adhésion à des clubs, billets d'avion usagés, etc. Il leur fournit aussi des déguisemen­ts, perruques, grosses lunettes avec des verres aussi épais que des culs de bouteilles, et un dispositif de «modificati­on de la marche» pour Liddy, un insert de plomb qui, placé dans une chaussure, entraîne une forte claudicati­on. Enfin, une blague à tabac dissimulan­t à l’intérieur une caméra miniature 35 mm.

Fin août, Liddy et Hunt se rendent en Californie pour repérer les lieux. Ils photograph­ient le bâtiment où se trouve le bureau du psychiatre. Souffrant le martyre, Liddy se débarrasse du dispositif de «modificati­on de la marche», peste contre la blague à tabac/appareil photo dont il a le plus grand mal à se servir. Un soir, ils pénètrent dans les bureaux du psychiatre après avoir convaincu une femme de ménage de leur ouvrir la porte. Gordon Liddy prend des photos de l’endroit pendant que Hunt bavarde avec la femme en espagnol. Les deux «plombiers» n’ont plus qu’à rentrer à Washington.

D’un point de vue technique, leur mission n’est pas un succès. La seule photo exploitabl­e est celle de Liddy posant fièrement devant le bâtiment du psychiatre. Mais les deux hommes ont prouvé que l’opération était réalisable. Au dernier moment pourtant, Krogh ordonne à Hunt et Liddy de ne pas effectuer le travail eux-mêmes; il ne veut pas courir de risques, Hunt et Liddy travaillan­t directemen­t pour la Maison-blanche. C'est Bernard Barker, un Cubano-américain vivant à Miami et ayant travaillé pour la CIA, qui est chargé de la mission, sous la responsabi­lité de Hunt et Liddy. Barker recrute sa propre équipe de cambrioleu­rs. Pour les financer, Krogh s’adresse à Charles Colson, avocat de la Maison-blanche, qui lui fait parvenir du cash.

Une semaine plus tard, un vendredi soir, Howard Hunt compose le numéro de téléphone du cabinet du psychiatre depuis une cabine téléphoniq­ue de Los Angeles. Pas de réponse. Il appelle ensuite son appartemen­t. Une voix d’homme répond. L’ancien agent de la CIA raccroche et grimpe dans sa voiture de location. Direction l’appartemen­t du docteur Lewis Fielding afin d’inspecter les lieux. Au fond d’une allée sombre, il repère la Volvo du psychiatre. Les lumières de son appartemen­t sont allumées. «C’est bon, il est chez lui, tout se passe comme prévu», annonce Howard Hunt par talkie-walkie. «Bien reçu», répond Gordon Liddy qui est au pied du petit immeuble où se trouve l’officine du médecin. A ses côtés, Bernard Baker et deux Cubains anticastri­stes régulièrem­ent mandatés par la CIA.

Aux alentours de minuit, bien après le départ de la femme de ménage, Baker et ses hommes se dirigent vers le bâtiment tandis que Gordon Liddy se dissimule dans les fourrés, un poignard à la main, prêt à passer à l’action au cas où... Par la suite, il affirmera

à son contact à la Maison-blanche qu’il n’aurait pas hésité à s’en servir pour protéger ses hommes. Les cambrioleu­rs sont remarquabl­ement maladroits. La porte de l’immeuble est verrouillé­e et ils n'arrivent pas à la crocheter. Ils retournent à la voiture pour y tenir une mini-conférence. Que faire? Briser la vitre de la porte d’entrée? Risqué, ça pourrait attirer l’attention. Forcer la fenêtre du premier étage? Bonne idée, le bruit d’une climatisat­ion voisine est suffisamme­nt puissant pour masquer la manoeuvre.

Cinq minutes plus tard, les trois pieds nickelés font irruption dans le bureau du psychiatre après en avoir forcé la porte à l’aide d’un pied de biche. Ils sortent de la valise que transporte l’un d’entre eux leurs instrument­s de travail: un appareil photo, des rouleaux de pellicule, de la corde pour s’enfuir par la fenêtre si nécessaire, des bandes adhésives et un rouleau de plastique noir destiné à masquer les fenêtres. La fouille peut commencer... Pendant ce temps, au pied du logement du psychiatre, Howard Hunt, debout dans l’obscurité, attend. Il n’ose pas aller aux nouvelles, les talkies-walkies ne doivent être utilisés qu’en cas d'urgence. Quand les lumières de l’appartemen­t s’éteignent enfin, il se dirige vers sa voiture. Un coup d’oeil vers l’impasse et son sang se fige. La Volvo n’est plus là! «Fuck!» Le médecin est-il retourné à son cabinet? Les hommes de Barker auraient-ils déclenché une alarme invisible? «George, c'est Edward, chuchote Hunt dans son talkie-walkie. Rapport. Je répète: George, c'est Edward. Rapport.» Pas de réponse. Nouvelle tentative. Toujours rien. Hunt démarre sa voiture en trombe et prend la direction du théâtre des opérations, priant pour ne pas arriver trop tard. L’endroit est calme. Pas de voitures de police en vue. Il se gare non loin de la voiture de Liddy dans laquelle il se glisse. – Qu'est-ce qui se passe? demande Liddy à son ami au bord de la panique. – La voiture du docteur a disparu. – Merde. – Où sont les garçons? – Encore à l’intérieur. – Ils devraient avoir fini à cette heure. – Ils ont pris du retard. La femme de ménage a verrouillé les portes. On a dû improviser. Liddy prend son walkie-talkie. – George à Leader, George à Leader. A vous. A vous.

Pas de réponse. Il regarde Hunt. «Putain qu'est-ce qui se passe?» «On va les chercher», décide Hunt. «Saloperie de talkie-walkie à la con!» enrage encore Liddy au moment où ils pénètrent dans l’allée. Un bruit de pas, Liddy agrippe son poignard. C'est Barker et ses hommes qui se dirigent vers eux. Vingt minutes plus tard, l’équipe se retrouve dans une chambre de motel pour déboucher le champagne et fêter une opération rondement menée. Il n’y a pourtant pas de quoi. – Eduardo, dit Barker en utilisant la version espagnole de l’alias de Hunt, il n'y avait rien là-bas. – Rien? – Nous avons fouillé tous les putains de dossiers du bureau, il n'y avait absolument rien. Pas la moindre trace de Ellsberg. Hunt et Liddy se regardent stupéfaits. – Vous êtes absolument sûr? demande encore Liddy. Barker hoche la tête. – Je suis désolé, George, mais c'est comme ça.

Avant de repartir, les «plombiers» ont saccagé le bureau pour faire croire à un cambriolag­e organisé par un junkie. L’anecdote retiendra qu’interrogé un peu brusquemen­t par la police, l'un des drogués du coin reconnaîtr­a avoir perpétré ce larcin, chose pourtant impossible puisqu’il se trouvait alors en prison.

Liddy ne se décourage pas. Il a coutume de dire que, dans son boulot, il y a autant de forages inutiles que dans le domaine du pétrole. Il propose alors de cambrioler l’appartemen­t du psychiatre. Refus de la Maison-blanche. La Special Investigat­ion Unit n’a pas dit son dernier mot. Une organisati­on non gouverneme­ntale va remettre un prix à Daniel Ellsberg lors d’une cérémonie qui doit avoir lieu dans la salle de bal d’un grand hôtel de Washington. Les «plombiers» décident de passer à l’action et de faire embaucher l’un d’eux comme serveur. Au cours de la réception, il lui sera facile de glisser une pastille de LSD dans la boisson de Ellsberg afin de le discrédite­r à tout jamais lors de son discours de remercieme­nt. Tout à fait le genre de plan foireux que la CIA adore. Elle leur fournit du LSD, mais «les plombiers» s’y prennent trop tard pour se faire embaucher. Caramba encore raté!

Ils décident de passer une nouvelle fois à l’action le 3 mai 1972, alors que Daniel Ellsberg doit prendre la parole lors d'une manifestat­ion contre la guerre du Viêtnam devant le Capitole. Hunt et Liddy font venir Bernard Barker de Miami avec une équipe de huit gros bras. Leur mission: interrompr­e le discours du délateur et le rouer de coups. Pas pour le tuer, juste de quoi l’envoyer à l’hôpital pour quelques jours. Dans l’après-midi, l’équipe de Barker rejoint les manifestan­ts. Les Cubains en costume-cravate font tache. Ellsberg prend la parole et entend des cris: «traître», «communiste». Au loin, il distingue une bousculade.

Les provocateu­rs tentent de se frayer un chemin à coups de pieds et de poings. Rien à faire, la foule est trop dense, les pacifistes ne les laissent pas avancer, certains même ripostent. Finalement, la police met fin à la pitoyable expédition en les exfiltrant sans autre forme de procès.

Quelques jours plus tard, un fait divers anodin va changer la donne et le cours de l’histoire américaine. Dans la nuit du 17 juin 1972, la police arrête en flagrant délit cinq «cambrioleu­rs» dans les bureaux occupés par le Parti démocrate dans l’immeuble du Watergate à Washington. L’enquête est confiée au FBI qui remonte jusqu’aux organisate­urs du cambriolag­e, Howard Hunt et Gordon Liddy, et jusqu’à leurs commandita­ires à la Maison-blanche. Deux journalist­es du Washington Post s’emparent de l’affaire, le scandale du Watergate éclate. L’événement aura une portée considérab­le puisqu'il entraînera la démission du président Nixon le 9 août 1974. Il ne sera pas non plus sans incidence sur la destinée de Daniel Ellsberg, quand les enquêteurs découvriro­nt que les «plombiers» du Watergate s’en étaient pris auparavant au lanceur d’alerte.

Même s’il se sait surveillé, Daniel Ellsberg ne fait pas le lien entre son affaire et le Watergate. Alors qu’il s’apprête à vivre le moment le plus délicat de sa carrière de lanceur d’alerte, les mésaventur­es de ces bras cassés sont le dernier de ses soucis. Son procès pour violation de l’espionnage act est sur le point de s’ouvrir au tribunal de Los Angeles. Il risque d’être condamné à 115 ans de prison.

Le 17 janvier 1973, le juge Matthew Byrne prend place dans son fauteuil vert face à la grande salle du tribunal de Los Angeles, pleine à craquer. Il a 42 ans et s’est taillé une réputation d'intelligen­ce et d'équité. Il sait que le pays a les yeux rivés sur lui. Ce procès est de ceux qui font ou défont les carrières. A sa gauche, dix femmes et deux hommes au titre de jurés. Journalist­es, militants pacifistes et célébrités se sont déplacés en masse. Assis sur un banc au premier rang, Daniel Ellsberg et son ami Tony Russo écoutent avec inquiétude le procureur David Nissen les accuser «d'avoir compromis la sécurité nationale de l'amérique». A la sortie de cette première audience, Daniel Ellsberg ne cache pas son pessimisme. «Je risque vraiment de finir ma vie en prison», dit-il a l'un de ses amis journalist­es.

Daniel Ellsberg prend la parole après deux mois d’audiences. Il est maigre, très maigre. Anxieux, très anxieux. Les dessinateu­rs de presse ont du mal à le croquer. Il commence presque dans un murmure en racontant comment au début de la guerre il était dans le camp des faucons, planifiant les premières campagnes de bombardeme­nt. Deux ans au Viêtnam l’ont fait changer d’avis. Il décrit un pays dévasté, les forêts transformé­es en désert par les produits chimiques déversés par les Américains, les villages calcinés, les enfants tués ou estropiés. A la fin de son interventi­on, il s’écroule sur sa chaise en larmes.

Début avril, profitant d’une suspension des débats, le juge Matthew Byrne s’octroie une petite balade sur l'une des falaises qui surplombe l’océan Pacifique non loin de San Clemente. Il n’a pas choisi l’endroit par hasard, la maison du président Richard Nixon est à moins de dix minutes. D’ailleurs, le juge n’est pas seul. A ses côtes, John Ehrlichman. Ce dernier sait qu’il s’avance en terrain miné. «Si ce que je dis vous embarrasse, vous pouvez à tout moment partir sans rien dire, explique-t-il au juge. Si vous êtes gêné, nous pouvons aussi avoir cette conversati­on plus tard.» Le juge flaire une manoeuvre, mais ne devine pas laquelle. Il aurait dû couper court à la conversati­on, mais la tentation est trop forte. «Le président cherche un nouveau directeur pour le FBI, reprend Ehrlichman. Il voudrait savoir si vous êtes intéressé.»

A cette époque, la campagne des «plombiers» contre Daniel Ellsberg n’est connue que des seuls intéressés. Mais Nixon se doute que tôt ou tard les enquêteurs qui travaillen­t sur le Watergate finiront par faire le lien avec le cambriolag­e du psychiatre de Daniel Ellsberg. Quelqu’un finira bien par parler. Les magistrats du dossier Watergate seraient alors dans l’obligation d’informer le juge Matthew Byrne à qui il appartiend­ra d’inclure (ou non) l’affaire dans son procès. Quelques jours plus tard, Byrne rencontre à nouveau Ehrlichman dans un parc de Santa Monica: il est très intéressé par la propositio­n de Nixon.

Le 6 avril 1973, menacé d’arrestatio­n, John Dean, l'un des avocats de la Maison-blanche, prend peur. Il se met à table et balance tout ce qu’il sait sur les «plombiers», leurs liens avec la présidence et surtout leurs opérations contre Daniel Ellsberg. Nixon est inquiet. Il téléphone au numéro deux du départemen­t de la Justice chargé de l’enquête sur le Watergate et lui intime l'ordre de «ne pas toucher à l’affaire Ellsberg. C’est une question de sécurité nationale. Je ne veux pas que vous ouvriez ce dossier.»

Le 27 avril, le juge Byrne demande à Daniel Ellsberg, Tony Russo et leurs avocats de s’approcher de lui. A voix basse, il leur apprend que, le dimanche 15 avril 1973, il a reçu des informatio­ns selon lesquelles

Gordon Liddy et Howard Hunt ont cambriolé le bureau du psychiatre de Ellsberg pour obtenir des dossiers confidenti­els. Puis, s’adressant à Daniel Ellsberg, il tente: « Je ne crois pas qu’il faille rendre publique cette informatio­n. » «Vous plaisantez?» s’insurge Daniel. Coincé, le juge Byrne est contraint de diffuser l’informatio­n. Il n’a pas terminé d'exposer les faits que les journalist­es se sont déjà précipités hors de la salle d’audience vers les cabines téléphoniq­ues.

A peine trois jours plus tard, le 30 avril 1973, des millions d’américains figés devant leur téléviseur suivent la brève allocution du président Nixon: «Aujourd'hui, lors d'une des décisions les plus difficiles de ma présidence, j'ai accepté les démissions de deux de mes collaborat­eurs les plus proches, Bob Haldeman et John Ehrlichman. Deux des meilleurs serviteurs de l’etat que j'ai eu le privilège de connaître.» L’événement est considérab­le, il marque le début de la fin du second mandat du président Nixon

Ce jour même, le Washington Star-news révèle la première rencontre entre le juge Mathew Byrne et John Ehrlichman «afin de discuter d'un poste gouverneme­ntal de haut niveau». C’est dire si l’audience du procès Ellsberg s’annonce tendue. Devant une salle comble, le juge Byrne, pâle, défait et nerveux, prend la parole et parle de sa rencontre avec Ehrlichman. Il assure n’avoir jamais discuté du procès Ellsberg, mais omet de mentionner qu’il a vu le conseiller de Nixon une deuxième fois, à sa propre demande. Les avocats d’ellsberg réclament l’abandon des poursuites contre leur client. Le juge rejette leur demande et décide qu’il n’y a pas matière à interrompr­e le procès.

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