Barrett Brown, le porte-parole censuré d'anonymous
22 janvier 2015, Barrett Brown est condamné à 5 ans de prison. Victime de la cyberguerre secrète entre le FBI et Anonymous, il a été libéré en novembre 2016 après avoir reconnu sa culpabilité. Retour sur une affaire que Reporters sans Frontières a qualifi
Pour ses admirateurs, il est le digne successeur d’hunter Stockton Thompson, le pape du nouveau journalisme. Il publie régulièrement dans Vanity Fair ou le Guardian des articles sur le piratage informatique. Toujours bien informé, trop bien informé pour le FBI qui l’accuse de faire partie du groupe de hackers le plus recherché de la planète, les Anonymous. Il est surtout le porte-parole informel et autoproclamé d’une nébuleuse qui n’en a guère. Le Bureau rêvait de le faire plonger depuis le début 2010. Il lui faudra deux ans pour arriver à ses fins. Le 22 janvier 2015, Barrett Brown a été condamné à plus de cinq ans de prison en dépit d’une campagne internationale relayée par Reporters sans frontières.
Ne dites pas à Barrett Brown qu’il est un hacker. Du bout des lèvres il concèdera tout au plus qu’il est un «hacktiviste». En fait c’est un dandy de la cyber contre- culture. Barrett Brown n’a rien d’un pirate informatique et encore moins d’un geek. L’informatique ne l’intéresse pas vraiment, pénétrer les réseaux interdits n’est pas son «truc». Il n’a jamais forcé les portes d’entrée du moindre serveur. Des agents armés du FBI ont perquisitionné par deux fois sa maison. Ils sont repartis avec un maigre butin: une Xbox et un petit ordinateur portable Sony bourré de centaines de jeux vidéo. Il leur a fallu se creuser le crâne pour coincer le trentenaire. Ils n’ont trouvé trace que d’un seul délit: Barrett Brown a partagé un lien interdit. C’est un peu mince pour un pirate informatique aguerri mais c’est assez pour le mettre en prison quelques années.
Barrett Brown a grandi dans les années quatre-vingt au sein de la banlieue chic de Preston Hollow à une dizaine de kilomètres au nord de Dallas. Il a pour lointains voisins le futur président américain George W. Bush, l’ancien maire de la ville Tom Leppert, le magnat du pétrole Ross Perrot, le propriétaire de l’équipe des Dallas Mawerick ou encore le chanteur George Michael. Sa mère, qui l’élève seule, est une fendue de Nostradamus. Est-ce d’elle qu’il tient son goût du mystère et de l’intrigue? Barrett Brown rêve d’être journaliste depuis que, tout petit, il fabrique une feuille de chou en se servant de l’ordinateur familial.
Son premier galop d’essai dans le canard de son école n’est pas un franc succès, ses articles sont censurés par sa rédaction en chef qui voit d’un mauvais oeil ses critiques de l’administration de l’établissement. «Depuis tout petit Barrett a toujours défié l’autorité et chaque fois que vous défiez l’autorité vous allez au-devant des ennuis», explique le père de Barrett au bimensuel américain Rolling Stone. Il ne faut pas compter sur le père pour remettre le fils sur le droit chemin. Junior quitte l’école pour rejoindre senior en Tanzanie où il partage son temps entre safari et affaires. S’il poursuit ses études sur internet, Junior préfère l’aventure africaine.
Le 7 août 1998, il est avec son père à Dar Es Salam, quand une série d’explosions secoue la capitale tanzanienne: Al-qaïda vient de déclarer la guerre aux Etats-unis en faisant sauter ses ambassades en Tanzanie et au Kenya. Antiterrorisme oblige, l’heure de la surveillance électronique globale va sonner. Malheur aux dissidents. Barrett Brown le découvrira à ses dépens. Au moment des attaques du 11 septembre 2001, Brown est rentré aux Etats-unis. Il a tout juste 20 ans et ne semble pas politisé outre mesure. Comme presque tous ses amis étudiants de l’université du Texas, il est contre l’invasion de l’irak mais évite de le faire savoir. Il n’est d’aucune manifestation et fuit les débats. Dans sa piaule bourrée de revues et de livres, il découvre les princes du nouveau journalisme, l’acide, l’ecstasy et surtout l’héroïne.
Quand il débarque à New York en 2007, Barrett Brown aurait pu se lancer dans le journalisme d’investigation et postuler dans les médias papiers ou électroniques. Il avait une plume et un talent pour dénicher les informations. Mais cela l’intéresse moins que la contre-culture du net. Il occupe avec d’autres Texans un appartement de Bushwick, quartier destroy du coeur de Brooklyn où les artistes commencent à débarquer et prennent possession d’entrepôts en ruine et de lieux abandonnés aux trafics en tous genres. La demeure de Barrett Brown sert de point de rencontres à tous ceux qui veulent s’affaler dans des sofas fatigués et jouer à des jeux vidéo en buvant de la bière. Une bande de trafiquants
de drogue portoricains et honduriens en a fait son quartier général en échange d’une Xbox, de boissons et de nourriture. Barrett Brown découvre les jeux en ligne. S’il y joue, c’est pour mieux les pirater. Il devient ce que l’on appelle dans le jargon un griefer, il joue mais fait tout pour ennuyer les autres joueurs. Son terrain de chasse est l’univers fort prisé de Second Life. Avec ses potes griefers dissimulés derrière des avatars afro, il se balade dans un vaisseau spatial virtuel, bombardant tout au passage et arborant des pénis géants. Jamais il ne s’était autant amusé. Entre deux assauts de Second Life, Barrett Brown retrouve les autres griefers sur le forum 4chan.net, lieu de naissance des Anonymous. Il flirte avec des hackers mais sans plus.
Tout bascule en 2010. Barrett Brown lance un site internet, Projet PM (en hommage à l'un des gangs du roman d’anticipation Neuromancer de William Gibson), et publie des articles dans les grands médias. La même année, les Anonymous quittent le nid de 4chan.net et s’attaquent pour la première fois à des cibles d’importance. A commencer par l’eglise de scientologie.
Le 10 février 2010, les Anonymous déclenchent l’opération Titstorm (tempête de tétons). En réponse à un projet de censure des sites pornographiques du continent, ils bloquent tous les serveurs internet du gouvernement australien. Le lendemain, Barrett Brown publie une tribune dans le Huffington Post intitulée «Anonymous, Australie et la chute inévitable de l’etat-nation». Brown voit dans Titstorm un des évènements les plus importants des décades passées: désormais, explique-t-il, n’importe quel citoyen peut défier l’etat avec un simple ordinateur. Un tel cri du coeur ne pouvait échapper aux Anonymous.
Gregg Housh, l'un des membres historiques du groupe, le contacte. Housh joue alors le rôle de tampon entre les Anonymous et les medias à défaut d’être le porte-parole officiel du groupe. Mais il est débordé. Les télévisions le courtisent, il s’apprête à conseiller les scénaristes d’house of Cards et à servir de modèle au hacker de la série phare de Netflix. Pourquoi Barrett Brown ne s’occuperait-il pas de parler à la presse au nom des Anonymous? Le jeune Texan ne se fait pas prier. Il accepte. Barrett Brown n’est pas un Anonymous comme les autres.
Le masque de Guy Fawks derrière lequel s’abritent les hackers anonymes, très peu pour lui. Il préfère les projecteurs des chaînes télévisées qui se pressent à sa porte pour l’interviewer. Il énerve beaucoup d’anonymous qui le traitent de «bouffon» tout juste bon à amuser les médias. Mais son savoir-faire et son intelligence séduisent le gros des troupes anonymes. L’aventure l’enthousiasme. Il explique à qui veut l’entendre qu’il est désormais le senior strategist d’un mouvement qui est en quelques Anti-terrorisme oblige, l’heure de la surveillance électronique globale va sonner. Malheur aux dissidents.
mois passé du statut de griefer à celui d’arme électronique au service de mouvements comme ceux des Printemps arabes ou d’occupy Wall Street.
Fin 2010, Barrett Brown retourne vivre au Texas. C’est là qu’il exerce ses nouvelles fonctions. Et il ne chôme pas. En septembre 2010, au Mexique, le redoutable cartel de la drogue des Zetas déclare la guerre à la section locale des Anonymous. Cette dernière a rendu publique des informations sur les liens entre les narcotrafiquants et la police. Les représailles sont sanglantes. Los Zetas assassinent deux jeunes blogueurs et suspendent leur corps sous un pont de Nuevo Laredo. Deux semaines plus tard, Los Zetas enlèvent un hacker, le décapitent et abandonnent son corps. Le 6 octobre, un autre Anonymous est kidnappé par les narcotrafiquants alors qu’il distribue des tracts lors d’une manifestation dans l’etat de Vera Cruz. Le jour même, les Anonymous ripostent sous forme d’une vidéo postée sur Youtube dans laquelle l'un des leurs s’adresse aux Zetas: «Vous avez fait une grosse erreur en prenant l’un des nôtres».
Le visage dissimulé derrière le traditionnel masque de Guy Fakes, l’anonymous annonce le début de l’opération Cartel. Si Los Zetas ne relâchent pas leur victime, il menace de dénoncer les «policiers, journalistes et chauffeurs de taxi» liés aux Zetas, et promet des révélations sur les liens entre les cartels et le gouvernement. Los Zetas cèdent. Le 3 novembre l’anonymous mexicain enlevé par le cartel est retrouvé vivant dans une rue de Vera Cruz. Les hackers annoncent la fin de l’opération Cartel. Anonymous fait état d’un message transmis par l’otage libéré: «Si Anonymous divulgue des noms liés au cartel, sa famille en subira les conséquences».
A l’intérieur de l’organisation, tous ne sont pas d’accord. Barrett Brown, lui, veut publier des informations sur les liens entre la police et différents cartels. «Je sais que ma décision est controversée, explique-t-il dans une vidéo postée sur Youtube. Mais l’idée que quelqu’un ne devrait pas critiquer ou porter attention à une organisation m’angoisse.» Barrett Brown annonce qu’anonymous a piraté 25’000 courriels contenant les noms de complices des Zetas et qu’il pourrait commencer à les divulguer dès le 5 novembre.
Spécialisée dans la sécurité, la société texane Stratfor est la première à avoir détecté la vidéo postée sur Youtube dans laquelle Anonymous déclare la guerre aux Zetas. Elle est aussi la première à avoir signalé la fin des hostilités entre les deux organisations. Fort de cet avantage, elle a mis en garde Barrett Brown sur le risque d’être localisé par le cartel. Seul contre Los Zetas, Barrett Brown fait marche arrière. Il n’en a pas fini pour autant avec Stratfor.
En décembre 2010, Anonymous devient l’ennemi numéro 1 du FBI. Le Bureau prend conscience du danger lors de l’opération Payback lancée par un collectif apparenté aux « cyberhacktivistes » . Les hackers s’en prennent d’abord aux adversaires du piratage sur internet et aux censeurs de tous poils. Payback vise les entreprises de Bollywood, puis se trouve de nouvelles cibles: les sociétés et les banques qui ont adopté des mesures de rétorsion contre Wikileaks. Dans leur ligne de mire, les sites de Visa, Mastercard, Paypal, Amazon et EVRYDNS, coupables d’avoir bloqué tout commerce avec l’organisation de Julian Assange à la demande du Gouvernement américain. Mais aussi, en dehors des Etats-unis,
la banque postale suisse Postfinance qui a gelé des comptes de Julian Assange. En Suède, les hackers piratent le site du procureur général et celui de l’avocat des deux jeunes femmes qui accusent le fondateur de Wikileaks de viol et d’agression sexuelle.
Représailles informatiques ou début de la première cyberguerre? Le FBI riposte en été 2011. Il arrête une quinzaine de hackers présumés. Flairant la bonne aubaine, les sociétés spécialisées dans la sécurité partent en chasse d’anonymous. A leur tête, une firme spécialisée dans la sécurité digitale: Hbgary Federal. Son PDG se vante dans le Financial Times d’avoir une arme secrète contre les Anonymous et affirme connaître l’identité de tous ses dirigeants.
Peu après, les Anonymous lancent l’assaut sur les serveurs de Hbgary Federal. Il ne leur faut que quelques minutes pour venir à bout des protections et effacer 70’000 mails. «Il y avait des dizaines de milliers d’emails et personne ne voulait les lire», explique un proche des Anonymous à la revue américaine Rolling Stone.
Les hackers sont démotivés quand ils s’aperçoivent du bluff de Hbgary Federal. Son PDG n’a en réalité aucune arme secrète contre Anonymous et ignore tout de ses chefs. Pour eux, c’est un bouffon et sa société ne présente aucun intérêt. Le journaliste et porte-parole autoproclamé des Anonymous, Barrett Brown n’est pas de cet avis. Il convainc une centaine de membres de Project PM, sa propre organisation de surveillance et d’analyse d’internet, de l’aider à éplucher la correspondance interne d’hbgary Federal. Il se plonge dans la lecture des mails piratés. C’est ainsi que Barrett Brown découvre l’existence de Team Themis, un consortium particulièrement discret composé de trois firmes, Hbgary, Palentir et Berico, agissant aux
marges de la légalité. Team Themis a été créé en 2010 à la demande de la Chambre de commerce américaine et de la Bank of America tout simplement pour anéantir Wikileaks. L’organisation de Julian Assange venait en effet d’affirmer détenir des documents susceptibles de faire sauter plusieurs banques américaines. Team Themis doit élaborer un plan d’attaque.
Première étape: la création de cyber- commandos chargés de réduire à néant les systèmes informatiques des pirates. Coût de l’opération, deux millions de dollars par mois. Themis propose de reprendre les méthodes de contre-intelligence mises au point par le FBI sous J. Edgar Hoover. Il s’agit d’infiltrer les groupes de pirates afin de les manipuler et les détruire «par tous les moyens » . Themis propose d’inonder le marché de jeux vidéos piégés, de discréditer les pirates en se servant de faux documents. Les cibles de Themis ne se limitent pas à Wikileaks. Le consortium vise aussi l’avocat blogueur Glenn Greenwald.
Le 22 juin 2011, Barrett Brown publie un article sur Themis Team dans le quotidien britannique The Guardian. Le scandale est énorme. Le PDG de Hbgary Federal démissionne, sa compagnie ne s’en relèvera jamais. Des parlementaires réclament, sans succès, la création d’une commission d’enquête. Palentir annonce qu’elle coupe tous les liens avec Hbgary Federal et présente ses excuses à Glenn Greenwald. Palentir a gros à perdre: en 2011, son chiffre d’affaires est de 250 millions de dollars. Parmi ses clients, la CIA, le FBI, le Pentagone, les polices de New York ou de Los Angeles. La concurrence est rude. Aux Etats-unis, il y a plus de deux mille sociétés spécialisées dans le contre-terrorisme et la sécurité. Le marché de la sécurité et du renseignement privé est en pleine expansion avec un chiffre d’affaires de 56 milliards de dollars.
Les Anonymous sont convaincus que le projet Themis Team n’est pas mort avec Hbgary Federal. En juillet 2011, ils attaquent une des plus grosses compagnies privées de renseignement et de contreterrorisme, Booz Allen Hamilton, et copient 90’000 de leurs e-mails. Ils cherchent la trace d’un «logiciel de création de nombreux faux profils qui permet d’infiltrer les groupes de discussion et de manipuler l’opinion», logiciel élaboré par Hbgary Federal et BAH. Et les Anonymous n’entendent pas en rester là. L’organisation se cherche d’autres cibles. Dont certaines sociétés privées liées au renseignement.
Hector Xavier Monsegur, alias Sabu, est un hacker new-yorkais d’origine portoricaine âgé d’à peine 30 ans. Grand, costaud, il vit dans une cité du sud de Manhattan. Les journaux américains qui ont enquêté sur sa vie parlent de fêtes incessantes, de musique à fond, de dope et de pitbulls. Mais sa passion, c’est l’informatique. Il n’a pas son pareil pour pirater les serveurs. A l’occasion, il n’hésite pas à rendre services à des voisins en effaçant leurs dossiers auprès des sociétés de crédit. Au printemps 2011, Sabu lance Lulzsec, une organisation de hackers rivale des Anonymous. Avec succès, puisqu’en peu de temps, elle affiche un tableau de chasse impressionnant: les plateformes de jeux en ligne de Sony et de Nintendo, les sites de grands médias américains, les serveurs de sous-traitants du FBI, les sites officiels de pays. La concurrence ne tarde pas à réagir.
Les Anonymous mènent l’enquête afin de démasquer Sabu. Ils sillonnent les serveurs, piratent les mails, quadrillent les sites de jeux en ligne, les groupes de discussions, Google et finissent par trouver la véritable identité du hacker. L’accusant
C’est ainsi que Barrett Brown découvre l’existence de Team Themis, un consortium particulièrement discret composé de trois firmes, Hbgary, Palentir et Berico, agissant aux marges de la légalité.
de ne pas être fiable, ils montent un dossier contre lui et le communiquent à un journaliste de Fox News… qui s’empresse de dénoncer Sabu au FBI. Sabu est arrêté le 7 juin 2011. Une fois entre les griffes du Bureau, il ne faut pas longtemps à Sabu pour accepter de collaborer en échange d’importantes remises de peine. Il annonce alors la dissolution de Lulzsec et la création d’une autre organisation encore plus agressive «#Antisec» qui va opérer sous le contrôle étroit du FBI. Sabu recrute sur internet une poignée de jeunes hackers qu’il pousse vers l’illégalité. Il tente de faire tomber dans les griffes du FBI Jacob Appelbaum, star du logiciel libre, un des pères du projet Tor qui assure l’anonymat des internautes.
L’opération échoue. Toujours sous le contrôle du FBI, il attaque les sites internet de sociétés étrangères comme la compagnie pétrolière brésilienne (Petrobas). Les cibles lui ont sans doute été fournies par le gouvernement américain. En novembre 2011, Sabu discute avec Hyrriiya, un hacker proche des Anonymous sur une chatroom sécurisée baptisée «#Revolusec». Hyrriiya a le plus grand respect pour «#Antisec», l’organisation de Sabu. De son côté la taupe du FBI sait qu’hyrriiya a déjà attaqué avec succès divers sites du gouvernement syrien. Sabu interpelle Hyrriiya: – T’es là? – Réveille-toi, j’ai trouvé une drôle de merde, tu vas adorer. – Je suis là mon frère. C’est quoi? – J’ai piraté une compagnie qui est dans le renseignement. Par accident. J’ai leurs clients. C’est du lourd. J’ai un paquet de cartes de crédit. Avec adresses et (les codes de sécurité) cvv2. Tu peux peut-être monter une opération dépense. Y a des compagnies américaines. Monsanto. Microsoft. Cisco. Oracle etc. J’ai leurs cartes de crédit. – C’est beau. – Je me suis dit qu’au lieu de faire de l’argent on va en dépenser. On leur fait livrer des objets. J’ai pensé à des godes. – C’est parfait pour «#Antisec». – On ne fait pas d’argent avec ces cartes. – On a besoin de leurs emails/clients/pass list pour vérifier les emails et infiltrer leur network. Envoie les détails par mail. – J’en ai d’autres pour faire de l’argent: D – Pas mon problème. Amuse-toi avec. Mon objectif = contrôler la sécurité/compagnies de renseignement.
La cible de Hyrriiya, Strategic Forcasting Inc (Stratfor) est l'une des compagnies les plus discrètes des Etats-unis. Elle a pour clients la crème de la crème du renseignement américain à qui elle fournit des conseils quand elle ne supervise pas certaines de leurs opérations. Hyrriiya fournit à Sabu une première liste de huit cartes de crédit appartenant à la NSA – le plus secret des services de renseignement américain –, L’OTAN, l’association internationale des chefs de police mais aussi des multinationales de la sécurité comme Booz Allen Hamilton (employeur d’edward Snowden). Hyrriiya lui communique également les numéros de cartes de crédit, les noms des titulaires, les dates d’expiration, les codes de sécurité, les adresses de facturation, et toutes les informations de contact.
Parmi tous les hackers avec qui Sabu est en contact, il en est un autre qui intéresse le FBI au plus haut point. C’est celui qui se dissimule sous l’identité «Sup_g». Les agents fédéraux estiment que l’homme est très dangereux: doté de solides connaissances en informatique, il tient un discours radical et ne cache pas ses sympathies pour la mouvance anarchiste. En outre, il semble être en contact avec les Anonymous.
Le 5 décembre 2011 à 22 h 10, c’est-à-dire au lendemain de la proposition d’attaquer Stratfor, Sabu retrouve «Sup_g» dans un groupe de discussion privé appelé «#!Sec»: – J’ai un type qui s’appelle Hyrriiya. Il est arrivé à contrôler une grosse société de renseignement, écrit Sabu, il m’a passé les cartes de crédit de la NSA, Raython, Mantech, Palantir. Il a accès à leurs sites. Il nous donne aussi le contrôle complet une fois l’infiltration terminée. – Super, répond «Sup_g». – Starfort.com = tout ce qu’ils ont.
«Sup_g» n’ignore pas l’importance de l’entreprise de renseignement Stratfor. Il sait que la compagnie texane surveille de près les Anonymous. Elle a été la première à suivre les hostilités entre l’organisation de hackers et le cartel mexicain de la drogue, Los Zetas. Après la victoire des Anonymous, Startfor était même intervenu pour calmer les ardeurs de Barrett Brown, porte-parole autoproclamé, qui souhaitait continuer seul la guerre contre le cartel mexicain.
Le 5 décembre 2011 vers 23 heures, Sabu retrouve Hyrriiya dans un autre groupe de discussion et le convie à rejoindre «#!Sec» où les attend «Sup_g». A peine branché, Hyrriiya détaille son plan d’attaque. Le Bureau joue un jeu dangereux. Il ne réalise pas que mettre Hyrriiya et «Sup_g» en contact, c’est comme rassembler la matière fissile d’une bombe atomique et la comprimer. Le résultat est certain: une réaction de fission nucléaire. Pourtant, le FBI décide de laisser faire. Il se contente d’informer du bout des lèvres les dirigeants de Stratfor d’une menace sur leur système de paiement. Les fédéraux demandent aux responsables de Strafor de ne ne pas bouger au risque de compromettre une opération en cours. «Ne vous en faites pas. Tout est sous contrôle», leur affirme-t-il. En fait, le FBI ne contrôle rien du tout.
Après avoir reçu les codes d’accès des serveurs de Stratfor, le 6 décembre 2011, «Sup_g» part à l’assaut des serveurs de la société texane. Il commence par rafler 60’000 numéros de cartes de crédit et les dossiers des clients. Sur la suggestion de Sabu, «Sup_g» stocke les informations sur des serveurs mis à disposition par le FBI. Le Bureau pense ainsi contrôler l’attaque. Il se trompe.
Le 24 décembre au soir, les Anonymous lancent l’opération Lulzxmas. En quelques minutes, ils prennent le contrôle des serveurs de Stratfor et copient la totalité des archives de la société texane. Deux cents giga- bytes d’information. Une fois l’attaque terminée, ils piègent les serveurs et les rendent inaccessibles.
Le rôle du FBI dans l’attaque contre Stratfor est loin d’être clair. Sabu était constamment surveillé. Le Bureau avait truffé son appartement de micros et de caméras et espionnait méticuleusement ses conversations sur internet. Alors le FBI est-il complice ou a-t-il été manipulé? Il est évident que Sabu a agi sous le contrôle du FBI. Mike German, un ancien du FBI passé à l’american Civil Liberty Union (ACLU), la principale ONG américaine spécialisée dans la défense des droits de l’homme, explique: «Le FBI n’a pas le droit de pousser ses informateurs au crime. Dans le cas de Stratfor, j’ai peur que le Bureau ait été plus soucieux d’alourdir le dossiers des suspects que de protéger des innocents». En d’autres termes, le FBI était plus intéressé par l’arrestation de «Sup_g» que par la protection de Stratfor.
Début janvier, c’est l’heure du bilan pour la société texane. Les hackers ont fait flamber les cartes de crédit: plus de 700’000 dollars de donations à des associations caritatives (CARE, la Croix-rouge, Save the Children). Les clients hurlent. Pour désamorcer une action qui s’annonce ruineuse, Stratfor accepte de débourser 1,3 million de dollars. Déjà les demandes de désabonnement aux lettres d’information de la compagnie affluent. Mais le pire est à venir.
Après avoir pillé les caisses de Stratfor, les Anonymous se plongent dans les archives dérobées à la société texane. C’est de la dynamite. Il y a près de dix ans de correspondance top secrète avec tous les services de renseignement américains ( lire encadré en fin d'article). De quoi réécrire toute l’histoire de la lutte antiterroriste de l’après-11 septembre. Les Anonymous ont l’intention de dévoiler ces 200 gigabits d’informations piratées à Stratfor par Wikileaks.
Le FBI aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Le Bureau compte se servir des archives Stratfor pour faire tomber son ennemi numéro un: Julian Assange. Selon le magazine Rolling Stone, le FBI avait demandé au hacker Sabu de vendre les informations volées à Stratfor au dirigeant de Wikileaks. De cette manière, le FBI pense piéger Assange et pouvoir l’inculper de recel et de complicité. Les négociations s’engagent, Wikileaks est intéressé par les documents.
Une seule ombre au tableau: le FBI n’est pas le seul à disposer des archives de Stratfor. Sabu les a entreposées sur un de ses serveurs clandestins, et «Sup_g» en possède lui aussi une copie. Le hacker a l’intention de les remettre gracieusement à Wikileaks, le FBI doit à tout prix l’intercepter. La course contre la montre commence.
En recoupant les rares informations d’ordre personnel lâchées lors de conversations privées, le FBI découvre que «Sup_g» se sert de trois autres pseudonymes, Anarchos, POW et Yohoho. Le hacker donne des indices: il a été interpelé, à New York en 2004, après une manifestation contre la tenue de la Convention nationale du Parti républicain. Il a fait de la prison. L’homme révèle aussi qu’il est membre de la mouvance «freegan», il milite pour un mode de vie alternatif qui consomme principalement ce qui est gratuit afin de lutter contre le gaspillage alimentaire et la pollution.
En consultant ses archives le FBI tombe sur un suspect: Jeremy Hammond, un militant d’extrême-gauche arrêté lors de la convention de New York et qui a déjà fait de la prison pour avoir piraté un site internet proche du parti républicain. Le FBI commence la surveillance de Jeremy Hammond. Les preuves qu’il s’agit bien de la bonne personne vont s’accumuler. Un soir de mars 2012, les fédéraux le voient quitter sa maison. Les agents du FBI notent une coïncidence temporelle: Hammond est sorti quelques minutes après la fin d’une conversation électronique entre Sabu et Yohoho. Les agents qui le suivent assistent à de curieux spectacles. Le jeune hacker s’arrête pour fouiller dans les poubelles de fast-foods ou de supérettes avant de remplir des sacs de produits alimentaires périmés. Clairement, «Hammond est un freegan». Tout porte à croire que Jeremy Hammond est «Sup_g».
Le 5 mars 2012, des dizaines d’agents du FBI armés jusqu’aux dents interpellent Jeremy Hammond chez lui. En flagrant délit: le jeune hacker est en train de parler sur internet avec Sabu dissimulé derrière le pseudonyme de… Yohoho. Pour le FBI et pour Stratfor, l’arrestation de «Sup_g» arrive trop tard. Le hacker a eu le temps de rendre publics les documents
Du fond de sa prison, Jeremy Hammond explique à qui veut l’entendre qu’il a été piégé par le FBI.
dérobés à la société de renseignement. En effet, dès le 27 février 2012, les premiers documents avaient fait leur apparition sur Wikileaks. Le site prévient ses lecteurs: l’attaque contre Stratfor est la plus importante jamais conduite contre une entreprise américaine. Plus de cinq millions de documents, un record. La vengeance du Bureau est terrible.
Le 23 novembre 2013, Jeremy Hammond est condamné à dix ans de prison pour avoir violé le Computer Fraud and Abuse Act. Depuis, du fond de sa prison, Jeremy Hammond explique à qui veut l’entendre qu’il a été piégé par le FBI. Sans l’incitation et l’aide de Sabu, jamais il n’aurait piégé Stratfor, clame-t-il. La société texane n’était pas une de ses cibles et si l’informateur du FBI ne lui avait fourni les codes d’accès, jamais il ne serait parti à l’assaut de Stratfor. Sabu risquait, lui, 124 ans de prison pour sa participation à l’attaque de Stratfor. Il est condamné à une peine de quelques mois de prison, puis relâché en mai 2014.
Ce n’est pas la fin de l’histoire. Profitant de l’affaire Stratfor, le FBI va ensuite se tourner vers une autre cible: le porte-parole informel et autoproclamé des Anonymous, Barrett Brown. Depuis le début de l’année 2012, les documents volés à Stratfor sont entre les mains de Project PM, l’organisation de Barrett Brown, qui a commencé à les dépouiller. Cinquante de ses membres sont mobilisés nuit et jour. Mais ils s’intéressent moins au contenu immédiat des mails qu’aux connections secrètes.
Après des semaines de travail, Barrett Brown exhume les liens entre une société de sécurité de San Diego et une société travaillant pour la CIA. Il est convaincu d’avoir fait une découverte majeure. Les Anonymous, eux, font la fine bouche. Barrett Brown persiste, et met une vidéo sur Youtube aux inquiétants accents conspirationnistes. Tout à ses révélations, Barrett Brown commet une erreur qui va lui être fatale.
Début mars 2012 il poste sur un groupe de discussion un lien qui renvoie aux numéros de cartes de crédit dérobés à Stratfor. Le 6 mars, au lendemain de l’arrestation de Jeremy Hammond, alias «Sup_g», une douzaine d’agents du FBI se précipitent chez Barrett Brown. Ils pulvérisent la porte de son appartement et s’emparent de sa Xbox. Cependant Barrett Brown n’est pas chez lui mais chez sa mère, où il prend une douche et
se prépare avant d’intervenir sur une chaîne locale de télévision. Le commando du FBI s’y rend. Les agents saisissent son ordinateur mais n’arrêtent pas Barrett Brown. Pas encore…
Pourquoi le FBI s’en prend- il à Barrett Brown? Sans doute parce qu’il incarne une cible évidente et facile. Peutêtre aussi par dépit. Faute de n’avoir pu faire tomber Julian Assange, le Bureau se rabat sur la coqueluche des médias. Au printemps 2012, le FBI n’est pas encore prêt à arrêter le porte-parole autoproclamé des Anonymous. Mais il peut compter sur un allié: Barrett Brown lui-même. Sa santé mentale se détériore. Il continue de se battre contre l’héroïne et les médicaments de substitution prescrits par son médecin. Sa vie de militant ne va guère mieux, il s’apprête à quitter les Anonymous. La dépression n’est pas loin et la paranoïa le guette.
En ce mois de septembre 2012, Barrett Brown contient mal sa colère. Il la dirige vers l’agent spécial Robert Smith, responsable de la perquisition de son domicile et de celui de sa mère. Elle explose quand il apprend que le FBI menace de poursuivre sa mère «pour obstruction » : la vieille dame a tenté de dissimuler l’ordinateur de son fils. Barrett Brown poste alors sur Youtube une série de trois films sous le titre de Pourquoi je vais détruire l’agent du FBI Robert Smith. Il exige la restitution de sa Xbox. «Je viens d’une famille de militaires ditil, je sais me servir d’armes à feu. Smith est une fiente de poulet, un petit pédé suceur de bites. La vie de Robert Smith est finie. Je ne vais pas le tuer mais je vais ruiner sa vie et m’intéresser à ses putains d’enfants » . Des paroles qu’il regrettera amèrement et qu’il imputera à un redoutable cocktail de substances chimiques.
Le résultat ne se fait pas attendre: une escouade d’agents du FBI débarquent chez Barrett Brown et l’arrêtent pour
avoir menacé la vie d’un agent fédéral. Dans les mois qui suivent, Barrett Brown est chargé de dix-sept chefs d’inculpation. Il risque 125 ans de prison. En décembre 2014, après avoir passé un accord avec le gouvernement américain, il est finalement condamné à cinq ans de prison et à payer 860’000 dollars de dommages et intérêts.
Aujourd’hui, rares sont les journalistes qui osent toucher aux fichiers Stratfor. «Les conséquences vont bien au-delà de l’affaire Brown, écrit l’hebdomadaire de gauche américain The Nation. On ne peut pas s’empêcher de penser que le ministère américain de la Justice est devenu un autre entrepreneur de sécurité, oeuvrant aux côtés des Hbgarys et Stratfor pour le compte d’entreprises privées, sans aucun sens de la justesse de leurs actions; ils travaillent à protéger les corporations et les sociétés de sécurité privées afin de leur donner l’autorisation de se lancer dans des campagnes de désinformation contre des citoyens ordinaires et les groupes qui les défendent. Le simple fait que le responsable du FBI pour la cybersécurité soit devenu le conseiller de Hunton & Williams (l'une des plus grosses compagnies de cybersécurité américaine, ndlr) montre à quel point cette relation est incestueuse. Pendant ce temps, le ministère de la Justice se sert de sa puissance et de la force pour piétiner les droits des citoyens comme Barrett Brown, qui tentent de faire la lumière sur ces infâmes relations.»
A tous ceux qui seraient malgré tout tenté d’enquêter sur la cyberguerre, Barrett Brown a adressé le message suivant au début 2015: «Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver, je suis en prison…» Pas pour longtemps. Après avoir passé un accord reconnaissant sa culpabilité, il a été libéré en novembre 2016. Il n’en est pas sorti d’affaire pour autant. Sa liberté est très surveillée. Il se trouve toujours à la merci de l’administration qui multiplie les tracas. Rares sont ceux qui osent l’embaucher. Dès lors il n’attend qu’une chose: la fin des contrôles qui l’empêchent de quitter les Etats-unis pour aller s’établir en Allemagne ou en Irlande.
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