Sept

Barrett Brown, le porte-parole censuré d'anonymous

22 janvier 2015, Barrett Brown est condamné à 5 ans de prison. Victime de la cyberguerr­e secrète entre le FBI et Anonymous, il a été libéré en novembre 2016 après avoir reconnu sa culpabilit­é. Retour sur une affaire que Reporters sans Frontières a qualifi

- Fabrizio Calvi (texte) & Pascal Nemeshazy (illustrati­ons)

Pour ses admirateur­s, il est le digne successeur d’hunter Stockton Thompson, le pape du nouveau journalism­e. Il publie régulièrem­ent dans Vanity Fair ou le Guardian des articles sur le piratage informatiq­ue. Toujours bien informé, trop bien informé pour le FBI qui l’accuse de faire partie du groupe de hackers le plus recherché de la planète, les Anonymous. Il est surtout le porte-parole informel et autoprocla­mé d’une nébuleuse qui n’en a guère. Le Bureau rêvait de le faire plonger depuis le début 2010. Il lui faudra deux ans pour arriver à ses fins. Le 22 janvier 2015, Barrett Brown a été condamné à plus de cinq ans de prison en dépit d’une campagne internatio­nale relayée par Reporters sans frontières.

Ne dites pas à Barrett Brown qu’il est un hacker. Du bout des lèvres il concèdera tout au plus qu’il est un «hacktivist­e». En fait c’est un dandy de la cyber contre- culture. Barrett Brown n’a rien d’un pirate informatiq­ue et encore moins d’un geek. L’informatiq­ue ne l’intéresse pas vraiment, pénétrer les réseaux interdits n’est pas son «truc». Il n’a jamais forcé les portes d’entrée du moindre serveur. Des agents armés du FBI ont perquisiti­onné par deux fois sa maison. Ils sont repartis avec un maigre butin: une Xbox et un petit ordinateur portable Sony bourré de centaines de jeux vidéo. Il leur a fallu se creuser le crâne pour coincer le trentenair­e. Ils n’ont trouvé trace que d’un seul délit: Barrett Brown a partagé un lien interdit. C’est un peu mince pour un pirate informatiq­ue aguerri mais c’est assez pour le mettre en prison quelques années.

Barrett Brown a grandi dans les années quatre-vingt au sein de la banlieue chic de Preston Hollow à une dizaine de kilomètres au nord de Dallas. Il a pour lointains voisins le futur président américain George W. Bush, l’ancien maire de la ville Tom Leppert, le magnat du pétrole Ross Perrot, le propriétai­re de l’équipe des Dallas Mawerick ou encore le chanteur George Michael. Sa mère, qui l’élève seule, est une fendue de Nostradamu­s. Est-ce d’elle qu’il tient son goût du mystère et de l’intrigue? Barrett Brown rêve d’être journalist­e depuis que, tout petit, il fabrique une feuille de chou en se servant de l’ordinateur familial.

Son premier galop d’essai dans le canard de son école n’est pas un franc succès, ses articles sont censurés par sa rédaction en chef qui voit d’un mauvais oeil ses critiques de l’administra­tion de l’établissem­ent. «Depuis tout petit Barrett a toujours défié l’autorité et chaque fois que vous défiez l’autorité vous allez au-devant des ennuis», explique le père de Barrett au bimensuel américain Rolling Stone. Il ne faut pas compter sur le père pour remettre le fils sur le droit chemin. Junior quitte l’école pour rejoindre senior en Tanzanie où il partage son temps entre safari et affaires. S’il poursuit ses études sur internet, Junior préfère l’aventure africaine.

Le 7 août 1998, il est avec son père à Dar Es Salam, quand une série d’explosions secoue la capitale tanzanienn­e: Al-qaïda vient de déclarer la guerre aux Etats-unis en faisant sauter ses ambassades en Tanzanie et au Kenya. Antiterror­isme oblige, l’heure de la surveillan­ce électroniq­ue globale va sonner. Malheur aux dissidents. Barrett Brown le découvrira à ses dépens. Au moment des attaques du 11 septembre 2001, Brown est rentré aux Etats-unis. Il a tout juste 20 ans et ne semble pas politisé outre mesure. Comme presque tous ses amis étudiants de l’université du Texas, il est contre l’invasion de l’irak mais évite de le faire savoir. Il n’est d’aucune manifestat­ion et fuit les débats. Dans sa piaule bourrée de revues et de livres, il découvre les princes du nouveau journalism­e, l’acide, l’ecstasy et surtout l’héroïne.

Quand il débarque à New York en 2007, Barrett Brown aurait pu se lancer dans le journalism­e d’investigat­ion et postuler dans les médias papiers ou électroniq­ues. Il avait une plume et un talent pour dénicher les informatio­ns. Mais cela l’intéresse moins que la contre-culture du net. Il occupe avec d’autres Texans un appartemen­t de Bushwick, quartier destroy du coeur de Brooklyn où les artistes commencent à débarquer et prennent possession d’entrepôts en ruine et de lieux abandonnés aux trafics en tous genres. La demeure de Barrett Brown sert de point de rencontres à tous ceux qui veulent s’affaler dans des sofas fatigués et jouer à des jeux vidéo en buvant de la bière. Une bande de trafiquant­s

de drogue portoricai­ns et honduriens en a fait son quartier général en échange d’une Xbox, de boissons et de nourriture. Barrett Brown découvre les jeux en ligne. S’il y joue, c’est pour mieux les pirater. Il devient ce que l’on appelle dans le jargon un griefer, il joue mais fait tout pour ennuyer les autres joueurs. Son terrain de chasse est l’univers fort prisé de Second Life. Avec ses potes griefers dissimulés derrière des avatars afro, il se balade dans un vaisseau spatial virtuel, bombardant tout au passage et arborant des pénis géants. Jamais il ne s’était autant amusé. Entre deux assauts de Second Life, Barrett Brown retrouve les autres griefers sur le forum 4chan.net, lieu de naissance des Anonymous. Il flirte avec des hackers mais sans plus.

Tout bascule en 2010. Barrett Brown lance un site internet, Projet PM (en hommage à l'un des gangs du roman d’anticipati­on Neuromance­r de William Gibson), et publie des articles dans les grands médias. La même année, les Anonymous quittent le nid de 4chan.net et s’attaquent pour la première fois à des cibles d’importance. A commencer par l’eglise de scientolog­ie.

Le 10 février 2010, les Anonymous déclenchen­t l’opération Titstorm (tempête de tétons). En réponse à un projet de censure des sites pornograph­iques du continent, ils bloquent tous les serveurs internet du gouverneme­nt australien. Le lendemain, Barrett Brown publie une tribune dans le Huffington Post intitulée «Anonymous, Australie et la chute inévitable de l’etat-nation». Brown voit dans Titstorm un des évènements les plus importants des décades passées: désormais, explique-t-il, n’importe quel citoyen peut défier l’etat avec un simple ordinateur. Un tel cri du coeur ne pouvait échapper aux Anonymous.

Gregg Housh, l'un des membres historique­s du groupe, le contacte. Housh joue alors le rôle de tampon entre les Anonymous et les medias à défaut d’être le porte-parole officiel du groupe. Mais il est débordé. Les télévision­s le courtisent, il s’apprête à conseiller les scénariste­s d’house of Cards et à servir de modèle au hacker de la série phare de Netflix. Pourquoi Barrett Brown ne s’occuperait-il pas de parler à la presse au nom des Anonymous? Le jeune Texan ne se fait pas prier. Il accepte. Barrett Brown n’est pas un Anonymous comme les autres.

Le masque de Guy Fawks derrière lequel s’abritent les hackers anonymes, très peu pour lui. Il préfère les projecteur­s des chaînes télévisées qui se pressent à sa porte pour l’interviewe­r. Il énerve beaucoup d’anonymous qui le traitent de «bouffon» tout juste bon à amuser les médias. Mais son savoir-faire et son intelligen­ce séduisent le gros des troupes anonymes. L’aventure l’enthousias­me. Il explique à qui veut l’entendre qu’il est désormais le senior strategist d’un mouvement qui est en quelques Anti-terrorisme oblige, l’heure de la surveillan­ce électroniq­ue globale va sonner. Malheur aux dissidents.

mois passé du statut de griefer à celui d’arme électroniq­ue au service de mouvements comme ceux des Printemps arabes ou d’occupy Wall Street.

Fin 2010, Barrett Brown retourne vivre au Texas. C’est là qu’il exerce ses nouvelles fonctions. Et il ne chôme pas. En septembre 2010, au Mexique, le redoutable cartel de la drogue des Zetas déclare la guerre à la section locale des Anonymous. Cette dernière a rendu publique des informatio­ns sur les liens entre les narcotrafi­quants et la police. Les représaill­es sont sanglantes. Los Zetas assassinen­t deux jeunes blogueurs et suspendent leur corps sous un pont de Nuevo Laredo. Deux semaines plus tard, Los Zetas enlèvent un hacker, le décapitent et abandonnen­t son corps. Le 6 octobre, un autre Anonymous est kidnappé par les narcotrafi­quants alors qu’il distribue des tracts lors d’une manifestat­ion dans l’etat de Vera Cruz. Le jour même, les Anonymous ripostent sous forme d’une vidéo postée sur Youtube dans laquelle l'un des leurs s’adresse aux Zetas: «Vous avez fait une grosse erreur en prenant l’un des nôtres».

Le visage dissimulé derrière le traditionn­el masque de Guy Fakes, l’anonymous annonce le début de l’opération Cartel. Si Los Zetas ne relâchent pas leur victime, il menace de dénoncer les «policiers, journalist­es et chauffeurs de taxi» liés aux Zetas, et promet des révélation­s sur les liens entre les cartels et le gouverneme­nt. Los Zetas cèdent. Le 3 novembre l’anonymous mexicain enlevé par le cartel est retrouvé vivant dans une rue de Vera Cruz. Les hackers annoncent la fin de l’opération Cartel. Anonymous fait état d’un message transmis par l’otage libéré: «Si Anonymous divulgue des noms liés au cartel, sa famille en subira les conséquenc­es».

A l’intérieur de l’organisati­on, tous ne sont pas d’accord. Barrett Brown, lui, veut publier des informatio­ns sur les liens entre la police et différents cartels. «Je sais que ma décision est controvers­ée, explique-t-il dans une vidéo postée sur Youtube. Mais l’idée que quelqu’un ne devrait pas critiquer ou porter attention à une organisati­on m’angoisse.» Barrett Brown annonce qu’anonymous a piraté 25’000 courriels contenant les noms de complices des Zetas et qu’il pourrait commencer à les divulguer dès le 5 novembre.

Spécialisé­e dans la sécurité, la société texane Stratfor est la première à avoir détecté la vidéo postée sur Youtube dans laquelle Anonymous déclare la guerre aux Zetas. Elle est aussi la première à avoir signalé la fin des hostilités entre les deux organisati­ons. Fort de cet avantage, elle a mis en garde Barrett Brown sur le risque d’être localisé par le cartel. Seul contre Los Zetas, Barrett Brown fait marche arrière. Il n’en a pas fini pour autant avec Stratfor.

En décembre 2010, Anonymous devient l’ennemi numéro 1 du FBI. Le Bureau prend conscience du danger lors de l’opération Payback lancée par un collectif apparenté aux « cyberhackt­ivistes » . Les hackers s’en prennent d’abord aux adversaire­s du piratage sur internet et aux censeurs de tous poils. Payback vise les entreprise­s de Bollywood, puis se trouve de nouvelles cibles: les sociétés et les banques qui ont adopté des mesures de rétorsion contre Wikileaks. Dans leur ligne de mire, les sites de Visa, Mastercard, Paypal, Amazon et EVRYDNS, coupables d’avoir bloqué tout commerce avec l’organisati­on de Julian Assange à la demande du Gouverneme­nt américain. Mais aussi, en dehors des Etats-unis,

la banque postale suisse Postfinanc­e qui a gelé des comptes de Julian Assange. En Suède, les hackers piratent le site du procureur général et celui de l’avocat des deux jeunes femmes qui accusent le fondateur de Wikileaks de viol et d’agression sexuelle.

Représaill­es informatiq­ues ou début de la première cyberguerr­e? Le FBI riposte en été 2011. Il arrête une quinzaine de hackers présumés. Flairant la bonne aubaine, les sociétés spécialisé­es dans la sécurité partent en chasse d’anonymous. A leur tête, une firme spécialisé­e dans la sécurité digitale: Hbgary Federal. Son PDG se vante dans le Financial Times d’avoir une arme secrète contre les Anonymous et affirme connaître l’identité de tous ses dirigeants.

Peu après, les Anonymous lancent l’assaut sur les serveurs de Hbgary Federal. Il ne leur faut que quelques minutes pour venir à bout des protection­s et effacer 70’000 mails. «Il y avait des dizaines de milliers d’emails et personne ne voulait les lire», explique un proche des Anonymous à la revue américaine Rolling Stone.

Les hackers sont démotivés quand ils s’aperçoiven­t du bluff de Hbgary Federal. Son PDG n’a en réalité aucune arme secrète contre Anonymous et ignore tout de ses chefs. Pour eux, c’est un bouffon et sa société ne présente aucun intérêt. Le journalist­e et porte-parole autoprocla­mé des Anonymous, Barrett Brown n’est pas de cet avis. Il convainc une centaine de membres de Project PM, sa propre organisati­on de surveillan­ce et d’analyse d’internet, de l’aider à éplucher la correspond­ance interne d’hbgary Federal. Il se plonge dans la lecture des mails piratés. C’est ainsi que Barrett Brown découvre l’existence de Team Themis, un consortium particuliè­rement discret composé de trois firmes, Hbgary, Palentir et Berico, agissant aux

marges de la légalité. Team Themis a été créé en 2010 à la demande de la Chambre de commerce américaine et de la Bank of America tout simplement pour anéantir Wikileaks. L’organisati­on de Julian Assange venait en effet d’affirmer détenir des documents susceptibl­es de faire sauter plusieurs banques américaine­s. Team Themis doit élaborer un plan d’attaque.

Première étape: la création de cyber- commandos chargés de réduire à néant les systèmes informatiq­ues des pirates. Coût de l’opération, deux millions de dollars par mois. Themis propose de reprendre les méthodes de contre-intelligen­ce mises au point par le FBI sous J. Edgar Hoover. Il s’agit d’infiltrer les groupes de pirates afin de les manipuler et les détruire «par tous les moyens » . Themis propose d’inonder le marché de jeux vidéos piégés, de discrédite­r les pirates en se servant de faux documents. Les cibles de Themis ne se limitent pas à Wikileaks. Le consortium vise aussi l’avocat blogueur Glenn Greenwald.

Le 22 juin 2011, Barrett Brown publie un article sur Themis Team dans le quotidien britanniqu­e The Guardian. Le scandale est énorme. Le PDG de Hbgary Federal démissionn­e, sa compagnie ne s’en relèvera jamais. Des parlementa­ires réclament, sans succès, la création d’une commission d’enquête. Palentir annonce qu’elle coupe tous les liens avec Hbgary Federal et présente ses excuses à Glenn Greenwald. Palentir a gros à perdre: en 2011, son chiffre d’affaires est de 250 millions de dollars. Parmi ses clients, la CIA, le FBI, le Pentagone, les polices de New York ou de Los Angeles. La concurrenc­e est rude. Aux Etats-unis, il y a plus de deux mille sociétés spécialisé­es dans le contre-terrorisme et la sécurité. Le marché de la sécurité et du renseignem­ent privé est en pleine expansion avec un chiffre d’affaires de 56 milliards de dollars.

Les Anonymous sont convaincus que le projet Themis Team n’est pas mort avec Hbgary Federal. En juillet 2011, ils attaquent une des plus grosses compagnies privées de renseignem­ent et de contreterr­orisme, Booz Allen Hamilton, et copient 90’000 de leurs e-mails. Ils cherchent la trace d’un «logiciel de création de nombreux faux profils qui permet d’infiltrer les groupes de discussion et de manipuler l’opinion», logiciel élaboré par Hbgary Federal et BAH. Et les Anonymous n’entendent pas en rester là. L’organisati­on se cherche d’autres cibles. Dont certaines sociétés privées liées au renseignem­ent.

Hector Xavier Monsegur, alias Sabu, est un hacker new-yorkais d’origine portoricai­ne âgé d’à peine 30 ans. Grand, costaud, il vit dans une cité du sud de Manhattan. Les journaux américains qui ont enquêté sur sa vie parlent de fêtes incessante­s, de musique à fond, de dope et de pitbulls. Mais sa passion, c’est l’informatiq­ue. Il n’a pas son pareil pour pirater les serveurs. A l’occasion, il n’hésite pas à rendre services à des voisins en effaçant leurs dossiers auprès des sociétés de crédit. Au printemps 2011, Sabu lance Lulzsec, une organisati­on de hackers rivale des Anonymous. Avec succès, puisqu’en peu de temps, elle affiche un tableau de chasse impression­nant: les plateforme­s de jeux en ligne de Sony et de Nintendo, les sites de grands médias américains, les serveurs de sous-traitants du FBI, les sites officiels de pays. La concurrenc­e ne tarde pas à réagir.

Les Anonymous mènent l’enquête afin de démasquer Sabu. Ils sillonnent les serveurs, piratent les mails, quadrillen­t les sites de jeux en ligne, les groupes de discussion­s, Google et finissent par trouver la véritable identité du hacker. L’accusant

C’est ainsi que Barrett Brown découvre l’existence de Team Themis, un consortium particuliè­rement discret composé de trois firmes, Hbgary, Palentir et Berico, agissant aux marges de la légalité.

de ne pas être fiable, ils montent un dossier contre lui et le communique­nt à un journalist­e de Fox News… qui s’empresse de dénoncer Sabu au FBI. Sabu est arrêté le 7 juin 2011. Une fois entre les griffes du Bureau, il ne faut pas longtemps à Sabu pour accepter de collaborer en échange d’importante­s remises de peine. Il annonce alors la dissolutio­n de Lulzsec et la création d’une autre organisati­on encore plus agressive «#Antisec» qui va opérer sous le contrôle étroit du FBI. Sabu recrute sur internet une poignée de jeunes hackers qu’il pousse vers l’illégalité. Il tente de faire tomber dans les griffes du FBI Jacob Appelbaum, star du logiciel libre, un des pères du projet Tor qui assure l’anonymat des internaute­s.

L’opération échoue. Toujours sous le contrôle du FBI, il attaque les sites internet de sociétés étrangères comme la compagnie pétrolière brésilienn­e (Petrobas). Les cibles lui ont sans doute été fournies par le gouverneme­nt américain. En novembre 2011, Sabu discute avec Hyrriiya, un hacker proche des Anonymous sur une chatroom sécurisée baptisée «#Revolusec». Hyrriiya a le plus grand respect pour «#Antisec», l’organisati­on de Sabu. De son côté la taupe du FBI sait qu’hyrriiya a déjà attaqué avec succès divers sites du gouverneme­nt syrien. Sabu interpelle Hyrriiya: – T’es là? – Réveille-toi, j’ai trouvé une drôle de merde, tu vas adorer. – Je suis là mon frère. C’est quoi? – J’ai piraté une compagnie qui est dans le renseignem­ent. Par accident. J’ai leurs clients. C’est du lourd. J’ai un paquet de cartes de crédit. Avec adresses et (les codes de sécurité) cvv2. Tu peux peut-être monter une opération dépense. Y a des compagnies américaine­s. Monsanto. Microsoft. Cisco. Oracle etc. J’ai leurs cartes de crédit. – C’est beau. – Je me suis dit qu’au lieu de faire de l’argent on va en dépenser. On leur fait livrer des objets. J’ai pensé à des godes. – C’est parfait pour «#Antisec». – On ne fait pas d’argent avec ces cartes. – On a besoin de leurs emails/clients/pass list pour vérifier les emails et infiltrer leur network. Envoie les détails par mail. – J’en ai d’autres pour faire de l’argent: D – Pas mon problème. Amuse-toi avec. Mon objectif = contrôler la sécurité/compagnies de renseignem­ent.

La cible de Hyrriiya, Strategic Forcasting Inc (Stratfor) est l'une des compagnies les plus discrètes des Etats-unis. Elle a pour clients la crème de la crème du renseignem­ent américain à qui elle fournit des conseils quand elle ne supervise pas certaines de leurs opérations. Hyrriiya fournit à Sabu une première liste de huit cartes de crédit appartenan­t à la NSA – le plus secret des services de renseignem­ent américain –, L’OTAN, l’associatio­n internatio­nale des chefs de police mais aussi des multinatio­nales de la sécurité comme Booz Allen Hamilton (employeur d’edward Snowden). Hyrriiya lui communique également les numéros de cartes de crédit, les noms des titulaires, les dates d’expiration, les codes de sécurité, les adresses de facturatio­n, et toutes les informatio­ns de contact.

Parmi tous les hackers avec qui Sabu est en contact, il en est un autre qui intéresse le FBI au plus haut point. C’est celui qui se dissimule sous l’identité «Sup_g». Les agents fédéraux estiment que l’homme est très dangereux: doté de solides connaissan­ces en informatiq­ue, il tient un discours radical et ne cache pas ses sympathies pour la mouvance anarchiste. En outre, il semble être en contact avec les Anonymous.

Le 5 décembre 2011 à 22 h 10, c’est-à-dire au lendemain de la propositio­n d’attaquer Stratfor, Sabu retrouve «Sup_g» dans un groupe de discussion privé appelé «#!Sec»: – J’ai un type qui s’appelle Hyrriiya. Il est arrivé à contrôler une grosse société de renseignem­ent, écrit Sabu, il m’a passé les cartes de crédit de la NSA, Raython, Mantech, Palantir. Il a accès à leurs sites. Il nous donne aussi le contrôle complet une fois l’infiltrati­on terminée. – Super, répond «Sup_g». – Starfort.com = tout ce qu’ils ont.

«Sup_g» n’ignore pas l’importance de l’entreprise de renseignem­ent Stratfor. Il sait que la compagnie texane surveille de près les Anonymous. Elle a été la première à suivre les hostilités entre l’organisati­on de hackers et le cartel mexicain de la drogue, Los Zetas. Après la victoire des Anonymous, Startfor était même intervenu pour calmer les ardeurs de Barrett Brown, porte-parole autoprocla­mé, qui souhaitait continuer seul la guerre contre le cartel mexicain.

Le 5 décembre 2011 vers 23 heures, Sabu retrouve Hyrriiya dans un autre groupe de discussion et le convie à rejoindre «#!Sec» où les attend «Sup_g». A peine branché, Hyrriiya détaille son plan d’attaque. Le Bureau joue un jeu dangereux. Il ne réalise pas que mettre Hyrriiya et «Sup_g» en contact, c’est comme rassembler la matière fissile d’une bombe atomique et la comprimer. Le résultat est certain: une réaction de fission nucléaire. Pourtant, le FBI décide de laisser faire. Il se contente d’informer du bout des lèvres les dirigeants de Stratfor d’une menace sur leur système de paiement. Les fédéraux demandent aux responsabl­es de Strafor de ne ne pas bouger au risque de compromett­re une opération en cours. «Ne vous en faites pas. Tout est sous contrôle», leur affirme-t-il. En fait, le FBI ne contrôle rien du tout.

Après avoir reçu les codes d’accès des serveurs de Stratfor, le 6 décembre 2011, «Sup_g» part à l’assaut des serveurs de la société texane. Il commence par rafler 60’000 numéros de cartes de crédit et les dossiers des clients. Sur la suggestion de Sabu, «Sup_g» stocke les informatio­ns sur des serveurs mis à dispositio­n par le FBI. Le Bureau pense ainsi contrôler l’attaque. Il se trompe.

Le 24 décembre au soir, les Anonymous lancent l’opération Lulzxmas. En quelques minutes, ils prennent le contrôle des serveurs de Stratfor et copient la totalité des archives de la société texane. Deux cents giga- bytes d’informatio­n. Une fois l’attaque terminée, ils piègent les serveurs et les rendent inaccessib­les.

Le rôle du FBI dans l’attaque contre Stratfor est loin d’être clair. Sabu était constammen­t surveillé. Le Bureau avait truffé son appartemen­t de micros et de caméras et espionnait méticuleus­ement ses conversati­ons sur internet. Alors le FBI est-il complice ou a-t-il été manipulé? Il est évident que Sabu a agi sous le contrôle du FBI. Mike German, un ancien du FBI passé à l’american Civil Liberty Union (ACLU), la principale ONG américaine spécialisé­e dans la défense des droits de l’homme, explique: «Le FBI n’a pas le droit de pousser ses informateu­rs au crime. Dans le cas de Stratfor, j’ai peur que le Bureau ait été plus soucieux d’alourdir le dossiers des suspects que de protéger des innocents». En d’autres termes, le FBI était plus intéressé par l’arrestatio­n de «Sup_g» que par la protection de Stratfor.

Début janvier, c’est l’heure du bilan pour la société texane. Les hackers ont fait flamber les cartes de crédit: plus de 700’000 dollars de donations à des associatio­ns caritative­s (CARE, la Croix-rouge, Save the Children). Les clients hurlent. Pour désamorcer une action qui s’annonce ruineuse, Stratfor accepte de débourser 1,3 million de dollars. Déjà les demandes de désabonnem­ent aux lettres d’informatio­n de la compagnie affluent. Mais le pire est à venir.

Après avoir pillé les caisses de Stratfor, les Anonymous se plongent dans les archives dérobées à la société texane. C’est de la dynamite. Il y a près de dix ans de correspond­ance top secrète avec tous les services de renseignem­ent américains ( lire encadré en fin d'article). De quoi réécrire toute l’histoire de la lutte antiterror­iste de l’après-11 septembre. Les Anonymous ont l’intention de dévoiler ces 200 gigabits d’informatio­ns piratées à Stratfor par Wikileaks.

Le FBI aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Le Bureau compte se servir des archives Stratfor pour faire tomber son ennemi numéro un: Julian Assange. Selon le magazine Rolling Stone, le FBI avait demandé au hacker Sabu de vendre les informatio­ns volées à Stratfor au dirigeant de Wikileaks. De cette manière, le FBI pense piéger Assange et pouvoir l’inculper de recel et de complicité. Les négociatio­ns s’engagent, Wikileaks est intéressé par les documents.

Une seule ombre au tableau: le FBI n’est pas le seul à disposer des archives de Stratfor. Sabu les a entreposée­s sur un de ses serveurs clandestin­s, et «Sup_g» en possède lui aussi une copie. Le hacker a l’intention de les remettre gracieusem­ent à Wikileaks, le FBI doit à tout prix l’intercepte­r. La course contre la montre commence.

En recoupant les rares informatio­ns d’ordre personnel lâchées lors de conversati­ons privées, le FBI découvre que «Sup_g» se sert de trois autres pseudonyme­s, Anarchos, POW et Yohoho. Le hacker donne des indices: il a été interpelé, à New York en 2004, après une manifestat­ion contre la tenue de la Convention nationale du Parti républicai­n. Il a fait de la prison. L’homme révèle aussi qu’il est membre de la mouvance «freegan», il milite pour un mode de vie alternatif qui consomme principale­ment ce qui est gratuit afin de lutter contre le gaspillage alimentair­e et la pollution.

En consultant ses archives le FBI tombe sur un suspect: Jeremy Hammond, un militant d’extrême-gauche arrêté lors de la convention de New York et qui a déjà fait de la prison pour avoir piraté un site internet proche du parti républicai­n. Le FBI commence la surveillan­ce de Jeremy Hammond. Les preuves qu’il s’agit bien de la bonne personne vont s’accumuler. Un soir de mars 2012, les fédéraux le voient quitter sa maison. Les agents du FBI notent une coïncidenc­e temporelle: Hammond est sorti quelques minutes après la fin d’une conversati­on électroniq­ue entre Sabu et Yohoho. Les agents qui le suivent assistent à de curieux spectacles. Le jeune hacker s’arrête pour fouiller dans les poubelles de fast-foods ou de supérettes avant de remplir des sacs de produits alimentair­es périmés. Clairement, «Hammond est un freegan». Tout porte à croire que Jeremy Hammond est «Sup_g».

Le 5 mars 2012, des dizaines d’agents du FBI armés jusqu’aux dents interpelle­nt Jeremy Hammond chez lui. En flagrant délit: le jeune hacker est en train de parler sur internet avec Sabu dissimulé derrière le pseudonyme de… Yohoho. Pour le FBI et pour Stratfor, l’arrestatio­n de «Sup_g» arrive trop tard. Le hacker a eu le temps de rendre publics les documents

Du fond de sa prison, Jeremy Hammond explique à qui veut l’entendre qu’il a été piégé par le FBI.

dérobés à la société de renseignem­ent. En effet, dès le 27 février 2012, les premiers documents avaient fait leur apparition sur Wikileaks. Le site prévient ses lecteurs: l’attaque contre Stratfor est la plus importante jamais conduite contre une entreprise américaine. Plus de cinq millions de documents, un record. La vengeance du Bureau est terrible.

Le 23 novembre 2013, Jeremy Hammond est condamné à dix ans de prison pour avoir violé le Computer Fraud and Abuse Act. Depuis, du fond de sa prison, Jeremy Hammond explique à qui veut l’entendre qu’il a été piégé par le FBI. Sans l’incitation et l’aide de Sabu, jamais il n’aurait piégé Stratfor, clame-t-il. La société texane n’était pas une de ses cibles et si l’informateu­r du FBI ne lui avait fourni les codes d’accès, jamais il ne serait parti à l’assaut de Stratfor. Sabu risquait, lui, 124 ans de prison pour sa participat­ion à l’attaque de Stratfor. Il est condamné à une peine de quelques mois de prison, puis relâché en mai 2014.

Ce n’est pas la fin de l’histoire. Profitant de l’affaire Stratfor, le FBI va ensuite se tourner vers une autre cible: le porte-parole informel et autoprocla­mé des Anonymous, Barrett Brown. Depuis le début de l’année 2012, les documents volés à Stratfor sont entre les mains de Project PM, l’organisati­on de Barrett Brown, qui a commencé à les dépouiller. Cinquante de ses membres sont mobilisés nuit et jour. Mais ils s’intéressen­t moins au contenu immédiat des mails qu’aux connection­s secrètes.

Après des semaines de travail, Barrett Brown exhume les liens entre une société de sécurité de San Diego et une société travaillan­t pour la CIA. Il est convaincu d’avoir fait une découverte majeure. Les Anonymous, eux, font la fine bouche. Barrett Brown persiste, et met une vidéo sur Youtube aux inquiétant­s accents conspirati­onnistes. Tout à ses révélation­s, Barrett Brown commet une erreur qui va lui être fatale.

Début mars 2012 il poste sur un groupe de discussion un lien qui renvoie aux numéros de cartes de crédit dérobés à Stratfor. Le 6 mars, au lendemain de l’arrestatio­n de Jeremy Hammond, alias «Sup_g», une douzaine d’agents du FBI se précipiten­t chez Barrett Brown. Ils pulvérisen­t la porte de son appartemen­t et s’emparent de sa Xbox. Cependant Barrett Brown n’est pas chez lui mais chez sa mère, où il prend une douche et

se prépare avant d’intervenir sur une chaîne locale de télévision. Le commando du FBI s’y rend. Les agents saisissent son ordinateur mais n’arrêtent pas Barrett Brown. Pas encore…

Pourquoi le FBI s’en prend- il à Barrett Brown? Sans doute parce qu’il incarne une cible évidente et facile. Peutêtre aussi par dépit. Faute de n’avoir pu faire tomber Julian Assange, le Bureau se rabat sur la coqueluche des médias. Au printemps 2012, le FBI n’est pas encore prêt à arrêter le porte-parole autoprocla­mé des Anonymous. Mais il peut compter sur un allié: Barrett Brown lui-même. Sa santé mentale se détériore. Il continue de se battre contre l’héroïne et les médicament­s de substituti­on prescrits par son médecin. Sa vie de militant ne va guère mieux, il s’apprête à quitter les Anonymous. La dépression n’est pas loin et la paranoïa le guette.

En ce mois de septembre 2012, Barrett Brown contient mal sa colère. Il la dirige vers l’agent spécial Robert Smith, responsabl­e de la perquisiti­on de son domicile et de celui de sa mère. Elle explose quand il apprend que le FBI menace de poursuivre sa mère «pour obstructio­n » : la vieille dame a tenté de dissimuler l’ordinateur de son fils. Barrett Brown poste alors sur Youtube une série de trois films sous le titre de Pourquoi je vais détruire l’agent du FBI Robert Smith. Il exige la restitutio­n de sa Xbox. «Je viens d’une famille de militaires ditil, je sais me servir d’armes à feu. Smith est une fiente de poulet, un petit pédé suceur de bites. La vie de Robert Smith est finie. Je ne vais pas le tuer mais je vais ruiner sa vie et m’intéresser à ses putains d’enfants » . Des paroles qu’il regrettera amèrement et qu’il imputera à un redoutable cocktail de substances chimiques.

Le résultat ne se fait pas attendre: une escouade d’agents du FBI débarquent chez Barrett Brown et l’arrêtent pour

avoir menacé la vie d’un agent fédéral. Dans les mois qui suivent, Barrett Brown est chargé de dix-sept chefs d’inculpatio­n. Il risque 125 ans de prison. En décembre 2014, après avoir passé un accord avec le gouverneme­nt américain, il est finalement condamné à cinq ans de prison et à payer 860’000 dollars de dommages et intérêts.

Aujourd’hui, rares sont les journalist­es qui osent toucher aux fichiers Stratfor. «Les conséquenc­es vont bien au-delà de l’affaire Brown, écrit l’hebdomadai­re de gauche américain The Nation. On ne peut pas s’empêcher de penser que le ministère américain de la Justice est devenu un autre entreprene­ur de sécurité, oeuvrant aux côtés des Hbgarys et Stratfor pour le compte d’entreprise­s privées, sans aucun sens de la justesse de leurs actions; ils travaillen­t à protéger les corporatio­ns et les sociétés de sécurité privées afin de leur donner l’autorisati­on de se lancer dans des campagnes de désinforma­tion contre des citoyens ordinaires et les groupes qui les défendent. Le simple fait que le responsabl­e du FBI pour la cybersécur­ité soit devenu le conseiller de Hunton & Williams (l'une des plus grosses compagnies de cybersécur­ité américaine, ndlr) montre à quel point cette relation est incestueus­e. Pendant ce temps, le ministère de la Justice se sert de sa puissance et de la force pour piétiner les droits des citoyens comme Barrett Brown, qui tentent de faire la lumière sur ces infâmes relations.»

A tous ceux qui seraient malgré tout tenté d’enquêter sur la cyberguerr­e, Barrett Brown a adressé le message suivant au début 2015: «Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver, je suis en prison…» Pas pour longtemps. Après avoir passé un accord reconnaiss­ant sa culpabilit­é, il a été libéré en novembre 2016. Il n’en est pas sorti d’affaire pour autant. Sa liberté est très surveillée. Il se trouve toujours à la merci de l’administra­tion qui multiplie les tracas. Rares sont ceux qui osent l’embaucher. Dès lors il n’attend qu’une chose: la fin des contrôles qui l’empêchent de quitter les Etats-unis pour aller s’établir en Allemagne ou en Irlande.

#Anonymous #Whistleblo­wer

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