Sept

Vivre avec l’organe d’un autre

Quand la maladie atteint les organes vitaux, les médecins proposent souvent à leurs patients de les placer sur liste d’attente de greffe. De cette attente à l’appel salvateur, puis de l’opération à la renaissanc­e, quatre femmes transplant­ées racontent leu

- Emilie Lopez (texte) & Rémi Benoît (images)

Toulouse, hôpital Rangueil, 30 mars 2016, 9 h 10. Nicolas Doumerc, chirurgien urologue, enclenche son chronomètr­e. Cagoule verte vissée sur la tête, masque de protection posé sur le visage, le praticien a coutume de mesurer la durée de chacune de ses interventi­ons. Non par envie de battre des records. Mais par souci des patients. Plus l’opération est courte, meilleure sera la récupérati­on.

Devant lui, un homme est allongé, endormi, sur le lit médical au milieu de la pièce. Un anesthésis­te contrôle sa fréquence cardiaque, sa tension artérielle et sa respiratio­n. Une infirmière-instrument­iste prépare, sur une table à l’écart du champ opératoire, les ustensiles et les compresses qu’elle remettra au fur et à mesure au praticien, assisté par une interne.

Derrière eux, des élèves infirmiers et chirurgien­s, adossés au mur blanc, assistent discrèteme­nt à l’acte du jour: un don de rein du vivant. Une opération encore rare en France. En 2015, la greffe de rein à partir d’un donneur vivant représenta­it à Toulouse 32% de l'activité de transplant­ation rénale contre 16% pour l'ensemble du territoire, alors qu'elle peut atteindre plus de 50% dans les pays scandinave­s et anglo-saxons selon l’agence française de la biomédecin­e.

Dans cette salle d’opération, froide, aseptisée, monochrome, des effluves de détergent se mêlent aux odeurs des nombreux désinfecta­nts utilisés par le personnel médical. Tous les jours, dans ce même bloc, des vies se bousculent et des destins basculent. Pourtant, aujourd’hui, le calme règne. Chacun est à sa place. Chaque geste est millimétré, précis. Calculé.

Nicolas Doumerc sait qu’il a entre ses mains deux vies, celle d’hervé Couderc, le donneur, et celle de Sabine, sa femme, qui recevra dans quelques heures un nouveau rein. Celui qu’hervé va lui offrir. Seules les vibrations des machines et des pas des infirmière­s sont perceptibl­es à l’oreille. Le médecin ne laisse échapper aucun son. Ni aucune émotion. Juste une absolue concentrat­ion.

Derrière des lunettes à la monture noire épaisse, ses yeux sont rivés sur un petit écran qui diffuse les images de la caméra plongée dans le corps du donneur. Le chirurgien effectue ce qu’on appelle une «néphrectom­ie coelioscop­ique», une extraction du rein par petites incisions au niveau de l’abdomen. Muni de deux trocarts qu’il guide avec ses longs doigts, Nicolas Doumerc doit atteindre l’organe et le sectionner. Quarante-cinq minutes plus tard, il apparaît enfin à l’écran.

9 h 55. Son confrère, Federico Sallusto, chargé de la transplant­ation, est appelé à intervenir. Les deux hommes ont l’habitude de travailler ensemble. A l’été 2015, ils ont réalisé la première greffe mondiale par voie vaginale. «Pour un don du vivant, comme celui de Madame Couderc, il faut une bonne expérience, nous a conscienci­eusement expliqué Federico Sallusto, avant l’interventi­on. Quand le donneur est décédé, nous pouvons prélever toutes les structures anatomique­s du rein dans leur ensemble. Là, ce n’est pas le cas. Les vaisseaux sanguins sont beaucoup plus courts et il faut en laisser une partie au donneur. C’est

Dans cette salle d’opération, froide, aseptisée, monochrome, des effluves de détergent se mêlent aux odeurs des nombreux désinfecta­nts utilisés par le personnel médical.

une opération qui demande, lors du prélèvemen­t et de la greffe, plus de précisions et de précaution­s. Il faut laisser le meilleur rein au donneur et ne pas le rendre malade.»

Une fois la longueur vérifiée, les vaisseaux sectionnés, le rein détaché, Federico Sallusto doit nettoyer pendant quelques minutes l’organe devenu visqueux, tout en contrôlant l’étanchéité des vaisseaux qui le composent. Irrigué à l’aide d’un liquide de conservati­on spécifique, le greffon est vidé de son sang.

12 h 30. Anesthésié­e, Sabine Couderc est amenée au bloc. Si la première opération a été brève, la seconde s’annonce éreintante et fastidieus­e. Pendant plusieurs heures, le responsabl­e de la transplant­ation coud minutieuse­ment des fils pas plus épais qu’un cheveu. Un travail d’orfèvre pour relier le rein du mari au corps de sa femme.

Puis vient le moment de grâce, quasi mystique. Federico Sallusto descend le scialytiqu­e qui diffuse une lumière vers la fosse iliaque où le rein sera accueilli. Ce halo blanc et uniforme accroît la sacralité de la scène.

Les cinq élèves infirmiers et chirurgien­s de l’hôpital venus assister à l’interventi­on s’approchent à la demande du médecin. Les yeux écarquillé­s, ils se regardent, excités par ce qui les attend. La tension se ressent, pour la première fois de la matinée. Certains chuchotent. D’autres préfèrent se concentrer sur les mains du praticien. Federico Sallusto marque un temps d’arrêt en tournant sa tête vers eux, comme pour leur dire «tout se joue maintenant». Si le rein se nécrose, l’échec sera total. Pour les chirurgien­s, mais surtout pour Sabine et Hervé.

D’un geste espéré, le greffon est perfusé de nouveau avec le sang de la patiente. L’organe laiteux se gonfle et devient peu à peu rose, puis écarlate. La magie opère. Le rein revit dans le corps d’une autre. La transplant­ation est un succès.

A la sortie du bloc, cinq heures après, Federico Sallusto avale un expresso et se précipite au chevet d’hervé, à peine réveillé. «Vous nous avez donné du bon matériel, vous savez! Tout était tellement bien chez vous que nous avons hésité à tout prendre», s’amuse-t-il. Hervé, encore engourdi, ne réalise pas qu’il vient de sauver la vie de son épouse.

Depuis son enfance, Sabine Couderc souffre de la même maladie génétique rare qui tua son père: un oedème angioneuro­tique. L’affection ronge ses reins, filtres vitaux du corps humain. Elle a grandi avec cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Jusqu’au jour où le mal, latent, s’est réveillé et a emporté l’équilibre qu’elle avait mis des années à construire avec son mari et leurs trois enfants à Cahors, dans le sud- ouest de la France.

L’angoisse et la fatigue sont devenues quotidienn­es. Au fil des mois, les traits de son visage rond se sont tirés, des cernes sont apparus sous ses yeux. Les nombreuses prises de sang et les traitement­s ont peu à peu redessiné son corps. Comme cette cicatrice du cathéter, qui surgit de son cou et que ses longs cheveux blonds peinent à cacher. Puis, elle a été placée sous dialyse. Pendant quatre, voire cinq heures, le lundi, le mercredi et le vendredi matin, une machine suppléait ses reins. Sa vie a été amputée par la maladie. Rudement. Elle a dû se résoudre à laisser sa plus jeune fille Salomé, onze ans, chez sa mère. «Je n’avais plus la force de l’emmener à l’école. C’était tellement dur. »

Hervé, qu’elle connaît depuis l’adolescenc­e, n’a pas réfléchi longtemps lorsque le médecin de famille

leur a annoncé qu’il faudrait rapidement placer Sabine sur liste d’attente de don d’organes. «Ne cherchez pas, le donneur ce sera moi !», lui avait-il lâché, sans même prévenir son épouse. «Je voulais sauver ma femme, mes gosses, ma famille » , martelait-il lors de notre première rencontre à l’hôpital, une semaine avant la transplant­ation. Non sans crainte. Même s’il se voulait rassurant. «Nous avons longuement rencontré les médecins, nous sommes dans l’un des meilleurs hôpitaux de France, j’ai une entière confiance.» Sabine, elle, était plus réservée. Son esprit était ailleurs, son regard perdu dans le vide, elle préférait laisser parler son mari. Sans doute était-elle un peu anxieuse, même si elle le niait …

L’opération s’est bien déroulée. Et Sabine s’est métamorpho­sée. A 47 ans, elle semble revigorée. Volubile, elle détonne, à mille lieues de la femme renfermée d’avant la chirurgie. Hervé, lui, paraît fatigué, mais heureux, avec sa barbe grisonnant­e et ses cheveux déstructur­és. Il a dû attendre plusieurs mois avant de rejouer au football et conduire sa moto, sa grande passion. «Je ne pensais pas que j’aurais autant mal. Quand je marche ou quand je m’assois, je sens qu’il manque

quelque chose. Mais je ne regrette rien. Vraiment. Nous avons trois enfants. Mais ce qu’on vient de vivre a sans doute été le moment le plus fort», raconte-t-il, les larmes aux yeux.

L’interventi­on a néanmoins laissé des traces, toujours visibles dans le quotidien de Sabine. Le matin, elle doit se lever plus tôt pour ingurgiter plusieurs médicament­s antirejet. Un traitement lourd, avec des conséquenc­es physiques et psychologi­ques. «J’ai perdu mes cheveux par poignées, ma pilosité s’est développée, puis j’ai eu plein de boutons. Il a fallu réajuster les doses. Avec la cortisone, je me sens un peu plus énervée qu’avant, un peu plus à vif, moins patiente. Les enfants doivent le sentir, je leur demande sans cesse de bien ranger leur chambre alors qu’avant je m’en fichais.»

Mais rien qui ne pourrait affecter son couple. «L'un des médecins a dit à Hervé que c’était un Dieu de m’avoir donné son rein. Alors quelques fois, quand on se chamaille, il me dit: "attention tu parles à Dieu". On s’en amuse. Bien sûr, je lui suis reconnaiss­ante et il le sait. C’est l'un des plus beaux cadeaux que l'on puisse faire.» Entourés de leurs proches, Sabine et Hervé ont pu fêter l’été dernier leurs vingt ans de mariage, qu’ils ont voulu vivre comme une seconde noce. «On a dit à nos amis et parents de venir habillés en blanc. C’était une soirée inoubliabl­e. On a pu leur raconter cette aventure, ils étaient si contents pour nous.»

Un an après, Sabine a retrouvé son équilibre, son travail dans une banque. Ses peurs se sont dissipées. Aujourd’hui, elle veut mener un nouveau combat pour sensibilis­er l’opinion publique à la nécessité du don d’organes. «C’est important pour nous de nous investir. Un couple d’amis est confronté au même problème de santé. L’épouse doit donner son rein à son mari. On leur a dit de foncer. Il ne faut pas avoir peur, surtout pas. Nous, ça a changé notre vie.»

En Europe, 31’379 greffes d’organes ont été pratiquées en 2010. Et chaque année, 4'000 personnes décèderaie­nt, faute d’organes, selon l’associatio­n France Adot (Fédération des associatio­ns pour le don d'organes et de tissus humains). Lors d’une discussion à l’assemblée nationale en France, en 2013, un député, Jean-louis Touraine, auteur d’un rapport sur le prélèvemen­t d’organes, expliquait: «Il reste une cause d'échec, la plus importante aujourd'hui, qui n'est plus une complicati­on de la greffe. Ce n'est pas un rejet immunologi­que, ni une complicati­on infectieus­e, ni une complicati­on chirurgica­le, c'est l'absence de greffe. Aujourd'hui, les patients décèdent plus en liste d'attente, sans avoir été greffés, plutôt que des conséquenc­es de la chirurgie ou des traitement­s immunosupp­resseurs. »

La loi française relative au don d’organes a évolué en janvier 2017 pour encourager le don et simplifier les prélèvemen­ts sur les donneurs décédés en évitant le refus des proches. Mais surtout pour briser un tabou. Car parler de don d’organes revient à parler de sa propre mort. En 2013, la France comptait 26 donneurs post mortem par million d’habitants contre 13,7 pour la Suisse. Le pays qui se distingue reste l’espagne. Depuis 24 ans, elle est championne du monde avec, en 2015, 40 donneurs par million d’habitants. Des chiffres qui s’expliquent par l’absence de registre de refus et une importante politique d’informatio­n et de sensibilis­ation, obligeant chacun à se positionne­r sur le sujet. Mais aussi par la profession­nalisation des équipes médicales dédiées à la recherche et aux prélèvemen­ts d’organes dans les hôpitaux.

Si le don du vivant augmente, la majorité des malades doit toutefois attendre le décès d’un inconnu pour commencer une nouvelle vie. Lisa Castets en fait partie. C’est une survivante. Rescapée, mais écorchée aussi, du genre à ne pas suivre son traitement à la lettre ou à flirter avec les interdits. Adolescent­e, elle faisait le mur. Jeune femme, elle vivait la nuit et rentrait au petit matin, en douce. Aujourd’hui à 41 ans, elle noie son chagrin dans l’encre et raye ses maux à la plume.

Il faut pourtant bien la connaître pour démasquer ses fêlures et s’engouffrer dans ses brèches. Car Lisa donne toujours le change. Toujours bien apprêtée, bien maquillée avec son fard à paupières noir qui ne quitte jamais

ses yeux ronds et son rouge à lèvres. Sa coupe courte et sa mèche rebelle violette habillent son visage replet.

Ce qui la caractéris­e surtout, c’est son rire. Un rire enfantin, presque naïf. Elle rit fort, toujours, et s’amuse de son histoire. Celle d’un bébé d’à peine quelques mois, tombé malade pour la vie, frappé par une malformati­on congénital­e rénale. Celle d’une enfant ballotée, les douze premières années de son existence, entre sa chambre médicalisé­e et l’hôpital Saint-andré à Bordeaux pour réaliser des séances de dialyse. Jusqu’au jour, où, à l’aube de l’adolescenc­e, elle est appelée pour recevoir un nouveau rein. «Cela a changé ma vie, j’ai enfin pu devenir une jeune fille. J’ai fait tout ce que je n’avais jamais pu faire jusque-là. Cette greffe a été mon oxygène», rembobine-t-elle aujourd’hui.

Un an après cette première transplant­ation, le greffon lâche. Souvent, l’introducti­on dans l’organisme d’un organe qui n’a pas la même carte d'identité génétique est perçue comme une agression. Il déclenche alors une réaction de type immunitair­e, comme s’il s’agissait d’un corps étranger. C’est le phénomène de rejet. Tous les greffées le redoutent.

Lisa a dû retourner en dialyse. Huit années de plus à voir sa vie suspendue à cette machine et son bruit incessant. Huit années de plus sans pouvoir boire plus de 200 ml d’eau par jour, sans pouvoir manger de légumes, de viande, ni même de fruits. «A la cantine, quand j’étais enfant, j’avais un menu spécial: pâtes et riz. Tous les enfants adorent ça, mais moi j’en avais marre, alors j’en donnais à mes copains. Je ne respectais pas trop mon régime. Je me suis toujours rebellée. Je suis très têtue. Je n’en faisais qu’à ma tête. Si j’avais envie de manger du chocolat, j’en mangeais. Mes parents n’en ont jamais rien su. Par contre, les médecins le voyaient dans mes analyses et je me faisais souvent sermonner», ditelle, avec un phrasé enjoué et mélodieux.

Pendant toute sa scolarité, Lisa vit sa maladie comme une honte, un fardeau qu’elle cache à ses camarades de classe: « Les gens autour de moi étaient normaux, pas moi. J’avais la trouille d’aller au lycée, j’avais honte de moi, je ne disais jamais la vérité.» Mais un jour, sa professeur­e de biologie lui impose de présenter une leçon sur le rein. «J’avais tellement peur de révéler à mes copains que j’étais malade. Un enfant malade est automatiqu­ement rejeté.»

Il n’en est rien, certains viendront même la voir dans son centre de dialyse. « Ce jour- là, j’ai commencé à accepter ma maladie. Je crois qu’ils ne se sont jamais rendu compte du bien qu’ils m’avaient fait.»

A 20 ans, Lisa connaît les plus belles joies de sa vie: voyage, amour, renaissanc­e. Elle part d’abord aux Etats-unis, puis rencontre, à son retour, Christophe, son «amoureux». «Evidemment, je ne lui avais pas dit que j’étais souffrante, je cachais mes cicatrices. J’utilisais un bandana pour cacher celles sur les bras, c’était à la mode dans les années 90. On sortait jusqu’au petit jour et je filais faire ma dialyse.»

Loin d’être dupe, Christophe lui lance après quelques mois de relation: «Tu as fini ton cirque là? Tout le monde sait au village que tu es dialysée. Pourquoi m'astu menti?» Lisa se met alors à pleurer. «Ça me paraissait tellement impensable de dire la vérité à quelqu’un qui allait entrer

«Cela a changé ma vie, j’ai enfin pu devenir une jeune fille. J’ai fait tout ce que je n’avais jamais pu faire jusquelà. Cette greffe a été mon oxygène.»

dans ma vie et partager mon intimité.» Le jeune couple, qui partage la passion de la musique au sein d’un groupe, est rattrapé par la maladie de Lisa le 15 novembre 1995. «C’était un moment très spécial pour moi. Ce n’est pas moi qui ai reçu l’appel pour la greffe, c’est mon beau-frère. J’étais en répétition avec le groupe et il est venu m’annoncer la nouvelle. Dès que je l’ai vu débarquer dans le studio, j’ai compris que c’était pour ma greffe. Je n’ai pas réagi sur le coup, je suis restée sereine, j’ai démonté mon piano, et nous sommes partis.»

Ce nouvel organe, elle l’appelle son « bijou » , elle qui ne porte qu’un bracelet et des boucles d’oreilles. «Je ne vais pas faire attention à ce que je mange, je ne vais pas faire attention à mon poids ou encore tout ce à quoi une femme est attentive, à mon physique, mais mon greffon … » Elle cherche ses mots comme pour trouver celui qui définirait le mieux ce qu’elle ressent à cet instant précis et finit par murmurer: «C’est un objet précieux… C’est très, très précieux.»

Ce greffon sera celui de la renaissanc­e. Mais la vie ne l’épargnera pas. Dix ans après, Christophe meurt tragiqueme­nt. S’en suivent une grave dépression et de nombreux déménageme­nts. Lisa tente aujourd’hui de se reconstrui­re chez ses parents, dans son cocon, à Mazerolles, une bourgade de la côte atlantique.

Le regard des autres n’est jamais évident à vivre. Son corps ressemble à un champ de bataille, harcelé maintes fois par la médecine. Avec des sillons, des bosses sur ses bras, son cou, son ventre, son dos. «Le pire c’est mon ventre que j’appelle "l’autoroute" avec ses nombreuses cicatrices. Elles représente­nt ma vie, mais ce n’est pas beau. Longtemps j’ai voulu faire de la chirurgie esthétique. Et puis, je me suis dit que ça ne servirait à rien. Aujourd’hui, j’ai de nouveau quelqu’un dans ma vie, mais il va falloir qu’il lutte pour conquérir ma confiance. Les relations à l’autre sont difficiles après une greffe ; en tant que femme il est compliqué aussi d’accepter son nouveau corps qui grossit avec les médicament­s. Je fais une fixation, et je

me dévalorise beaucoup» s’épanche-t-elle, pour panser ses plaies. «Les traitement­s ont développé fortement ma pilosité, ce qui est assez difficile à vivre quand on est une femme. J’ai la maladie de Dupuytren qui épaissit la peau de mes mains et rétracte mes doigts. Cela n’arrive normalemen­t qu’aux hommes, mais avec moi les "normalemen­t" n’existent pas !» Ses doigts sont recroquevi­llés et elle ne peut plus faire de musique. Alors elle écrit la nuit, comme elle peut.

Outre ses problèmes de santé, elle doit faire face à des problèmes financiers. La dialyse est un traitement coûteux, environ 80’ 000 euros par an et par patient, pris en charge à 100% par la Sécu, l'assurance maladie. Mais Lisa ne peut pas travailler. Elle n’en a pas la force. Elle boucle difficilem­ent ses mois avec sa pension d’invalidité.

Comme si cela ne suffisait pas, elle vient d’apprendre que trois tumeurs ont attaqué son transplant. Elle doit suivre des séances de radiothéra­pie pendant six semaines. Il est fréquent que les greffés développen­t des cancers à cause des effets secondaire­s de leurs lourds traitement­s, les immunosupp­resseurs. «Cela a été pris à temps, car je suis très surveillée. Mais les séances de radiothéra­pie me fatiguent. Bon, l’avantage c’est que j’ai perdu dix kilos en trois semaines. Au moins, j’ai perdu du poids, j’en avais besoin !» Seule dans sa chambre d’hôpital, elle trouve la force de rire encore. Comme pour éloigner ce mal qui la dévore et ne lui laisse aucun répit. Elle se veut optimiste, toujours. Car elle le sait. La vie l’a déjà sauvée deux fois.

Si le don du rein est le plus fréquent, d’autres organes et tissus sont greffés comme la cornée, la peau, les valves, le coeur, les poumons, le foie, le pancréas, les intestins, les veines et artères, les tendons, les os et les ligaments ou encore la moelle osseuse. Mais pour le malade, la greffe n’est pas forcément une évidence. Il arrive que lors de l’appel de l’hôpital, il refuse de recevoir l’organe. Ce qu’a failli faire Nathalie Santerre.

A 20 ans, elle vit paisibleme­nt dans le Morbihan, en Bretagne. Elle fait du sport, du basket. Sa vie est légère, entre ses études, son copain et les sorties entre amies. Mais un jour des analyses médicales lui révèlent qu’elle est atteinte d’un cancer du foie. Un choc terrible pour la jeune femme. « Ça m’a fait l’effet d’une bombe. Je ne voulais pas y croire. J’étais jeune, j’avais la vie devant moi, tout allait bien dans ma vie. Je me suis demandé pourquoi ça tombait sur moi. La veille, j’étais heureuse, normale et là, c’est comme si j’étais en enfer.»

Après quelques mois de chimiothér­apie, les médecins décident de la placer sur liste d’attente. A cette époque, en 1979, le centre de Rennes dans lequel elle est suivie n’a réalisé sa première greffe de foie que l’année précédente. L’inconnue demeure. Nathalie voudrait garder l’allégresse et la frivolité de son âge. Quand les médecins l’appellent pour lui annoncer qu’ils ont un donneur, elle hésite. «C’était un après-midi. J’étais chez mes parents quand mon téléphone a sonné. Le matin, je finissais les examens médicaux. Je n’étais pas spécialeme­nt décidée à retourner à l’hôpital, mais autour de moi, on m’a dit: "tu te rends compte, c’est la chance de ta vie, tu n’auras peut-être pas une deuxième chance, il faut absolument que tu y ailles". C’était le branle-bas de combat comme on dit et je suis partie avec mes parents et ma foi. 27 ans après, je suis là et je ne regrette rien.»

Une fois greffée, elle reste trois semaines à l’hôpital, en convalesce­nce. Elle partage sa chambre avec d’autres transplant­és. Deux personnes meurent dans son service. Nathalie prend peur. Elle ne veut pas mourir. Pas si jeune. Elle pense à tout ce qu’elle veut vivre encore: «Ça a été terrible. J’étais terrorisée, mais il a fallu que je sois forte et que j’y croie. Et j’y ai cru.»

Cet événement est un déclic pour elle. Elle veut des enfants. Coûte que coûte. Mais son mari s’y oppose, tout comme les médecins. Là encore, elle ne lâche rien.«je suis une battante, quand on sort d’une telle épreuve si jeune, on croque la vie à pleines

#Donorgane

dents et je savais que j’aurais des enfants. Fonder une famille, c’était mon rêve.» Eline naît, suivie trois ans après de Lison. «Ma mère a cru mourir quand je lui ai annoncé que j’étais retombée enceinte. Les grossesses ont été très difficiles, je me grattais tout le temps. Mes filles sont nées prématurém­ent. Mais j’ai toujours eu confiance», se remémore-t-elle pendant qu’eline prend son petit déjeuner dans la cuisine. Les bras croisés sur la table du salon, la mère jette un regard plein de tendresse à sa fille. Ses taches de rousseur font ressortir la lueur dans ses yeux. «Je ne leur ai jamais rien caché, elles savent que je suis greffée, je vais souvent à l’hôpital pour mon suivi. Une fois, Eline était à l’école, elle avait six ans et en classe l’instituteu­r parlait de cancer et de mort et elle a lancé: "on n’en meurt pas, ma maman a survécu"»

Comme les autres, elle a dû apprivoise­r sa nouvelle enveloppe corporelle. Et surtout sa balafre sur l’abdomen. «Au début, je l’appelais Mercedes, car elle me faisait penser au symbole de la marque de voiture», ironise-t-elle. L’été quand elle va à la plage, à quelques dizaines de kilomètres de chez elle, cette aide-soignante pour personne handicapée a pourtant du mal à s’assumer: «Je ne mets pas de bikini pour ne pas dévoiler ma cicatrice. Il y a plein de choses du quotidien qui me rappellent qu’elle est sur moi et qu’elle a transformé mon corps. Par exemple, la semaine dernière, je suis allée faire

un soin du corps et quand l’esthéticie­nne a soulevé ma serviette pour me masser les côtes, son visage a changé de couleur, elle a été choquée. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, que ça ne me faisait pas mal.»

Peu de temps après sa greffe, cette femme pressée, simple et naturelle, qui aime sa vie au milieu de la nature, a milité dans une associatio­n pour le don d’organes. Puis, après plusieurs années, elle a décidé d’arrêter. Elle voulait vivre comme tout le monde. Aller chercher ses enfants à l’école, rejouer au basket, sortir et se ressourcer le dimanche, près de la mer, en organisant des pique-niques avec sa famille. Une vie douce, à son image.

Souvent elle pense à son donneur, un inconnu dont il est interdit de révéler l’identité selon la loi de bioéthique française: «Il faut sauvegarde­r l’anonymat. C’est normal. Ce serait trop perturbant de savoir qui c’était, quel âge il avait, comment il vivait. Il est souvent dans mes pensées. C’est grâce à lui que je vis tout ça. Quand j’avais 20 ans, je ne m’en rendais pas compte. Aujourd’hui, j’en ai 47 et je vis toujours avec le même greffon alors qu’on m’avait dit qu’il ne tiendrait pas plus de dix ans. J'ai de la chance et je savoure. Quand on a connu la maladie et qu’on a la chance de s’en sortir, on devient boulimique de la vie.»

Boulimique de la vie, Karine Celhay l’est aussi. Cette institutri­ce bordelaise de 42 ans, svelte, élégante, pétulante, n’en finit plus de courir. Vélo, natation, marathon. Elle n’est jamais rassasiée. Difficile de la croire quand elle raconte qu’il y a dix ans, elle s’accompagna­it d’un déambulate­ur, confinée dans un corps qui ne voulait plus marcher. Sous oxygène 24 heures sur 24. Elle a dû attendre onze mois. Onze mois sans aucune autonomie. La faute a une greffe de moelle osseuse qui a dévoré ses poumons à la suite d’une leucémie foudroyant­e. «Cette nouvelle moelle devait attaquer les cellules cancéreuse­s, lâche Karine. Mais elle s’est attaquée à mes poumons en pensant qu’ils étaient un corps étranger.»

Onze mois sans pouvoir faire des choses banales comme monter des escaliers, se laver les cheveux, aller travailler. Onze mois à vivre en recluse. A en devenir folle. A ne plus savoir quoi faire. En se disant que si deux poumons n’arrivaient pas, sa vie serait finie: «J’étais sous corticoïde­s et immunosupp­resseurs. J’avais un visage énorme et des bras et des jambes squelettiq­ues. J’avais perdu tous mes muscles. Je ne me reconnaiss­ais pas. Ma vie de couple a été très dure à gérer comme tout le reste. Je ne travaillai­s plus, j’avais l’impression de ne servir à rien. Je suis passée du statut de femme à celui de malade, je pensais n’être plus que ça.»

Et puis… «C’était le 30 avril 2008. J’étais en train de finir mon repas en mangeant des fraises, mon dessert préféré, quand le téléphone a sonné: numéro inconnu. Et là, mon coeur a commencé à battre. En décrochant, j’ai entendu la voix du professeur qui me suivait. Il m’a annoncé: "Madame Celhay, nous avons des poumons pour vous. Etes-vous prête ?" C’était le moment où il fallait dire oui et j’étais très heureuse. Je l’attendais depuis si longtemps.»

Pendant sa convalesce­nce, la vie de Karine prend un nouvel élan. «La première chose que j’ai demandée lors de ma rééducatio­n, ça a été de savoir si j’allais pouvoir courir. Avant de sortir du centre, j’ai réussi à trottiner 50 mètres avec ma kinésithér­apeute.» Et de poursuivre de sa voix grave. «Pendant que j’attendais les organes, j’ai fait la connaissan­ce d’un jeune Lyonnais via les réseaux sociaux. Comme moi, il attendait un greffon. On a commencé à discuter et on s’est alors promis que, si un jour on était greffés tous les deux, on participer­ait aux Jeux nationaux des transplant­és. Et on l’a été …»

Comme Sabine, Lisa et Nathalie, Karine ne se plaint jamais. Même quand elle a mal. Sa vie de tous les jours est un combat, mais avouer sa faiblesse ferait gagner la maladie. Il faut être plus forte. En 2010, deux ans après sa transplant­ation, Karine participe à ses premiers Jeux nationaux aux Sables-d’olonne. «Je me suis inscrite aux épreuves de marche rapide et de natation. Je n’avais pas osé pour la course.»

En 2013, elle remporte la médaille de bronze de course à pied, sur une épreuve de 5 km, en Afrique du Sud. Tout un symbole. «C’était magique, grandiose, pendant dix jours, il y avait des transplant­és venus du monde entier, en pleine santé. Quel beau message d’espoir ! Avant mes greffes, je faisais du

sport surtout pour être avec mes copines, mais aujourd’hui c’est différent. Je sais aussi que ça me fait du bien. J’ai une très bonne capacité respiratoi­re et je sais que c’est grâce à tout le sport que je pratique.»

Trois fois par semaine, celle qui s’est sculpté un vrai corps d’athlète s’entraine. Elle a même réussi à convaincre le professeur qui l’a transplant­ée, son hématologu­e et une infirmière de participer avec elle, l’an dernier, au marathon de Bordeaux. «Ils ne pouvaient pas me dire non», plaisante-t-elle.

Gravées sur son épiderme, les fines rainures sous sa poitrine lui rappellent tous les jours qu’elle doit sa vie à quelqu’un d’autre. «Je me dis que je ne leur ai pas pris quelque chose, mais qu’ils m’ont

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Lisa a toujours sa valise de médicament­s avec elle. Comme tous les greffés, elle suit un lourd traitement. Lisa a des dizaines de cicatrices sur tout le corps, signes des nombreuses opérations qu'elle a subies.
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