La Suisse mise à nu
Ennuyeuse la Suisse? Riche? Parfaitement démocratique ? Dans La Suisse mise à nu, la journaliste Clare O’dea se livre à un examen minutieux des stéréotypes positifs comme négatifs sur le pays pour dresser un portrait subtilement contrasté. Grâce à sa connaissance de la Suisse et son esprit critique, Clare O’deal révèle un pays plus divers et plus complexe qu’il n’y paraît. Elle tend à en changer la perception dans le monde et donne matière à réflexion aux Suisses eux-mêmes.
CHAPITRE IV
«Dans le gouvernement et dans toute la Suisse, des partis, des bagarres incessantes, le paupérisme, une effroyable médiocrité en tout; le travailleur d’ici n’arrive pas au petit doigt du nôtre: risible à voir et à entendre. Des moeurs barbares; oh, si vous saviez ce qu’ils jugent bon ou mauvais. Très peu de développement: quelle ivrognerie, quel pillage, quelle petite truanderie, érigée en loi dans le commerce.» Ce sont les mots du grand auteur russe Dostoïevski dans une lettre à un ami lors de son séjour sur les bords du lac Léman, pendant la rédaction de son roman L’idiot, vers la fin des années 1860.
Aujourd’hui, les Suisses sont coupables d’une effroyable excellence, en toutes choses et en particulier dans les sciences, l’industrie et le tennis. Depuis les jeunes de quinze ans, en tête des pays européens dans le classement PISA en mathématiques et en sciences, et toujours dans la moyenne de L’OCDE pour la lecture, jusqu’aux scientifiques et aux entreprises, qui déposent deux fois plus de brevets par habitant et par an que ceux de n’importe quel autre pays en Europe, les excellents résultats sont la norme. Sur les courts de tennis, les Suisses brillent grâce aux exploits de leur compatriote le plus célèbre, Roger Federer, fort d’une réputation de talent surhumain et de sportif distingué.
La Suisse est le 16e pays exportateur du monde et la deuxième économie la plus complexe, après le Japon, selon l’indice de complexité économique. Les Suisses ont un don pour inventer des produits de niche, comme les implants dentaires ou les capsules de café Nespresso. Entre 2005 et 2015, l’économie suisse a progressé de 2,5% par an en moyenne, dépassant tous les pays occidentaux, y compris les Etats-unis.
Les réalisations suisses sont souvent d’envergure. Ainsi le tunnel de base du Gothard de 57 kilomètres, inauguré en juin 2016, peut se targuer d’être le plus long tunnel ferroviaire au monde, devant le tunnel de Seikan au Japon et le tunnel sous la Manche. Cet immense projet d’ingénierie au coeur des Alpes suisses aura duré dix-sept ans et sollicité l’intervention de sept cents personnes oeuvrant sans relâche à l’extraction de 28 millions de tonnes de roches. Le tunnel de base est le troisième ouvrage au Gothard et certainement pas le dernier. En février 2016, les électrices et les électeurs suisses ont donné leur feu vert à la percée d’un quatrième tunnel – et le second affecté à la circulation des voitures.
Parmi les merveilles technologiques internationales impliquant la Suisse, citons le grand collisionneur de hadrons, la machine la plus grande et le dispositif expérimental le plus complexe au monde. L’accélérateur de particules de l’organisation européenne de recherche nucléaire sise à Genève est abrité par un tunnel circulaire de vingtsept kilomètres de circonférence creusé conjointement sur les territoires français et suisse. Sa construction a nécessité dix années
de travail et la collaboration de scientifiques et d’ingénieurs d’une centaine de pays différents. Dans l’accélérateur, les particules sont projetées à des vitesses proches de celle de la lumière, entrent en collision et permettent aux chercheurs d’explorer la matière – en d’autres termes de sonder la structure fondamentale de l’univers. La présence de l’accélérateur en Suisse a donné un immense coup de pouce aux instituts de recherche du pays, attirant les cerveaux les plus brillants du domaine de la physique des particules, entre autres disciplines, et stimulant la coopération avec des universités de renommée internationale. Des milliers de collaboratrices et collaborateurs, chargé-e-s de recherche, consultant-e-s et scientifiques externes travaillent tous les jours dans les bureaux et les laboratoires du CERN, à l’endroit même où le World Wide Web a été inventé par le scientifique britannique Tim Berners-lee en 1989.
La liste des découvertes technologiques suisses est longue et parfois compliquée à dresser en termes simples. Parmi les contributions majeures de la Suisse à l’humanité, les plus aisées à retenir sont le moteur à combustion interne, le LSD, la prothèse de hanche artificielle, le réveil et la brosse à dents électriques, le premier traitement efficace contre la grippe (Tamiflu) et la théorie de la relativité – bien connue à défaut d’être toujours bien comprise. Même si plusieurs pays ont des motifs valables de se revendiquer patrie d’einstein, on peut sans hésiter le qualifier de Suisse puisqu’il a suivi sa scolarité en Suisse, a obtenu la nationalité suisse et habitait en Suisse lorsqu’il a développé sa théorie légendaire.
E = mc²
On a souvent reproché aux Suisses de s’approprier des personnes étrangères à succès. Albert Einstein est l’exemple même de cette Suisse capable de fournir le bon environnement à un immigré pour qu’il développe pleinement son potentiel. Einstein était un élève brillant qui n’a pourtant pas réussi à décrocher son certificat de fin d’études en Allemagne, faute de s’intégrer pleinement dans son système scolaire très réglementé. Lorsqu’à seize ans, il se présente à l’examen d’entrée à l’ecole polytechnique fédérale de Zurich, il essuie un nouvel échec mais se voit promettre une place s’il termine sa scolarité. Grâce à la pédagogie plus progressiste qu’il trouve en Suisse, le jeune étudiant parvient à s’épanouir dans une école cantonale d’argovie et obtient sa maturité. En 1900, Einstein sort finalement de l’ecole polytechnique avec un diplôme d’enseignement des mathématiques et des sciences.
Alors que les autres diplômé-e-s de sa promotion deviennent chargé-e-s de cours à l’université, Einstein, incapable de dénicher un tel poste où que ce soit, commence à travailler comme professeur privé. Il avait déposé une demande de naturalisation avant
de terminer ses études et acquiert la nationalité suisse en 1901. Grâce à un coup de chance dont il avait bien besoin, il décroche un poste d’expert technique au Bureau fédéral de la propriété intellectuelle à Berne. Dans un article, Einstein se souviendra de cet 1 emploi comme d’une libération de ses soucis existentiels et d’une activité lui permettant à la fois de réfléchir sur des sujets variés et de glaner des pistes de réflexion importantes pour la physique.
La vie de fonctionnaire à Berne sied bien à Einstein. Il épouse sa camarade d’université Mileva Marić, et leur premier fils naît en 1904. L’année suivante, Einstein termine son doctorat à l’université de Zurich et, dans un élan de créativité, rédige cinq publications importantes sur trois champs d’application – la réalité et la taille des atomes, les photons et la théorie de la relativité restreinte. Il occupe ensuite des chaires d’enseignement dans les deux universités de Zurich, avant de quitter la Suisse pour de bon en 1914.
L’ennemi naturel
Einstein est décédé en 1955. A cette époque, Hans Rudolf Herren, futur scientifique suisse qui allait fournir sans doute l’une des plus grandes contributions récentes à l’humanité, n’était encore qu’un enfant. Cet Indiana Jones de l’entomologie, récipiendaire du Prix mondial de l’alimentation en 1995, est né et a étudié en Suisse. Egalement diplômé de l’ecole polytechnique fédérale de Zurich, R. Herren est reconnu pour avoir sauvé plus de vingt millions de vies en Afrique grâce à son travail acharné et innovant. A l’origine du drame, un tout petit insecte, la cochenille du manioc, qui dévastait les cultures dans les années septante. Originaire d’amérique du Sud, le manioc est une plante rustique cultivée dans toute l’afrique par les agricultrices et les agriculteurs de subsistance. Quand Rudolf Herren est arrivé à l’institut international d’agriculture tropicale au Nigéria en 1979, le manioc couvrait quasiment la moitié des besoins nutritionnels journaliers de deux cents millions de personnes. Les pays d’afrique subsaharienne devaient faire face à une crise sans précédent: la cochenille du manioc, introduite par accident depuis l’amérique du Sud, envahissait le continent à vitesse grand V, détruisant les quatre cinquièmes des récoltes dans certaines régions et faisant craindre une catastrophe humanitaire.
Pour lutter contre le nuisible, les gouvernements s’étaient lancés dans un programme de pulvérisation massive de pesticides, endommageant les écosystèmes et d’autres sources d’alimentation. Observant que la propagation de la cochenille était due à l’absence de prédateur dans son nouvel habitat, Herren s’est mis en quête d’une espèce apte à la combattre naturellement. D’autres projets similaires avaient fait leurs preuves ailleurs, mais personne n’avait jamais testé cette technique sur un si grand espace, du Sénégal
à l’angola à l’ouest du continent et en diagonale jusqu’à l’île de Madagascar. L’approche de Rudolf Herren témoignait aussi d’un esprit brillant. Après quatre années de recherches minutieuses, il est parvenu à identifier une guêpe au Paraguay qui s’attaquerait au ravageur sans menacer d’autres espèces. Encore fallait-il trouver un moyen d’introduire cette guêpe en quantité suffisante dans les zones cibles. Herren a réussi à collecter vingt millions de dollars auprès d’organisations internationales et de gouvernements et a démarré un programme de traitement de fond basé sur le lâchage de guêpes par avion.
Il s’agissait d’une intervention de longue haleine, mais treize ans après le début des opérations, le nombre de cochenilles s’était stabilisé à des niveaux contrôlables dans trente pays. Les réserves de manioc d’afrique et les personnes dont la vie en dépendait ont été sauvées.
Plus c’est petit, plus c’est joli
Andreas Manz est un scientifique spécialisé dans les nanosciences et la chimie analytique. Il travaillait à Bâle pour le fabricant suisse de produits chimiques Ciba-geigy lorsque la ville a été frappée par une catastrophe en 1986. Dans la nuit du 1er novembre, un incendie s’est déclaré dans un entrepôt de produits phytosanitaires appartenant à la société Sandoz, rivale de Ciba-geigy. Pour maîtriser le feu, les pompiers ont utilisé des quantités d’eau qui se sont déversées dans le Rhin, charriant des tonnes de substances toxiques. Le mélange rougeâtre a détruit toute forme de vie dans le fleuve jusqu’à son delta sur la mer du Nord. Désireux d’accélérer les analyses d’échantillons d’eau, Manz a décidé d’inventer une nouvelle technologie de puces de laboratoire qui permettrait de réaliser ces analyses sans recourir à des laboratoires externes. C’est ainsi qu’il a réussi à compresser des fonctions de laboratoire sur une micropuce – une innovation qui allait révolutionner l’analyse médicale et l’analyse chimique en faisant passer la durée des tests sur les liquides de plusieurs semaines à quelques secondes. Grâce à son travail, il est désormais possible de réaliser efficacement et en toute fiabilité des analyses complexes dans les domaines de la médecine, de la biologie et de la chimie. La technologie hybride des laboratoires sur puce trouve toutes sortes d’applications, des tests de glucose pour les personnes diabétiques jusqu’aux tests point-ofcare – réalisés au chevet du patient pour le dépistage de maladies aussi diverses que le paludisme ou le sida. Andreas Manz s’est vu décerner le Prix de l’inventeur européen 2015 de l’office européen des brevets pour l’ensemble de sa carrière. Le chercheur suisse
a fortement marqué le domaine de la recherche sur les micropuces; l’une de ses publications sur le concept des microsystèmes d’analyse totale a été citée plus de onze mille fois.
Les chercheuses et les chercheurs suisses produisent environ 1,2% des articles scientifiques publiés dans le monde, ce qui les place en dix-septième position des classements internationaux, bien que le pays soit nonante-huitième en nombre d’habitants. Avec 2,6 parutions pour mille habitants, les scientifiques suisses sont les rédactrices et les rédacteurs les plus prolifiques au monde. Les chiffres équivalents pour le Royaume-uni et les Etats-unis sont de 1,4 et 0,98 pour mille. Outre Andreas Manz, les prix Nobel de chimie Kurt Wüthrich (2002) et Jacques Dubochet (2017) ont eux aussi contribué à tirer la moyenne vers le haut.
Les entreprises Sandoz et Ciba-geigy ont fusionné en 1996 pour former Novartis, aujourd’hui deuxième groupe mondial de biotechnologie et de produits pharmaceutiques en termes de chiffre d’affaires, après Johnson & Johnson. Novartis compte également parmi les grandes histoires à succès de l’industrie suisse avec une valeur en bourse de 280 milliards de dollars et 118’000 collaboratrices et collaborateurs de par le monde. Tout en haut du palmarès des ventes du groupe se trouvent le Gleevec, médicament utilisé en oncologie, le Diovan, utilisé contre l’hypertension, et la Ritaline, pour traiter le trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité.
Au-dessus des nuages
Pour réaliser de grandes choses, il faut plus qu’une poignée de gens doués; il faut aussi un cadre propice. En 2017, la Suisse a atteint pour la huitième année consécutive le premier rang de l’indice de compétitivité mondiale publié par le Forum économique mondial. Cet indice classe les pays selon douze piliers de compétitivité. La Suisse est en tête du pilier innovation grâce à ses centres de recherche de niveau international, aux importants budgets consacrés par les entreprises à la recherche et au développement, ainsi qu’à la forte coopération entre la sphère universitaire et le secteur privé.
Les deux grandes universités publiques de Suisse – L’EPFL et L’EPFZ –, renommées dans le monde entier pour leurs réalisations scientifiques, n’ont aucune difficulté à attirer les chercheuses, les chercheurs et les professeur-e-s étrangers, ces derniers représentant plus de la moitié du corps professoral. Les salaires deux fois plus élevés dans les universités suisses que dans les pays voisins constituent également un facteur supplémentaire d’incitation; un contexte qui a généré un afflux de cerveaux favorable à la Suisse.
L’argent joue aussi un autre rôle. La Confédération fait partie des pays qui dépensent le plus pour la recherche et le développement par rapport à leur PIB. Selon le Secrétariat d’etat à la formation,
à la recherche et à l’innovation, le secteur privé prend en charge plus de deux tiers des dépenses nationales de R&D, soit environ 16 milliards de francs. Le Fonds national suisse de recherche scientifique aide les chercheuses et les chercheurs à accéder à des financements à long terme, leur épargnant ainsi les soucis permanents liés à la course aux bourses.
Solar Impulse, un projet suisse mené avec succès pour faire voler un avion solaire autour du monde, est un exemple de l’étroite collaboration entre le monde universitaire et le secteur privé. Ce rêve de premier tour du monde en avion sans carburant a captivé l’imagination du grand public. Pour relever les innombrables défis technologiques, les partenaires industriels se sont associés aux ingénieurs de l’ecole polytechnique fédérale de Lausanne.
Il n’est pas surprenant que ce projet audacieux et ambitieux ait germé dans la tête d’un des membres de la famille Piccard, bien connue en Suisse et dans le monde pour ses prouesses d’innovation et son goût de l’aventure. Bertrand Piccard est l’un des deux hommes à l’origine de Solar Impulse. Relayé aux commandes par André Borschberg, il a parcouru plusieurs étapes du vol autour du monde. Avant d’être piqué par le virus de l’énergie solaire, Bertrand Piccard avait établi le record du premier tour du monde en ballon sans escales. En 1960, son père Jacques avait atteint un record de plongée, encore inégalé cinquante ans plus tard, en descendant à plus de 10’000 mètres de profondeur en bathyscaphe, un submersible spécialement conçu pour cet exploit.
L’avion Solar Impulse représente bien plus qu’un défi d’aventuriers. Ce «laboratoire volant» se situe à la pointe de la technologie des énergies renouvelables et véhicule une véritable philosophie. Le site internet présente le projet en ces termes: «Le vol en solitaire de 5 jours et 5 nuits sans carburant, de Nagoya à Hawaii – qui constitue un record absolu – délivre un message clair: tout le monde pourrait utiliser les mêmes technologies au sol pour réduire de moitié la consommation d’énergie mondiale, économiser des ressources naturelles et améliorer notre qualité de vie.» Après une halte de neuf mois à Hawaii pour régler des problèmes techniques, l’avion a repris son envol en avril 2016, affichant une belle progression jusqu’à son arrivée à Abu Dhabi après vingt-trois jours de vol et plus de 43’000 kilomètres.
Lorsque j’ai visité deux des entreprises impliquées dans la construction de l’avion à Lausanne, j’ai été frappée par l’extraordinaire travail de pointe réalisé en coulisses. Le fuselage, la cabine et les ailes du premier prototype sont l’oeuvre de l’entreprise Décision, en collaboration avec L’EPFL. Il aura fallu une année de travail pour trouver un matériau assez léger: un composite de fibres de carbone en forme de nids d’abeille assemblés en sandwich, d’un poids de 93 grammes par mètre carré. Pour le second avion construit par Décision, les techniciens et les scientifiques ont réussi à fabriquer
des feuilles de fibres de carbone pesant à peine vingt-cinq grammes par mètre carré, l’équivalent de six morceaux de sucre.
Bertrand Cardis, de Décision, décrit cette conception comme un travail mêlant haute technologie et artisanat. Quelques six mille heures ont été nécessaires pour chaque panneau du fuselage. Les techniciennes et les techniciens impliqués dans la construction de l’avion ont été pour la plupart formés en entreprise dans le cursus des apprentissages. Les transferts de technologie entre la science et l’industrie sont particulièrement encouragés en Suisse et contribuent au succès du pays et à l’attractivité de son marché du travail.
Le Vieux Chalet
En Suisse, l’artisanat de qualité s’inscrit dans une longue tradition. Si les activistes d’uri, Schwyz et Unterwald qui ont signé en 1291 le Pacte fédéral, document fondateur de la Confédération, avaient voulu célébrer l’événement en allant boire un verre chez un ami, ils auraient pu se rendre à la Maison Bethléem, construite quatre ans plus tôt à Schwyz. J’ai visité la Maison Bethléem dans le cadre d’un reportage pour swissinfo.ch. Etonnamment, ce chalet de deux étages est toujours debout. Il s’agit de la plus ancienne maison de bois encore existante en Europe. Transformée aujourd’hui en musée, elle a été habitée en permanence jusque dans les années huitante. La construction de ce chalet en 1287 n’a pas requis autant d’heures de travail que celle du fuselage de Solar Impulse, mais elle aura sans doute sollicité toutes les ressources en hommes disponibles pour être achevée avant l’hiver. Personne ne sait qui furent les premiers occupants de la Maison Bethléem; probablement des habitants du village qui gagnaient leur vie grâce à l’agriculture, en servant dans l’armée ou en assurant des fonctions dans l’administration communale, qui auront certainement soutenu la lutte de leurs compatriotes pour l’indépendance face aux baillis des comtes de Habsbourg.
Si de nos jours la Maison Bethléem ressemble peut-être à une simple ferme, à l’époque seuls les nantis pouvaient s’offrir des habitations aussi élaborées et confortables. Les pauvres, eux, vivaient dans des baraques, depuis longtemps disparues. Pour construire des maisons comme celle-ci, les charpentiers utilisaient un système de poutres imbriquées, sans un seul clou, le métal étant alors un matériau trop coûteux.
La pérennité de l’architecture vernaculaire de la Suisse n’est peut-être pas uniquement le fruit de ses brillants habitants. Si la Maison Bethléem a survécu à l’incendie qui a détruit quarante-sept bâtiments dans le village en 1642, c’est que la chance a aussi joué un rôle. Mais les valeurs suisses du travail bien fait et du soin porté aux biens ont forcément contribué à sa bonne fortune.
Quel est le prix à payer pour être si brillant? Inévitablement, le coût qui se répercute sur les gens et l’environnement. Selon une étude menée en 2014 par l’université de Berne, un quart de la maind’oeuvre suisse se sent fatiguée et surmenée. Cette étude représentative commandée par Promotion Santé Suisse montre que 6% de la population active, soit trois cent mille personnes, étaient proches d’un burn-out complet induit par un épuisement émotionnel, psychique et physique. Les symptômes du syndrome d’épuisement incluent la fatigue chronique, les troubles du sommeil, la perte d’appétit, les vertiges, les douleurs, l’irritabilité, un sentiment de vide et de mal-être, les difficultés de concentration et l’isolement social. Rien de très brillant.
La pression de la perfection est également ressentie par les jeunes enfants. Selon certaines estimations2, la moitié des enfants scolarisés suivent l’une ou l’autre forme de thérapie pour surmonter des difficultés d’apprentissage. Très préoccupés par ce problème, deux pédiatres suisses, les docteurs Thomas Baumann et Romedius Alber, ont écrit un livre à l’usage des professionnels de l’enfance afin de pallier cette tendance au surdiagnostic.
Dans une interview au quotidien Neue Zürcher Zeitung3, le Dr Alber, également pédopsychiatre, expliquait qu’aujourd’hui, les enfants font l’objet d’observations bien plus approfondies qu’auparavant et que les comportements qui s’écartent de la norme sont souvent catalogués «troubles du développement», augmentant la demande sur le marché des thérapies.
« Enormément d’enfants scolarisés suivent des séances de pédagogie curative, à l’initiative des parents ou sous la pression sociale. Il existe des thérapies spécialisées pour la psychomotricité, la dyscalculie, la dyslexie ou encore l’ergothérapie. Et les parents inscrivent aussi leurs enfants à toutes sortes de thérapies alternatives – c’est une liste sans fin.»
Cette pression de satisfaire à des normes élevées se ressent aussi chez les enseignantes et les enseignants, de façon disproportionnée par rapport aux autres professions. En 2014, un tiers du corps enseignant était sévèrement menacé par le syndrome d’épuisement, d’après une étude de la Haute école spécialisée du Nord-ouest de la Suisse.
Le succès économique de la Suisse a entraîné une forte croissance démographique portée par l’immigration au cours des dernières décennies. Durant la même période, le taux de fécondité est demeuré bas avec 1,5 enfant par femme; autre signe éventuel de la pression ressentie par la population. Depuis 2007, le taux de croissance moyen de la population se situait au-dessus de 1%,
Quand la cocotte-minute siffle
faisant de la Suisse l’un des pays d’europe à la croissance démographique la plus rapide. La population résidente permanente atteignait 8,4 millions en 2017, avec une augmentation d’environ cent mille personnes par an. D’après les récentes projections de l’office fédéral des statistiques, la Suisse comptera neuf millions d’habitants d’ici 2023, soit beaucoup plus tôt qu’envisagé précédemment. Mais cela n’est pas du goût de tout le monde. Même si les défenseurs de l’initiative proposant de limiter le solde migratoire à 0,2% démentent tout sentiment anti-étrangers, s’il avait été accepté ce plafond aurait porté le nombre de nouvelles personnes immigrées à dix-sept mille par an. Cette proposition radicale a été rejetée par trois quarts des électrices et des électeurs, qui avaient pourtant dit «oui» la même année à une initiative un peu moins drastique portant sur le rétablissement des quotas d’immigration européenne. Un pied de nez à l’initiative Ecopop en quelque sorte. Mais les quotas sont finalement délaissés par le Parlement en faveur d’une solution de compromis. Les effets restent à observer.
Un niveau de vie élevé et une croissance démographique rapide influencent inévitablement l’environnement, surtout dans un pays de montagnes où la population est concentrée sur un tiers seulement du territoire. «Les ressources que nous utilisons excèdent la capacité de régénération de la nature, en particulier si l’on tient compte de l’impact à l’étranger», précise le Rapport sur l’environnement 2015 publié par l’office fédéral de l’environnement. Les habitantes et les habitants de Suisse produisent environ 700 kilogrammes de déchets ménagers par an et par personne; la moitié est recyclée et l’autre moitié incinérée. Même si le taux de recyclage est exemplaire et que l’incinération est effectuée plutôt correctement, il n’en demeure pas moins que la population consomme trop. D’après le rapport de L’OFEV, «si tous les pays du monde consommaient autant de ressources que la Suisse, il faudrait près de 2,8 planètes […] Du fait de son modèle économique et de consommation, la Suisse participe en effet à l’exploitation excessive des ressources naturelles et des écosystèmes non seulement sur son territoire, mais aussi à l’échelle planétaire.»
Le paradis perdu
Suisse Tourisme promeut l’image d’un paradis rural, jalonné de charmants villages et de villes historiques. C’est effectivement ce que vous verrez si vous sélectionnez minutieusement votre itinéraire. Mais pour celles et ceux qui ne peuvent s’offrir une vie dans un de ces lieux idylliques, le quotidien se déroule en appartement, dans des zones bruyantes à forte densité d’habitation. Selon le même rapport, «durant la journée, plus de 1,6 million de personnes en Suisse, soit un habitant sur cinq, sont soumises
à un bruit routier excessif […] La nuit, les émissions de bruit routier touchent 1,4 million de personnes, soit un habitant sur six.» Même si les plaintes de quelques grincheux à cause des cloches des vaches ou des églises retiennent l’attention des médias, «le trafic routier est la principale source de nuisances sonores».
La pollution par le bruit va de pair avec la pollution de l’air. Malgré les progrès significatifs réalisés au cours des vingt-cinq dernières années, «les émissions de poussières fines inhalables (PM10), d’ozone (O ) et d’oxyde d’azote (NO ) demeurent supé
3 x rieures aux valeurs limites d’immission fixées par la loi. La pollution atmosphérique en Suisse est encore responsable de deux mille à trois mille décès prématurés chaque année et occasionne des coûts de santé estimés à plus de 4 milliards de francs par an. Ces coûts sont occasionnés par des maladies du système cardiovasculaire ou des voies respiratoires, ainsi que par des cancers.»
Quant aux sols, le rapport de l’office fédéral mentionne que «depuis des décennies, la disparition de sols fertiles due à la construction de bâtiments, d’installations de loisirs, de routes ou d’autres infrastructures continue sans relâche en Suisse » . L’équivalent d’au moins huit terrains de football de terres assolées disparaît chaque jour au profit de la construction, une situation historiquement accentuée par un manque d’aménagement du territoire. Si les terres agricoles disponibles ne suffisent plus à nourrir la population, le pays continue tout de même à produire la moitié des aliments d’origine végétale et trois quarts des aliments d’origine animale consommés à l’échelle nationale – une proportion relativement élevée comparée à la faible surface de terres cultivées. Pour assurer ce niveau de productivité, les producteurs recourent à des engrais et phytosanitaires qui polluent l’eau et les sols.
La disparition des prairies, des pâturages et des zones humides a des répercussions négatives sur la biodiversité: «36% de toutes les espèces d’animaux, de plantes, de lichens et de champignons étudiées sont menacées.» Un chiffre beaucoup plus élevé que la moyenne des pays membres de L’OCDE. Sur ce point, le rapport de L’OFEV est sans appel: «La Suisse n’a pas atteint l’objectif fixé en 2002 dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique d’enrayer de façon significative l’appauvrissement de la biodiversité d’ici à 2010.»
Pourtant, ce n’est pas faute de vouloir agir en faveur de l’environnement. La pollution atmosphérique a diminué et la qualité de l’eau est généralement bonne grâce aux investissements réalisés dans les STEP. Officiellement, l’alerte a été donnée, les bons engagements et les bonnes stratégies sont en place. Mais chacun sait la difficulté à tenir les promesses en matière d’environnement face à la panoplie d’acteurs revendiquant leurs parts de ressources naturelles. Le processus est long pour renverser la vapeur.
Qui fait mieux?
La qualité suisse est réputée dans le monde entier et le label Swiss made est devenu un atout précieux. Les débats quant à la définition et à la protection de cette valeur sûre ont occupé la sphère politique pendant plus d’une décennie. Tel un anaconda, le Parlement suisse a besoin de temps pour digérer les choses importantes. Le Conseil fédéral avait publié en 2006 un rapport sur la marque nationale répondant à deux motions déposées par le Parlement, mais la loi y relative n’est entrée en vigueur qu’en 2017. Visiblement, le consensus pour satisfaire tous les secteurs de l’économie a été difficile à trouver.
Pour fixer le niveau de «suissitude» d’un produit candidat au titre de «Fabriqué en Suisse», la nouvelle loi a placé la barre relativement haut. Pour les produits issus de l’industrie, «au moins 60% du coût de revient doivent être réalisés en Suisse». Pour les denrées alimentaires, la part de matières premières suisses grimpe jusqu’à 80% et dans le domaine de l’agriculture, lait et produits laitiers y compris, 100% des ingrédients doivent être helvétiques.
Le label est important car les consommatrices et les consommateurs sont prêts à payer plus pour un produit suisse. Selon une étude de l’université de Saint-gall sur la perception de la marque nationale à l’étranger, la valeur ajoutée des produits et de la production agricole étiquetés suisses représentait 20% du prix de vente. Cette proportion augmentait jusqu’à 50% pour les montres et les articles de luxe. L’horlogerie suisse est donc le secteur qui a le plus à perdre des usages frauduleux de la marque nationale. La Fondation de la Haute Horlogerie estime à quarante millions le nombre de fausses montres en circulation chaque année dans le monde entier. La lutte anti-contrefaçon est l’un des principaux pôles d’activité de la Fondation, soutenue dans cette tâche par la Fédération de l’industrie horlogère suisse. Dans son rapport, le Conseil fédéral dressait l’état des lieux suivant:
«Pour les consommateurs suisses et étrangers, la «suissitude» fait principalement référence, de façon large, à un monde sain, bien ordonné, efficace, qui sous-entend les notions de précision, d’exactitude, de fiabilité et de solidité. Aux yeux des consommateurs, qui attribuent de nombreuses qualités aux produits/services suisses, cette notion désigne également des prestations de pointe. En ce sens, elle est synonyme d’innovation, de produits exclusifs et de services excellents. Enfin, la «suissitude» fait référence à un pays riche de cultures variées, cosmopolite et ouvert au monde.»
En un mot: brillant.