Victime des raisons d’etat
Quand la presse suisse apprend les véritables motifs de la présence de la fille de Staline sur le territoire, celle-ci se trouve déjà aux Etats-unis, où un raout médiatique est organisé dès son arrivée sur le tarmac de New York. Hormis un bref communiqué du Département de justice et police (DFJP) à son arrivée le 11 mars 1967 annonçant que «Svetlana Allilueva, fille de Staline, qui ne désire pas retourner en Union soviétique, a demandé une autorisation d’entrée en Suisse pour un séjour de repos temporaire», et une tout aussi brève conférence de presse le 13 mars - sans la présence de l’intéressée - durant laquelle Ludwig von Moos, chef du DFJP indique que «la fille de Staline vient en Suisse pour se reposer et souhaite être laissée en paix», plus aucune information officielle n’a filtré durant les six semaines qu’a duré son séjour dans la paisible Helvétie.
Pourquoi un tel black-out? Tout d’abord, la Suisse a été prise de court et n’avait aucune idée où elle mettait les pieds. Elle a donc tout simplement cherché à défendre ses intérêts, en faisant respecter scrupuleusement sa législation: «Nous ne savons pratiquement rien de l’arrière-plan de cette histoire et nous ne connaissons pas les intentions de Svetlana, écrit Antonino Janner dans son rapport. Nous ne savons pas dans quelle mesure les USA ont influencé la décision de Svetlana de demander l’asile en Suisse. J’ai l’impression qu’il s’agit plutôt de la volonté propre de Svetlana.» Or sur ce point, il se trompe, la Russe ayant été poussée à choisir
la Suisse par les Américains. Autre raison de ce silence: afin de se mettre à l’abri de toute mauvaise surprise, la représentation suisse à Rome a fait signer à Svetlana Allilouyeva l’engagement de s’abstenir «formellement de tenter d’entrer en contact avec la presse à toute fin publicitaire» durant son séjour. Or la clé de cette négociation réside dans l’exigence secrète posée par Berne aux Américains. Si aucun document officiel n’atteste de cet accord secret, on en trouve trace dans le procès-verbal (en allemand) de la réunion de crise du 10 mars 1967 – vielle de l’arrivée de Svetlana Allilouyeva en Suisse - présidée par Antonino Janner et réunissant notamment Armin Riesen, chef adjoint de la Police fédérale, et Michaël Gelzer, chef du secteur Ouest du Département politique fédéral, ainsi que deux commissaires de la Police fédérale: «En outre, les USA nous ont donné l’assurance – secrètement! – qu’ils reprendraient Svetlana d’ici trois mois.» Antonino Janner l’écrit également dans un courrier adressé à son homologue Michaël Gelzer, deux ans après les faits, pour lui demander d’archiver tous les documents au sujet de la fille de Staline et, précisément, de garder secret ce point de l’affaire.
Indubitablement, c’est l’agenda américain qui dicte le tempo et, par conséquent, le comportement des autorités helvétiques vis- à- vis de Svetlana Allilouyeva. Leur restent à gérer le mieux possible sa retraite, entre intérêts nationaux et libertés individuelles. Les Suisses manoeuvrent serré pour ne pas être bousculés d’un côté par les Américains et de l’autre par les Soviétiques – avec lesquels ils veulent conserver de bonnes relations par intérêts mutuels dans les domaines culturels, scientifiques, techniques et commerciaux. Mais pourquoi n’ontelles pas accordé l’asile à la fille de Staline afin de faire baisser la tension? Cette éventualité a bien été présentée au Conseil fédéral par Antonino Janner lui-même, qui semble sincèrement se faire du souci pour la Russe. Mais pour le gouvernement suisse, le geste n’aurait de sens que s’il l’autorisait à publier en Suisse son autobiographie. Or cette finalité n’est pas vraiment souhaitée, comme le démontre le procèsverbal d’une séance gouvernementale daté du 17 mars 1967.
Ce dilemme ne s’est posé que peu de temps. Une semaine après cette séance au sommet, l’exdiplomate américain George F. Kennan, qui est de mèche avec le Département d’etat, arrive en Suisse pour s’entretenir directement avec Svetlana Allilouyeva au sujet des conditions d’octroi de son visa d’immigration aux Etats-unis. Dans ses pas débarquent les deux avocats américains qui viennent négocier un contrat d’édition. Les conditions posées par le gouvernement helvétique à Svetlana-Allilouyeva de ne pas publier de livre en Suisse ni dans un autre pays tant qu’elle se trouve à l’intérieur de ses frontières écarte de facto la possibilité de lui octroyer l’asile politique. Mais la décision américaine, qui tombe entre le 12 et le 15 avril d’après Antonino Janner, de lui délivrer un visa de non-immigrante pour les Etats-unis (l’asile ne lui est donc pas non plus accordé) crispe la situation. «Son séjour en tant que touriste était pour nous une hypothèse de travail, qui semble avoir fait ses preuves rétrospectivement. Nous n’avons préjugé de rien, et nous avons gagné du temps», déclare aux journaliste Janner à la conférence de presse du 25 avril. Sous- entendu, la solution de l’asile aurait pu se réaliser… Si elle avait été désirée au plus haut niveau.
Mais ce que Janner ne dit pas ce jour-là aux journalistes, c’est que, depuis le début de cette affaire, les Américains discutent avec les Soviétiques. En effet, le Département d’etat avait non seulement donné l’assurance à Berne que la fille de Staline quitterait la Suisse dans le délai imparti de trois mois, mais il avait également assuré Moscou qu’aucune exploitation politique ne serait faite de son cas! La preuve: dans son rapport, Antonino Janner note qu’il a rencontré Svetlana Allilouyeva pour lui annoncer l’avancement de son dossier, «mais je ne lui dis pas que les USA ont donné des garanties à Moscou». A savoir que les Etats-unis refusent notamment
de diffuser par voie de presse une lettre à l’intention de ses deux enfants restés à Moscou. Or la fille de Staline avait fait part très tôt, au lendemain de son entretien d’ « évaluation » avec Antonino Janner, de son souhait d’informer ses enfants de sa véritable situation, pour contrer la propagande soviétique. Elle a décrit cette volonté dans un document inédit conservé aux Archives fédérales suisses, où elle se montre consciente qu’il lui est impossible de s’exprimer en Suisse en raison de son engagement de ne faire aucune déclaration politique en public. «La tragédie de Svetlana est que Washington et Moscou lui empêchent le droit de s’établir où elle le souhaite. D’une part, les USA lui refusent l’entrée sur le territoire et assurent Moscou de ne pas exploiter sa fuite; d’autre part, les Soviets jouent avec nous la fiction de la touriste que nous avons été forcée de choisir dans l’urgence», écrit Janner dans l’une des annexes de son rapport. A l’évidence, l’asile politique ne serait pas accordé à Svetlana Allilouyeva. Ni en Suisse ni aux Etats-unis au nom d’enjeux internationaux, d’intérêts «plus puissants» que le respect de la personne. Svetlana Allilouyeva ignore tout de cela et personne ne tient à le lui dire. A sa décharge, la Suisse se retrouve dans la position la moins confortable, victime également des tractations internationales entre les plus puissants.
Si les journalistes suisses ont dû ronger leur frein, cela reste négligeable en comparaison du poids qui a pesé sur la fille de Staline. Quand elle atterrit à New York, le 21 avril 1967, elle est, pour la première fois, photographiée sous toutes les coutures et interviewée par des reporters américains. Une conférence de presse est organisée le 26 avril à New York durant laquelle elle explique, toujours pour la première fois, sa fuite pour des raisons politiques – de manière atténuée, car elle a reçu des instructions. Le 6 octobre 1967, alors que toutes les négociations éditoriales se sont déroulées en secret en Suisse, elle est amenée à faire la promotion de son livre Vingt lettres à un ami sur un plateau de télévision. Le show a eu lieu outre-atlantique…