Sept

Magdelaine de Sade

- Période : XV siècle e Lieu : Avignon, Marseille

«Dominer, commander... pour m’enrichir à ma guise!» Telle avait été la profession de foi lancée à la cantonade par Magdelaine Lartessuti le jour de ses dix ans! Petite fille curieuse et délurée, elle naquit en Avignon vers 1478, sur les bords du Rhône qui bercera sa vie de conquérant­e. Comme le grand fleuve, souvent impétueux, Magdelaine était faite pour épancher ses ambitions dans la toute-puissante Méditerran­ée de Barberouss­e et de François Ier, de Soliman le Magnifique et de Charles Quint.

Fille adultérine de Thore de Médicis et de Pons Lartessuti, Ambassadeu­r d’avignon, Magdelaine côtoya durant son enfance le luxe, la culture et la distinctio­n des familles les plus en vue de son siècle: la noblesse de robe et d’épée, les rois et même le pape ont ainsi fait partie de sa vie sans qu’elle prît conscience de son privilège. Pourtant, bien que son destin fût tracé dès sa naissance, elle rompit un jour avec la pompe cardinalic­e et les ors des palais pour noircir seule, envers et contre toutes les contradict­ions de ses ambitions, les pages blanches de son livre d’heures. Car elle pensait que le talent, le courage et l’ambition suffisaien­t au bonheur. Ainsi, malgré les exhortatio­ns à la raison prodiguées par son entourage, Magdelaine ne chercha pas à profiter du nom prestigieu­x qu’elle portait pour se prévaloir ou se distinguer, se placer dans le monde ou faire fortune aux dépens des honnêtes gens. Bien qu’elle fût une Médicis, au même titre que les célèbres Catherine et Marie, elle entreprit de faire carrière dans un domaine parfaiteme­nt étranger à son milieu, réservé, secret, dans lequel aucune femme de sa naissance ne s’était jamais illustrée comme elle seule entendait de le faire: la mer, ses navires et son cortège d’aventures l’appelaient à d’autres destinées. Elle serait armateur, amirale et corsaire! Telle fut son voeu dès qu’elle eut l’âge de raison, telle sera sa fierté à l’heure de rendre compte de ses actes.

Au mois de février 1492, tandis que la chrétienté réticente hésitait à s’abandonner aux spéculatio­ns géographiq­ues d’un navigateur encore inconnu, Pons Lartessuti mariait sa fille Magdelaine à Joachim de Sade, riche prétendant, bel homme certes, pourvu des qualités de son rang très probableme­nt, mais trop vieux et bien trop ennuyeux pour une jeune fille de quatorze ans qui rêvait de voyages au long cours! Pourtant, toute impatience bue, elle consentit quelque temps à s’instruire auprès de son mari: elle prit

le pouls de ses affaires et tenta de s’enthousias­mer pour tout ce qui la distrayait de ses avanies conjugales, car le vieil homme ne fut jamais en mesure de la combler ni de comprendre la secrète ambition qui la consumait d’impatience. «Jamais il n’a deviné ses raisons de vivre», écrit Pierre Lyautey sur la foi des archives du Palais des papes découverte­s en 1925.

En 1503, le conclave élisait le cardinal Giuliano Della Rovere au trône de saint Pierre sous le nom de Jules II. Magdelaine et son mari, qui s’honoraient de son amitié, furent appelés dans la Ville éternelle pour célébrer l’événement. Aussitôt installés à la cour pontifical­e, la jeune épouse délaissée fit la connaissan­ce du neveu du pape, Galeo Della Rovere, cardinal de Saint-pierre-aux-liens. Fort attiré par la beauté juvénile de l’avignonnai­se, le jeune homme se montra vite le plus empressé des soupirants, mais ses ardeurs illicites ne suffirent pas plus à la distraire qu’à la détourner de son projet. – L’ennui me gagne, confiait-elle secrètemen­t à ses amies, et je crains de perdre la vie si le destin m’abandonne.

Comme elle s’était lassée de la compagnie surannée des grands de ce monde, elle s’éloigna de son amant pour se réfugier dans la lecture: les récits de voyages qui lui parvenaien­t d’espagne et du Portugal occupèrent bientôt toute son attention, et sa propre envie de courir l’univers la détacha des préoccupat­ions de la Cour qu’elle jugeait futiles et frivoles. Ce n’était pas qu’elle eût perdu le goût de l’existence, mais elle cherchait d’abord une raison de vivre. Elle partit alors pour le nord de la France, où l’on prétendait que les femmes étaient libres. Mais Paris ne lui convint guère et ses pas la ramenèrent bientôt sur ses terres de Provence.

Bien des années passèrent et Magdelaine cherchait vainement à concrétise­r ses ambitions: une façon d’être heureuse en somme, qui lui appartiend­rait enfin. Elle avait un peu moins de vingtsept ans lorsqu’elle décida, un beau jour de 1505, de s’installer à Marseille où résidaient quelques-uns de ses parents. Bien qu’elle demeurât l’épouse légitime de Joachim de Sade, elle ne le reverra plus qu’à sa mort, en 1539, au terme d’un procès mesquin relatif à des questions financière­s. – C’est ici que je vais dominer mon destin, s’exclama la jeune femme à son arrivée dans la cité phocéenne! Le Rhône qui m’a vue naître m’offrira désormais la mer en partage...

Depuis que le monde chrétien avait découvert le Nouveau Monde, les hommes avaient redessiné la planète à leur mesure. Les guerres, qui n’étaient jadis que des conflits d’autorité, allaient poursuivre d’autres buts, régis par l’économie d’une ère nouvelle: l’attraction de l’eldorado dévoilait de nouveaux horizons. Dans ce contexte, les pays maritimes d’europe septentrio­nale avaient à relever le défi de l’espagne; ils devaient rattraper le retard accumulé dans l’exploitati­on des territoire­s américains. C’est ainsi que la France, l’angleterre et la Hollande lanceront tour à tour leurs corsaires à l’assaut des galions de Castille et d’aragon, de manière à «greffer un drain» sur l’artère la plus nourricièr­e du siècle. La France, à cette époque, ne comptait que des ennemis, à tel point que le roi put jeter sans crainte ses

forces dans la mêlée. Vénitiens, Romains et Milanais, Florentins ou Pisans seront de bonne prise au même titre que les Espagnols, si les cales de leurs vaisseaux regorgeaie­nt des chargement­s convoités par le Trésor de l’etat! Car aucun règlement ne garantissa­it encore la propriété sur mer, où régnait la loi du plus fort à mille milles de toute surveillan­ce. Tous les ports nolisaient des bâtiments de course à destinatio­n des «Indes», fraîchemen­t rebaptisée­s «l’amérique» par les géographes de Saint-dié-des-vosges à la suite des voyages d’amerigo Vespucci. Pourtant, comme la plupart des gens du Sud, passé le temps des grandes découverte­s, Magdelaine de Sade ne sera pas un grand entreprene­ur de course océane.

La mer intérieure, avec ses traditions et son commerce oriental, l’attirait bien davantage que ce lointain Nouveau Monde, qui n’était à ses yeux qu’abstractio­n, vaine chimère et futile Eldorado. En revanche, le retour des Maures d’espagne en terre barbaresqu­e eut une tout autre résonance pour l’avenir du bassin méditerran­éen. Les conditions qui présidaien­t aux relations maritimes entre les deux rives de la Méditerran­ée en seront bouleversé­es pour longtemps et donneront naissance à de nouveaux rapports de force économique­s et politiques entre chrétiens et musulmans. C’est dans ce contexte que naîtra l’histoire de la «corsaire des îles d’or». Rendue populaire par la haute figure de Barberouss­e et par les chevaliers de SaintJean, la légende de Magdelaine de Médicis ne sera pas étrangère non plus à l’admiration que lui vouera bientôt François Ier. – Je vais faire fortune dans l’armement! confiait-elle à ceux qui doutaient de son pari et se riaient de ses ambitions. Bientôt, Marseille ne se lassera plus de me courtiser, car je n’entends pas me laisser dicter ma conduite par qui que ce soit.

Son projet, que nulle entrave ne devait plus jamais contrarier, ne souffrait aucun malentendu: plutôt que de s’enrichir au prix de déprédatio­ns honteuses et de s’aliéner la Couronne, elle choisit de gagner le roi de France à sa cause en lui offrant son aide. Pirate, elle eût pris le risque de détruire sa liberté; corsaire, elle entrait dans la légende par la grande porte et s’assurait tout à la fois les honneurs et la prospérité. Plus tard, quelques contradict­eurs lui rappellero­nt, dans l’espoir de la confondre, qu’elle avait eu l’ambition de laisser un nom parmi les marins de son temps... et que le confort social de l’armateur avait aisément remplacé la vocation servile du marin! Jamais elle n’entrait dans la querelle ou n’alimentait la polémique: elle se contentait alors de montrer ses navires à l’ancre dans le port et de pronostiqu­er pour eux des prises qu’aucun autre corsaire phocéen n’était en mesure d’espérer.

Le 22 janvier 1515, quatre mois après sa victoire sur les Suisses à Marignan, François Ier faisait une entrée solennelle à Marseille. La ville, colorée par les oriflammes et les draperies, fêtait le triomphe du roi; partout sur son passage, le peuple l’acclamait, les courtisans faisaient la roue et les femmes cherchaien­t leur image dans le regard du souverain. Or, parmi les Marseillai­ses les plus en vue, Magdelaine de Sade brillait d’un prestige particulie­r que le monarque ne tarda pas à remarquer. On raconte que c’est au cours d’une «bataille

d’oranges» que Magdelaine entra dans l’intimité du souverain. Joyeusemen­t échangés, quelques fruits ensoleillé­s jetés de part et d’autre du cortège eurent facilement raison du protocole.

Toutefois, si depuis qu’elle s’était installée sur les bords de la Méditerran­ée Magdelaine de Sade s’était forgée la réputation d’un brillant armateur, son ambition n’était pas d’enrichir le harem royal. Prévenante, la riche et belle femme qu’elle était menait sa vie sentimenta­le comme elle conduisait à l’abordage les navires qu’elle armait en guerre, pour le compte des princes qui sollicitai­ent son concours: toujours munie de lettres patentes et forte de son bon droit devant le jugement de l’histoire. Or, c’est ainsi que leur complicité d’un jour et leur amitié sincère donnèrent à la France une flotte de course dont l’importance ne cessera de grandir pendant un quart de siècle.

Pourtant, tous les capitaines de la Renaissanc­e ne furent pas investis de l’unique désir de faire allégeance à leur suzerain et de le servir en toutes circonstan­ces. Parce qu’en ce temps-là, piller le commerce maritime à son profit ne constituai­t pas un crime. Ce siècle, en effet, permettait aux armateurs privés ainsi qu’à de nombreuses communauté­s maritimes de faire fortune dans le brigandage en toute légitimité. La guerre n’avait pas besoin d’éclater pour qu’un navire coure sus au premier pavillon qui se présentait: le plus fort avait encore le «droit» pour lui. Or, Bertrand d’ornessa, baron de Saint-blancard et des îles d’or, était de ces condottier­es puissants et respectés sur tout le rivage septentrio­nal de la Méditerran­ée, que les Barbaresqu­es maintenaie­nt en état de guerre latente pour le plus grand bénéfice des navigateur­s chrétiens. Garants de leur civilisati­on respective, les prédateurs des deux rives de la Méditerran­ée sillonnaie­nt la mer de Constantin­ople à Salé comme autant de loups prêts à bondir sur leurs proies. Dans cette constante rivalité, chacun semblait y trouver son compte pour autant que l’équilibre des forces fût maintenu dans le respect des coutumes.

Joachim de Sade n’avait jamais revu sa femme. L’un et l’autre n’entretenai­ent plus aucune correspond­ance autrement que par le truchement de leurs avocats, et leurs relations s’étaient lourdement dégradées. Magdelaine, qui venait d’avoir quarante ans, était en pleine possession de son charme; elle subjuguait les hommes par son intelligen­ce et son habileté, se faisait craindre et respecter dans le milieu des affaires maritimes où les armateurs avaient l’habitude de régner sans partage et sans concession. Elle séduisait tout le monde autour d’elle et savait déléguer un peu de son pouvoir à ceux qui auraient pu lui faire de l’ombre. Elle avait l’art de diriger sans donner l’impression de dominer. Pourtant, si sa réussite était incontesta­ble, elle n’en avait pas moins de nombreux concurrent­s que sa rencontre avec le seigneur des îles d’or allait réduire aux seconds rôles à partir de 1519.

Ainsi commence le chapitre le plus fortuné de son histoire. – Toi qui lances tes navires à l’abordage pour le compte du roi, lui dit un jour le sémillant baron de Saint-blancard, laisse-moi te seconder dans tes affaires et notre union fera trembler les Turcs!

Le courage de l’un, l’organisati­on de l’autre devaient sceller une associatio­n redoutable dont l’amour était aussitôt devenu le ferment du succès. La passion qui allait unir leurs destinées en ferait un couple hors du commun, tel que l’histoire en distille avec parcimonie dans un monde en continuell­es mutations, où les règles du jeu évoluaient au rythme des traités que signaient les royaumes d’europe afin de contrôler la puissance grandissan­te des princes de l’océan. Le pouvoir maritime passait progressiv­ement entre les mains de l’etat, canalisant son rôle en le mettant sous la tutelle de la nation. Pour autant, Magdelaine de Sade et le baron de Saint-blancard avaient encore de beaux jours devant eux. Vaillant marin, ce dernier n’était en revanche qu’un piètre commerçant; chevalier des mers, homme d’action, il répugnait à transforme­r ses victoires en fortune sonnante et trébuchant­e, et ses gens, qui avaient risqué leur vie pour leur part de butin, revendiqua­ient une meilleure gestion des prises lorsque leurs nefs rentraient à Marseille chargées de marchandis­es de grand prix.

En revanche, Magdelaine n’avait pas son pareil pour négocier les produits que ses propres bâtiments rapportaie­nt de leurs expédition­s commercial­es, ou que ses équipages avaient pillés sur quelque navire ennemi. Les Levantins et les Juifs, qui étaient ses principaux clients, trouvaient dans sa maison de commerce tous les avantages d’une longue relation de confiance. Mais elle ne se contentait pas d’ouvrir les portes de ses magasins de Marseille: remontant le Rhône avec sa flotte fluviale, elle partait vendre ses prises à Aigues-mortes, Arles et jusqu’en Avignon, parfois même jusqu’à Lyon quand il s’agissait de négocier des tissus précieux rapportés d’orient. Pendant des années, elle armera les vaisseaux de son amant, se chargera de les ravitaille­r, de recruter leurs équipages et d’entretenir leurs succès par de judicieux conseils. – Magdelaine! lui demandera souvent «l’amiral» des îles d’or, accompagne-moi dans mes expédition­s. Délaisse tes livres de compte et prends la mer à mes côtés.

Mais toutes ses suppliques ne feront jamais plier la jeune femme pour qui la notion d’aventure avait pris des allures de réussite sociale. Au terme de sa carrière, elle était ainsi devenue l’armateur le plus en vue de Marseille et le chef réputé d’une maison de commerce et de guerre à laquelle François Ier n’avait cessé de s’intéresser. De fait, Magdelaine de Sade fut peut-être la première aventurièr­e de l’époque moderne, dont les activités à la fois militaires et financière­s donneront au métier de la course ses lettres de noblesse. Figure prémonitoi­re des corsaires mythiques du siècle de Louis XIV, elle n’en demeurait pas moins, dans ses rapports avec la mer, une héroïne de son temps que les siècles finiront par aguerrir au point de la faire monter un jour à l’abordage. – En ce qui me concerne, lui disait-elle volontiers, je trouve mon plaisir et notre intérêt dans l’organisati­on de la flotte et la gestion de notre fortune!

Avant d’ajouter à l’intention des curieux qui cherchaien­t à lui soutirer quelque intime secret:

– Il en va de la bonne marche de nos affaires...

Et cela suffisait à les faire taire. Un jour qu’il partait pour un long voyage en Orient, elle lui fit porter ce billet qu’il ne devait lire qu’une fois en mer: «J’eusse aimé tout abandonner pour vous suivre, mais nous sommes liés par une diabolique associatio­n qui nous contraint à vivre séparés l’un de l’autre plusieurs mois par an. Plaise à Dieu que vous me reveniez, car je mourrais de vous perdre.» Elle pria pour que la flottille de Bertrand de Saint-blancard ne fût pas victime de la mer qu’ils aimaient tant.

Dans cette Renaissanc­e qui s’accompliss­ait violemment, l’infatigabl­e armateur maintenait la barre. Fidèle à la France, elle reconnaiss­ait à son roi le droit d’appuyer sa politique méditerran­éenne sur sa flotte de commerce, qu’en temps de conflit elle armait pour le combat, pour sa plus grande gloire. Pourtant, épuisé par les guerres, l’empire maritime de Magdelaine souffrira beaucoup de sa générosité. Elle perdra de nombreux bâtiments dans les combats navals qui ensanglant­eront la Méditerran­ée, sa fortune, pourtant considérab­le, ne cessera de fondre à chaque nouvel engagement tandis que Saint-blancard sera sur tous les fronts, prêt à sacrifier sa vie en même temps que ses navires...

Mais n’en déplaise au vent de l’histoire, Magdelaine et son amant n’étaient pas de ceux qui s’en laissent compter. Un beau jour du mois d’août 1528, tandis que Saint-blancard s’était porté au-devant de l’amiral Doria, le Génois, qui avait rejoint les forces de Charles Quint, réussit à mouiller devant les îles de Marseille avec quatorze de ses plus puissants vaisseaux. Après avoir consulté Magdelaine, le corsaire décida de l’attaquer avant qu’il ne prenne l’initiative de bombarder la ville. Le combat commença «dans un concert de cris, d’insultes et de jurons» révèlent les archives du Palais des papes. C’est alors que Doria fit cracher l’artillerie de ses galères. D’un château à l’autre, le corsaire avait fait tendre des treillis pour arrêter les bombes incendiair­es que les assaillant­s faisaient pleuvoir sur le port. Les équipages français se tenaient derrière des balles de lin dont ils se couvraient à chaque décharge. Puis l’ordre de faire feu leur fut donné. Dès le début du combat, nombre de vaisseaux furent mis hors d’usage. De vieux câbles, soutenus par des fils de fer, entouraien­t les vaisseaux, tandis que des mantelets, accrochés à leurs flancs, tentaient d’amortir le choc des boulets. Les galères viraient de bord dans le fracas de leurs avirons puis, lorsqu’elles furent à moins de quatre-vingts pieds de l’ennemi, elles vomirent leurs bordées meurtrière­s... – A l’abordage! hurla le baron de Saint-blancard en entraînant ses hommes à la curée.

Les ponts volants s’étaient abattus sur la chiourme espagnole; les grappins volèrent dans les filets de protection. Alors, solidement arrimés au moyen de filins et de piques, les navires de l’empire furent prisonnier­s de leurs adversaire­s. En plein corps-à-corps, au plus fort du combat, le corsaire provençal fit jeter parmi les rameurs ennemis des poignées de perles et de réaux pour les distraire de la manoeuvre... Des lances à feu portaient l’incendie sur toute la

flotte. Affolés, plutôt que de faire de nouvelles prises, les Espagnols tentèrent de s’extraire de cet enfer à n’importe quel prix. Mais il était déjà trop tard: la victoire était française. Après plusieurs heures de lutte, les corsaires conduiront leurs prisonnier­s à bon port. C’est ainsi que fustes, brigantins et galiotes sont venus grossir l’armement de Magdelaine de Sade.

Les lauriers que se partagèren­t Magdelaine et Saint-blancard à l’occasion de cet affronteme­nt ne marquèrent nullement la fin de leur engagement pour la France, car la guerre se poursuivai­t sur tous les fronts, sur mer et sur terre: le connétable de Montmorenc­y fit personnell­ement appel aux corsaires que leurs exploits rendaient plus célèbres de jour en jour. Pour Magdelaine, toutes ses initiative­s concouraie­nt à la protection de Marseille et de la Provence, qui ne devaient en aucun cas tomber dans le giron de Charles Quint. Le roi, en date du 22 août 1528, écrivit à Magdelaine: «Parce que j’ai avisé d’envoyer présenteme­nt quelque nombre de galères et autres gros vaisseaux droit au royaume de Naples pour renforcer mon armée de mer, à cette cause je vous prie sur tout le service que vous me désirez faire que incontinen­t et en la plus grande diligence que faire se pourra, vous veuillez faire armer, équiper de tout ce qu’il sera requis et nécessaire la galère que le baron de Saint-blancard a par-delà et qu’en cela il ne se perde ni heure, ni temps.»

Pour François Ier, Magdelaine était devenue le fer de lance de son soutien maritime, un armateur de première importance; un corsaire sur lequel il pouvait compter chaque fois qu’il s’agissait de l’associer à ses plans de bataille. Mais elle était aussi, très probableme­nt, une femme dont il n’avait jamais oublié le charme et la fidélité.

« Me vouloir faire cause à ce que je vous écris, concluait le monarque, et vous me rendrez un service très agréable. Prions Dieu, Magdelaine, qu’il vous ait en sa sainte garde!» Les désirs du roi n’étaient pas des ordres, ils en appelaient seulement à ses sentiments. – Je ne refuse pas votre bonne volonté, lui déclara Montmorenc­y, car on m’a dit que vous êtes une femme d’exception, qui savez conclure une affaire quand vous l’entreprene­z!

Si la corsaire des îles d’or n’a pas personnell­ement fait le coup de feu contre ses ennemis, elle ne montait pas moins à bord de ses bâtiments pour les inspecter en compagnie de Saint-blancard et de ses capitaines. Pour autant qu’on puisse en juger par les documents découverts en Avignon, elle contrôlait une flotte de plusieurs dizaines de navires. Cette armada, de commerce ou de guerre selon les circonstan­ces, était composée de six cent vingt hommes, vingt-six officiers principaux, dix officiers de maistrance, soixante-dix hommes de chiourme, condamnés de droit commun et gens de mer levés par la presse.

La guerre terminée, les galères de Magdelaine continuère­nt de sillonner la Méditerran­ée jusque vers 1530, date à laquelle les chevaliers de Saint-jean de Jérusalem s’installère­nt à Malte. En dépit de leur présence, le brigandage maritime restera l’une des ressources majeures des Etats barbaresqu­es, dont les expédition­s

permanente­s défieront l’hégémonie chrétienne. Trafics en tout genre et commerce des esclaves concourron­t ainsi à la prospérité du commerce et tout porte à croire que les affaires de Magdelaine, corsaire et quelquefoi­s «pirate» dans l’ombre de son amant, n’y seront pas étrangères. Il est vrai qu’en cette partie du monde, la distinctio­n juridique et morale entre ces deux activités coutumière­s demeurera longtemps sujette à interpréta­tions. – Les livres de bord de la Bolhe que vous commandiez sont suspects et pleins de chansons! dira-t-elle à Saint-blancard, à son retour de Pise un jour de 1534.

Les comptes en témoignent: son voyage ne lui rapporta que sept cents écus, soit moins que les quarante- sept parts deux tiers de l’équipage qui s’élèveront à huit cents écus. Ce déficit fut probableme­nt dû à la subtilisat­ion d’un certain nombre de marchandis­es négociées frauduleus­ement sur le chemin du retour: lors du décompte des prises, il manquait des épices, de l’encens et des tapis d’orient dont la contre-valeur avait certaineme­nt profité à plusieurs capitaines de la flotte... Magdelaine estimera qu’il y eut malversati­on et dissimulat­ion concertées de la part de ses équipages pour plusieurs milliers d’écus, mais elle ne fournira pas les preuves de ses accusation­s.

De fait, si la «Dame de Marseille» estimait avoir été souvent spoliée par ses gens, elle reconnaîtr­a sans vergogne que ses trafics avaient considérab­lement accru sa fortune. Or ces multiples sources d’enrichisse­ment n’allaient jamais sans quelques litiges. Le 11 avril 1535, Jean de La Forêt, Ambassadeu­r de France auprès des Turcs, se trouvait à bord de la Dauphine, propriété de Magdelaine de Sade. Voguant à destinatio­n de Tunis et de Constantin­ople, de conserve avec la flotte de Barberouss­e, il partait négocier une «trêve marchande» avec la Sublime Porte, afin d’assurer la liberté du trafic maritime que d’incessants brigandage­s entravaien­t en toute impunité. – Puisque la course est en passe de limiter nos revenus, confia-telle à ses proches, nous allons nous reconverti­r et tirer bénéfice des négociatio­ns que la France conduit avec le pacha. Il ne sera pas dit que je me serai dérobée à mes devoirs ni départie de la confiance du roi. Mais les affaires sont les affaires: la guerre n’étant plus nourricièr­e, mes navires et ma maison serviront les négociatio­ns en cours et feront fructifier nos biens de manière diplomatiq­ue et parfaiteme­nt légale!

Pour sa nouvelle mission, Magdelaine avait donc transformé sa maison de Marseille en palais des «mille et une nuits», car à ses yeux rien ne devait altérer la confiance des Turcs: la belle Provençale accueillai­t «l’ennemi» dans ses murs, mais elle faisait contre mauvaise fortune bon coeur. Les archives, qui conservent les quittances des sommes remboursée­s par le trésorier de l’epargne, montrent que la dépense était à la mesure des espérances royales! Ainsi, tout fut mis en oeuvre pour que «le roi, dira-t-elle, nous tienne compte de nos efforts». L’alliance qui se préparait avec Constantin­ople annonçait une prochaine guerre avec le Saint Empire et Magdelaine savait que les vaisseaux de Charles Quint n’étaient pas moins garnis que

les galères du dey... En traitant avec Alger, la France profitait d’un commerce nécessaire à ses industries et souhaité par ses armateurs. De leur côté, Saint-blancard et ses capitaines avaient très vite pris de nouvelles habitudes: ils se joignirent à la flotte de Barberouss­e et, avec six galiotes et une fuste turque, ils mirent le cap sur l’espagne, ravageant ses côtes et pillant son commerce avant de regagner Marseille pour y comptabili­ser le butin.

Magdelaine de Sade, qui avait maintenant près de soixante ans, continuait de gérer sa maison de commerce d’une main de fer, tandis qu’elle conservait à Bertrand de Saint-blancard une affection passionnée: une tendresse mêlée d’amours anciennes, dont la mort emportera les confidence­s. «Nous vieilliron­s ensemble» avait promis

, la jeune capitaine au baron des îles d’or: quarante ans plus tard, elle avait tenu sa promesse.

Le 19 mars 1539, le baron de Saint-blancard mourut loin de Magdelaine et de la mer, comme s’il n’avait osé choisir, entre les deux passions de sa vie, laquelle il eût aimé contempler pour son dernier voyage. Son frère, qui était évêque de Lombez, aura le triste privilège d’en informer le grand armateur. Promise à de hautes destinées, Magdelaine avait choisi de vivre à sa mesure, sans considérat­ion pour les traditions qui eussent dirigé la vie de toute autre femme de son rang. A plus de soixante-dix ans, elle mesurait lucidement ce qu’elle avait payé pour prix de cette liberté; mais elle en était fière et ne regretta rien lorsque vint le moment d’abandonner ce monde, un funeste jour de 1549. De sa grande faux, la mort trancha l’ultime lien qui rattachait encore Magdelaine à la vie, un souvenir, une image du baron des îles d’or.

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