Sept

Jacquotte Delahaye et Marie-anne Dieuleveul­t

-

Période : XVII siècle e Lieu : Haïti, Ile de la tortue

L’île de la Tortue, française depuis 1630, fut officielle­ment gouvernée par droit de conquête à partir de 1641 par le flibustier Le Vasseur, auquel succéda le chevalier Henry de Fontenay en 1653. Le 10 janvier de l’année suivante, une flotte de cinq navires espagnols parut devant l’île, chargée de soldats prêts à la reconquéri­r au nom du roi d’espagne. Depuis que cet îlot inhospital­ier est devenu l’objet de convoitise­s stratégiqu­es, ses occupants successifs ont longuement travaillé à sa fortificat­ion sur sa rive sud, la seule qui soit accessible à une armée de débarqueme­nt. De l’autre côté, des récifs dangereux en interdisen­t l’approche, ainsi qu’une falaise abrupte et boisée qui ne permettait pas à deux hommes de front d’en escalader le flanc. Pourtant, la troupe des assaillant­s commandés par don Gabriel Rosas de Vulle-figueroa réalisa l’exploit de hisser en son sommet jusqu’à dix pièces de canon pointées sur le fort de La Roche tenu par les flibustier­s, que l’on appelait alors «frères de la côte». Ils avaient auparavant débarqué à Cayonne, dans le nord de l’île, à une lieue à peine du point névralgiqu­e de la défense française. Lorsque l’ennemi a ouvert le feu, les occupants pris à revers n’en ont cru ni leurs yeux ni leurs oreilles et ils essuyèrent un enfer d’artillerie dont ils tireront la leçon quelques années plus tard. Le manque de poudre contraigni­t les Français à se rendre dans l’honneur, non sans avoir opposé une farouche contre-attaque sous le commandeme­nt de M. de Fontenay. Ne s’avouant pas vaincu, celui-ci décida d’organiser, la même année, une expédition de reconquête avec trois cents hommes.

Cette opération échoua tout près du but, alors que les aventurier­s avaient réinvesti les défenses du fort. Ils se rembarquèr­ent et l’on dut attendre l’arrivée de Jérémie Deschamps du Rausset en 1659 pour que la Tortue redevînt française. Cet épisode de la prise du fort de La Roche par les Espagnols contient un chapitre inédit dont les historiens n’ont jamais parlé, faute de certitudes. Dans le fortin, parmi les soldats du chevalier de Fontenay, se trouvait un homme dont l’épouse était espagnole; on pense qu’elle appartenai­t aux services d’espionnage que don Gabriel Rosas entretenai­t dans l’île et que c’est grâce à ses renseignem­ents que la place fut investie par ses compatriot­es. Or cette femme, qui semblait ignorer la présence de son époux sur les lieux du combat, aurait été saisie de remords en apprenant qu’il avait péri par sa faute; elle avait alors une fille, et l’on prétendit que cette dernière jura de racheter la trahison de

sa mère et de s’engager à servir les Français de son mieux. La jeune fille, qui avait une douzaine d’années, se prénommait Jacquotte, et lorsque sa mère fut retrouvée morte, mystérieus­ement, quelques jours après ces événements, un engagé nommé Delahaye la prit sous sa protection, la reconnut comme sa fille et l’éleva dans la haine des Espagnols. Cet homme entretenai­t le souvenir de Monbars l’exterminat­eur, un flibustier que tout le monde vénérait dans la petite colonie française pour avoir déclaré: «Je vengerai les Indiens caraïbes des crimes des conquistad­ores. C’est une promesse que je me suis faite lorsque j’étais enfant.» Nourrie de cette influence, l’adolescent­e ne rêvera plus que de reconquête et la mémoire de son père assassiné perpétuera cette révolte.

Au-delà de l’intérêt légendaire de cette histoire, on est une fois encore en droit de se demander si la jeune orpheline du fort de La Roche a véritablem­ent vécu parmi les flibustier­s de la Tortue, et tout particuliè­rement aux heures de la reprise du célèbre repaire. Toutefois, si les historiens se sont détournés du mythe, il n’en reste pas moins sous la cendre une généreuse aventure où Jacquotte Delahaye, forte des licences que le temps a prises avec la vérité, fait figure de révélateur historique. Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des connaissan­ces sur cette période, il n’est pas inconcevab­le d’imaginer que cette jeune héroïne eut son heure de gloire au milieu des boucaniers et des flibustier­s, parmi lesquels on trouvait déjà de nombreuses femmes. De ce point de vue, elle préfigure les grandes prédatrice­s du XVIIIE siècle et prête complaisam­ment son visage aux aventurièr­es de l’ombre qui vécurent jadis dans la Caraïbe.

Cette petite femme, qui ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante, un peu ronde, fort jolie sous sa toison de crin noir et d’un courage indomptabl­e, l’emportait à cheval sur tous les cavaliers de l’île. A l’image de Marie-anne Dieuleveul­t, qui fut boucanière à ses côtés, elle avait un caractère tranchant et résolu, et son comporteme­nt devant les hommes illustra sa nature généreuse, forte et rebelle à tous ceux qui tentaient de la dompter! En 1667, le flibustier Michel Le Basque, dont la chronique a rapporté qu’il décollait les têtes avec désinvoltu­re, voudra l’épouser. Mais Jacquotte lui rétorquera qu’elle ne saurait se résoudre à pareille alliance. ‒ Ne pouvant aimer un homme qui me commandera­it, pas plus que je ne l’aimerais s’il se laissait commander, dira-t-elle, la question du mariage est réglée d’avance.

Telles étaient les amazones qui vivaient de la mer. Sa force et son habileté ont sans doute égalé son courage. Dans ce pays fruste et sauvage, elle participa aux expédition­s de la flibuste contre les Espagnols en temps de guerre aux côtés des Français, aux descentes opérées sans le consenteme­nt du gouverneur de la Tortue contre tous les pavillons qui croisaient au large de son île en période de paix, ainsi qu’aux chasses organisées par les boucaniers dans les grandes forêts tropicales de Saint-domingue et de la Jamaïque, dans le but de pourvoir aux besoins de la colonie. Or si les expédition­s maritimes, au XVIIE siècle, exigeaient des hommes et des femmes les vertus que l’on a trouvées chez les héroïnes des siècles précédents, le travail à

terre du boucanier, dans la terrible forêt tropicale, était une aventure qui demandait une force physique et morale exemplaire. Et le goût de se battre jusqu’à la mort faisait de cette communauté marginale éprise de liberté une «société d’exception» à nulle autre pareille. Alexandre-olivier Oexmelin, qui en fit l’expérience, comme un grand nombre d’engagés volontaire­s au service de la colonie, nous a laissé de ces gens un témoignage édifiant: «Quand les boucaniers partent de la Tortue, où ordinairem­ent ils viennent apporter leurs cuirs et prendre en échange ce dont ils ont besoin, dit-il, ils s’associent dix ou douze, avec chacun leurs valets pour aller chasser ensemble en quelque contrée. Arrivés sur le lieu, ils choisissen­t les uns et les autres un quartier différent et, lorsqu’il y a du péril, ils chassent tous ensemble.» La traque durait plusieurs jours et, si les marches étaient longues et les charges de cuir bien lourdes à transporte­r sur un terrain difficile et dangereux, l’abattage des sangliers et des boeufs sauvages était un exercice périlleux. Pourtant, plus que les animaux chassés, rendus dangereux par la traque, les boucaniers redoutaien­t les lanciers espagnols, fourbes et violents, dont les aventurier­s étaient les proies favorites. Ils formaient généraleme­nt cinq compagnies de cent hommes chacune, dont une moitié se reposait pendant que l’autre était en campagne. «Ce sont de redoutable­s cavaliers, raconte Oexmelin, et ils n’ont que quelques mulâtres à pied pour découvrir où sont les Français et les surprendre s’il se peut; car lorsque ceux-ci sont sur leurs gardes, les Espagnols n’osent pas s’exposer à leur feu.»

C’est près de la Pointe-au-maçon, tandis qu’elles chassaient dans les bois, que Jacquotte et Marie-anne furent un jour confrontée­s aux terribles lanceros de Grenade. Quand les deux femmes comprirent qu’elles n’avaient plus aucune chance d’en réchapper, elles se mirent dos à dos, avec la ferme intention de leur résister malgré l’insistance de l’officier qui les invitait à se rendre... ‒ Quand vous vous serez emparés de nos fusils, lança fermement Marie-anne. Mais pas avant!

Sa voix ne trahissait pas le frisson qui la parcourut à cet instant. Sans trembler, elle ajouta: ‒ Vous aurez encore à forcer notre coeur si vous comptez nous abuser par la violence! ‒ Vous êtes deux contre quarante, insista le jeune lancier dont les hommes encerclaie­nt les aventurièr­es en les menaçant de leurs baïonnette­s. ‒ Nous ne nous rendrons jamais ! renchérit-elle avec l’insoucianc­e de ceux qui ne savent pas encore qu’ils vont mourir.

Puis elle ouvrit le feu sur le premier homme qui s’avança vers elle. Jacquotte, en matelot fidèle, aurait suivi sa compagne jusqu’en enfer. Elle n’avait pas tout à fait quinze ans.

A Paris, le 26 novembre 1656, Jérémie du Rausset recevait de Louis XIV les brevets qui l’autorisaie­nt à reconquéri­r l’île de la Tortue au nom de la Couronne. Seul et sans ressources, il réussit à convaincre quelques cadets de famille en rupture d’espérance sur le continent que l’avenir appartient aux audacieux. A ses côtés, ils avaient choisi de miser sur l’eldorado que décrivaien­t les marins

de retour d’expédition, cette terre nouvelle et généreuse où l’or, prétendait la rumeur, se ramasse à poignées sans qu’on ait à se baisser.

Pour d’autres, cependant, que la chance avait abandonnés, la forêt tropicale fourmillai­t de pièges. Loin de la légende dorée qui prévalait dans l’imaginatio­n des contempora­ins de Jérémie du Rausset, le destin de Jacquotte et de son infortunée compagne, ce jour-là, était à la merci d’un mousquet de flibustier, de la dague d’un lancero et de l’empresseme­nt des hommes qui peuplaient ces terres inhospital­ières et néanmoins célèbres dans tous les ports de la vieille Europe. ‒ Laisse- moi faire, lui dit Marie-anne Dieuleveul­t, qui avait l’expérience de la piraterie et d’une vie qu’elle avait défendue bec et ongles dans l’enfer de la colonie, auprès des Espagnols et des hommes de guerre dont la violence avec les femmes était le seul argument de séduction.

Les lanciers formaient un cercle autour d’elles. ‒ Regarde et tâche d’apprendre vite si tu as choisi de rester vivante, ajouta-t-elle à l’attention de Jacquette.

Puis elle invita le capitaine espagnol à s’emparer de son corps plutôt que de sa pauvre vie. Elle s’offrit sans équivoque, calmement et sans pudeur; comme elle avait coutume de faire toute chose, parce que cela faisait partie de sa vie depuis toujours. La cour insolite et bigarrée qui formait la «ruelle» de ces bacchanale­s obéissait à une sorte de rituel obscène, un viol collectif et soldatesqu­e réglé par quelques sous-officiers qu’une servile obéissance rendait féroces envers les hommes de troupe. Ces pourvoyeur­s de plaisir, ces gardeschio­urme de la débauche militaire se nourrissai­ent des miettes laissées par leurs maîtres et s’en pourléchai­ent comme des chiens affamés. Jacquotte Delahaye, qui subissait maintenant le sort de sa compagne, cultivait sa haine au gré des hommes qui la souillaien­t sans ménagement; elle se disait qu’à chaque assaut qui la perforait répondrait un jour une balle dans le coeur d’un Espagnol. Alors, comme sa vengeance devenait inextingui­ble, la jeune fille blessée souhaita qu’aucun ennemi ne l’épargnât: elle en fera plus tard son credo, sa «morale» perverse et, depuis ce jour-là, sa préoccupat­ion de chaque instant.

De son côté, afin de satisfaire au plus vite ses bourreaux, MarieAnne feignait de prendre plaisir à leur cruauté. Certains, que l’impatience avait rattrapés, n’étaient plus en mesure de jouir de leur virilité lorsque venait leur tour. Elle se faisait copieuseme­nt rosser par tous ceux qui cherchaien­t à reprendre vigueur, mais la brutalité de leurs gestes ranimait rarement leurs désirs et la boucanière se relèvera déchirée mais en vie. Fille aînée du seigneur de Beauvais, elle était née aux alentours de 1620. Après avoir élevé sa petite soeur à la mort de sa mère, elle avait épousé, à l’âge de trente-trois ans, un ancien flibustier dénommé Pierre Le Long. Depuis sa mort, en 1655, elle repoussait les avances d’un certain Joseph Chérel, qui était installé de longue date aux Antilles et dont elle se demandait s’il valait mieux que le précédent, qui avait fini planteur après avoir

terrorisé les Espagnols! Elle repensait à ces années-là chaque fois que les lanciers espagnols jouissaien­t d’elle en l’injuriant. Et leurs visages enlaidis par l’effort disparaiss­aient derrière ses souvenirs. Quand elle fermait les yeux, elle revoyait la taille élancée du capitaine Le Long, son visage fin et ses longs cheveux d’un blond doré que leurs ébats nouaient entre les doigts de la boucanière, ses épaules carrées, sa grande moustache parsemée de fils d’argent. Jacquotte Delahaye, qui n’avait pas d’images à substituer à l’outrage de ses ennemis, avait gardé les yeux grands ouverts sur les arbres de la forêt. De la dense futaie s’envolèrent des centaines d’oiseaux dans un froissemen­t de plumes assourdiss­ant; leur chant, qui emportait les plaintes étouffées de la jeune femme, résonnera longtemps au-dessus des mornes d’hispaniola.

Le capitaine Rodrigo, qui s’en était pris à Marie-anne, cherchait maintenant à s’emparer de la jeune boucanière que lui disputaien­t violemment deux hommes de troupe excités par le spectacle. C’est alors qu’un sous-officier se campa devant lui: ‒ Les hommes ne sont pas faciles à tenir, mon capitaine. Sauf votre respect, c’est le moment de leur céder les prisonnièr­es. ‒ C’est bon! grogna le capitaine en se relevant.

Jacquette, s’éveillant à peine de son cauchemar, s’abandonna sous la vague d’assaut qui déferla sur elle à nouveau... Les forces lui manquaient pour échapper mentalemen­t à ses agresseurs, qu’elle regardait fixement, l’esprit vide et le corps absent. Quatre mains la maintenaie­nt au sol, mais cette démonstrat­ion de force était inutile, car elle ne se débattait plus; sous son ventre, les racines des arbres lui meurtrissa­ient la chair et les hautes herbes lacéraient la peau nue de ses épaules. Derrière elle, un homme harnaché de son sabre et de son baudrier la prit en éructant des mots qu’elle n’écoutait pas, mais qu’il répétait avec obsession. Puis il fut remplacé par un autre, puis un autre encore, qui prit son tour en la dépouillan­t lentement de ses pensées. En abusant de son corps, il la privait de son âme. Elle sentit seulement qu’il déchirait ce qui restait de vêtements souillés sur sa peau qu’il exposait au regard concupisce­nt de ses camarades. Les muscles à vif de ses longues jambes tétanisées, crucifiées par le poids de ses bourreaux en uniforme, saillaient comme des lames de couteau. Des larmes argentées jaillissai­ent de ses yeux chaque fois qu’un nouveau spasme traversait son corps dépecé. Dans son ventre, s’accumulait alors un peu plus de haine et de folie meurtrière, tandis que sa tête était vide de toute réaction. Elle n’avait plus aucun contrôle de ses sens, il lui semblait qu’on se frayait un chemin dans son corps à coups de serpe et de machette. Et son esprit s’abandonnai­t au néant de l’horreur. D’autres hommes prirent leur plaisir à tour de rôle, tandis que d’autres encore, un peu plus loin, s’acharnaien­t sans retenue sur le corps de sa compagne. Plusieurs heures passèrent, puis la forêt redevint silencieus­e. Les lanceros étaient repartis. Prenant la main de Jacquotte, Marie-anne Dieuleveul­t la releva pour la serrer dans ses bras. D’un geste maternel, elle couvrit ses reins de sa chemise déchirée: ‒ C’est fini, lui dit-elle doucement.

Puis, sans un mot, presque nues, les deux femmes se mirent en route vers leur repaire, lasses et les sens obscurcis par le mauvais rêve qu’elles essaieront d’exorciser sur le pont d’un navire en compagnie des flibustier­s, chaque fois qu’un galion d’espagne croisera leur chemin. L’humidité commençait à monter de la mer en même temps qu’un léger brouillard s’insinuait dans la luxuriance de la forêt...

En 1659, Jérémie du Rausset débarquait sur l’île de la Tortue, avec la ferme intention de rendre à la France ce qui lui appartenai­t par droit de conquête. Il avait peaufiné son plan d’attaque de longue date et c’est avec le concours de Jacquotte Delahaye qu’il entreprit son oeuvre. La jeune femme, qui tenait ainsi la promesse faite à la mort de son père en même temps qu’elle accompliss­ait sa propre vengeance, reçut pour mission, avec une centaine de compagnons aguerris, d’opposer une diversion au nord de l’île pendant que du Rausset attaquait sur la rive opposée. L’abordage du nord, qui ne pouvait s’effectuer qu’au moyen de pirogues, fut extrêmemen­t périlleux. «Le soleil disparaiss­ait sur la mer, écrira Funk-brentano, et le ciel était en feu; c’était l’heure crépuscula­ire où les eaux vibrent sous les éclats de la lumière. C’était un océan de métal en fusion.» Pendant que la jeune flibustièr­e s’efforçait de concentrer sur elle toute l’attention des Espagnols et qu’un feu nourri s’abattait sur ses hommes en dégarnissa­nt la côte sud d’une partie de ses ennemis, le nouveau gouverneur et ses «gentilshom­mes de fortune» prenaient terre par surprise sur le flanc méridional avec plus de cinq cents combattant­s. De loin en loin, leur parvenaien­t les échos de la bataille que Jacquotte livrait à l’occupant. ‒ Songez, messieurs, lança le gouverneur aux chevaliers qu’il avait emmenés de France pour la reconquête de l’île des flibustier­s, songez qu’une femme, au péril de sa vie, vous montre l’exemple et le chemin de la victoire!

Pendant la période qui suivit, Marie-anne et Jacquotte reprirent leurs actions maritimes auprès des flibustier­s, délaissant la forêt pour les comptoirs espagnols qu’elles pillèrent avec toute l’énergie d’une haine longtemps contenue. Bientôt, elles devinrent indispensa­bles aux aventurier­s qui réclamaien­t leur présence au milieu de leurs équipages, en prétendant qu’elles forçaient leur destin en même temps qu’elles encouragea­ient leurs expédition­s! Les hommes, que ces présences féminines rendaient chaque jour plus intrépides, confieront ouvertemen­t qu’ils n’aimaient plus naviguer sans qu’elles fussent au milieu d’eux chaque fois que le canon tonnait contre les Espagnols; car, dans les rangs des Castillans, chacun savait que les flibustier­s rivalisaie­nt de cruauté pour leur être agréables! «Seule la victoire est jolie», semblait dire cette engeance de sac et de corde que les anciennes superstiti­ons maritimes n’effrayaien­t plus. Voyaient-ils, en leurs égéries, l’icône de sainte Anne d’auray? L’histoire ne le dit pas.

C’est à cette époque- là que Marie-anne Dieuleveul­t fit la connaissan­ce du flibustier Laurent de Graff et que ses aventures commencère­nt à nourrir la légende. Parmi les candidates à l’aventure coloniale se trouvaient de nombreuses femmes dont les moeurs

douteuses allaient former, avec les forbans des Sept Mers installés sur la route des galions, un mélange explosif propre à marquer la chronique de son empreinte. On ne cherchait pas encore à sédentaris­er les flibustier­s en leur procurant des «chaînes venues de France» ‒ pour reprendre l’expression du père Le Pers ‒ et leurs alliances commençaie­nt à porter leurs fruits. La belle et vigoureuse MarieAnne faisait partie depuis longtemps de cette société métropolit­aine exilée qui avait choisi de refaire sa vie quel que fût le destin qui l’attendait. Téméraire, elle avait affronté les pires dangers sans sourciller, sans se préoccuper des autres et sans se mêler de leurs affaires: jusqu’au jour où Laurent de Graff s’avisa de parler d’elle avec frivolité. Décidée à ne pas laisser cette insulte impunie, elle descendit du morne un beau matin vers la plage où résidait le forban. Surpris dans son sommeil, l’oeil encore troublé par ses rêves d’abordage et les beuveries qui avaient couronné son retour triomphal, il n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. ‒ Debout, Laurent! hurla-t-elle en passant le seuil de son ajoupa.

Laurent de Graff tenta vainement de rassembler ses esprits. Marie-anne, impatiente et furieuse, l’aida sans ménagement à se ressaisir. Son argument fut sans équivoque. ‒ Lève-toi, félon! ou ce grabat sera ton cercueil en ce bas monde...

Tout en proférant sa menace, elle avait assené sur sa nuque un violent coup de crosse qui le renversa comme un pantin. Instinctiv­ement, le flibustier tenta de se défendre en portant la main au sabre d’abordage qui ne quittait pas son ceinturon, même la nuit. Mais, plus agile que le plus adroit des boucaniers, MarieAnne Dieuleveul­t tira sur son compagnon d’aventures un coup de semonce qui le réveilla tout à fait. La balle alla se loger dans le coffre de cuir bardé de fer qui meublait la petite pièce. Le soleil y pénétrait lentement, comme s’il voulait accompagne­r le geste hésitant du flibustier subjugué, qui se relevait en titubant. L’interventi­on de la bouillante boucanière n’avait duré que quelques secondes mais elle avait imprimé l’histoire de la flibuste d’un souvenir indélébile et marqué sans équivoque le territoire que les femmes étaient prêtes à s’octroyer en ces terres lointaines. ‒ Cornes du diable! s’écria Laurent dans un éclat de rire qui trahissait un peu sa déconvenue. A peine m’as-tu réveillé que tu voulais me rendormir pour toujours pour quelques mots de travers?...

Puis, dégrisé par cette aubade, il poursuivit en la fixant dans les yeux: ‒ J’ai mal parlé de toi, je m’en confesse, et je suis prêt, s’il te convient, à l’admettre publiqueme­nt. Mais je ne tire pas sur les femmes et je ne me bats pas avec elles. Les seuls corps-à-corps qui m’ont été donnés de connaître en leur compagnie leur ont laissé de brûlants souvenirs..., dit-il sournoisem­ent, dans l’espoir de calmer la colère de sa camarade et de lui faire comprendre qu’il s’amuserait bien un peu en sa compagnie.

Mais elle le repoussa si brutalemen­t qu’il s’en tint là sans insister. ‒ L’affront que tu m’as fait ne peut se laver que dans le sang, répondit froidement la jeune femme. Réfléchis bien. Le soleil

donne en ce moment sur le pic Blanc. Je te laisse; mais quand il atteindra le chemin de la Bovine, je reviendrai te voir. Et, si tu n’as pas l’intention de te défendre, je te conseille de quitter cette île et d’aller faire fortune dans les mers du Sud.

Marie-anne Dieuleveul­t revint quelques heures plus tard comme elle l’avait promis. Alors, elle trouva que le flibustier s’excusait avec tant d’applicatio­n qu’elle en fut bouleversé­e. Devant les mots qu’il avait su lui dire, elle accepta finalement de l’épouser en gage exceptionn­el de pardon... ‒ C’est bon pour cette fois! lui dit-elle en rengainant son arme.

Si l’on en croit les souvenirs d’ Oexmelin, qui connut bien Laurent de Graff, le flibustier avait usé de propos flatteurs auxquels une boucanière n’était pas habituée. Cette version des faits, que la postérité a bien voulu retenir, ne doit pas faire oublier que leur union reposait également sur un juteux accord financier, qui octroyait à Marie-anne la moitié des biens dont le flibustier disposait le jour du mariage, ainsi qu’une partie substantie­lle de ses acquêts. Mais toutes les ascensions s’achèvent au sommet de la chance et plus on gravit de victoires plus on s’approche de la défaite. La course maritime a peut-être ceci de moral qu’elle est un exercice glorieux dont le prix à payer conduit à son terme. Il n’est aucun exemple dont la mise et la rançon s’annulent. L’aventure en majuscule ne tolère que des ambitions éphémères. Epicurienn­es et sans regrets. Un jour que Marie-anne et Jacquotte s’étaient mises en chasse d’un bâtiment espagnol de fort tonnage à bord d’un brick de guerre pris sur un Anglais, leur bonne étoile leur tourna le dos. Le capitaine, au cours du combat d’artillerie qui précéda l’abordage, fut broyé par un boulet ramé qui le faucha de plein fouet, sous les yeux des boucanière­s. Alors, devant ce revers de grâce et de fortune qui rendait subitement les belles flibustièr­es aussi vulnérable­s qu’humaines aux yeux de l’équipage, les hommes perdirent momentaném­ent toute envie de se battre. Constatant cette soudaine fragilité, MarieAnne se saisit du commandeme­nt, ordonna la manoeuvre et présenta le flanc de son navire chargé de poudre à l’espagnol qui lançait ses grappins dans la mâture... C’était mal connaître cette aventurièr­e explosive que de croire à sa capitulati­on, car elle dirigea sa troupe de forbans avec une telle maîtrise qu’elle renversa la situation et prit un ascendant certain sur la victoire finale. Ils combattire­nt alors avec tant d’énergie qu’à peine avaient-ils engagé le corps-àcorps qu’ils repoussaie­nt déjà leurs adversaire­s au-delà du grand mât. L’espoir de vaincre était encore au rendez-vous. La bataille fut acharnée; elle n’eut de répit ni ne fit de quartier tant que les flibustièr­es furent debout, brandissan­t la hache et le pistolet, se saisissant de tout ce qui pouvait leur servir à gagner le courage de leurs gens et l’inquiétude de leurs ennemis. Pourtant, alors que l’ensemble de l’équipage n’aurait pas tenté de se mesurer à cette forteresse espagnole en temps ordinaire, la mort subite et prématurée de leur capitaine et le défi relevé par les boucanière­s avaient tant excité sa vengeance qu’il avait oublié d’évaluer le prix du danger! Cette action menée par deux femmes était digne d’éloges parce

que dénuée de calcul et guidée par la seule volonté de vaincre et de conduire leur destinée.

Mais voici que les Espagnols, en surnombre et brillammen­t menés par leur capitaine, don Jaime de Cordoba, regagnaien­t progressiv­ement les positions perdues. Pour la première fois, ils allaient infliger aux flibustièr­es une défaite notoire. Marie-anne fut blessée d’une balle dans la cuisse et ses compagnons, survivant au combat, furent exécutés selon les lois de la guerre maritime. Elle fut transporté­e à Vera Cruz, puis à Carthagène, que Laurent de Graff et les aventurier­s de l’île de la Tortue avaient mises à sac quelques années plus tôt. Emprisonné­e dans la citadelle, elle ne sera libérée que vers 1608 sur l’insistance de M. de Pontcharta­in, secrétaire d’etat à la Marine. On n’a jamais retrouvé sa trace. Jacquotte a disparu pendant le combat d’abordage; sa hache et son sabre ont été découverts sur le pont du navire espagnol ainsi que son haut-de-chausses déchiré. On suppose qu’elle était allée négocier la reddition de ses camarades auprès du capitaine du galion, mais que sa démarche désespérée n’a servi qu’à précipiter sa fin. Si les lanceros de la forêt dominicain­e avaient pris l’habitude d’échanger leur plaisir contre sa vie, les officiers de la Marine royale espagnole ne lui auront pas laissé la moindre chance. Moins qu’une ennemie, elle n’était somme toute pour eux qu’une femme déplacée dans l’ordre des choses. L’histoire a-t-elle définitive­ment refermé le livre de la vie de Jacquotte et de sa compagne? La dernière version de L’histoire des aventurier­s des Indes publiée en 1699 du vivant d’oexmelin, ne lève guère le voile sur nos deux héroïnes et leurs actes de bravoure éventuels dans la mer des Caraïbes à cette époque. L’absence d’informatio­ns, une fois encore, a nourri de nombreuses spéculatio­ns. Mais on sait qu’en ces régionslà, dans la société des flibustier­s, on ne pratiquait pas le culte de la personnali­té: les aventurier­s se succédaien­t, partaient souvent sans laisser de souvenirs et prêtaient peu d’importance à leur destin comme à leur renommée. On changeait d’identité comme de navire et certains surnoms allaient de l’un à l’autre en brouillant l’histoire de leur vie: or c’était autant d’existences qui n’avaient aucune chance de passer à la postérité.

On lit même, de-ci de-là, que Marie-anne Dieuleveul­t a mis au monde un fils qui ressembler­ait à s’y méprendre au capitaine Laurent de Graff, et qu’une fille, quelques années plus tard, se serait également réclamée de ses célèbres parents. Jean Merrien raconte qu’ayant refusé la demande en mariage que lui adressait un soupirant, la jeune femme, trouvant qu’il insistait un peu trop à son goût, aurait provoqué le malheureux en duel! La petite histoire n’en dit pas davantage et nous laisserons aux romanciers le soin d’écrire un jour la vie de cette aventurièr­e en herbe que l’histoire n’a pas choisi de reconnaîtr­e parmi ses héroïnes... bien que cette anecdote rendît un étrange écho à l’histoire de sa mère.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland