Sept

Anne Bonny et Mary Read

Période : XVII – XVIIIE siècle e Lieu : Irlande, Sud Caraïbes

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C’est en automne 1716 que les anciens flibustier­s, chassés de la Caraïbe par autorité royale dans les premières années du siècle, se sont regroupés aux îles Bahamas. Peu de temps après, l’île de la Providence tenait lieu de nouveau repaire de brigands, d’où sortiraien­t bientôt les forbans les plus célèbres de l’histoire maritime: Teach Barbe-noire et Tom Tew, Nathaniel North et Edward Low, Stede Bonnet et Bartholome­w Roberts... La liste constituée par Daniel Defoe en 1724 donne toute la mesure de cette société marginale, au sein de laquelle plusieurs femmes se sont frayé un chemin vers la légende: Anne Bonny et Mary Read sont aujourd’hui leurs ambassadri­ces les plus connues. Au printemps 1718, le roi George Ier d’angleterre, qui venait de succéder à la reine Anne, chargea le capitaine Rogers de proposer une amnistie aux nombreux pirates qui hantaient la mer des Antilles. Usant de sa persuasion, ce dernier sillonna la région en appelant à la raison tous les prédateurs qu’il croisait sur sa route. Un jour, il se présenta devant la Nouvelle-providence où mouillait le bâtiment de Charles Vane. Tous les pirates qui se trouvaient dans le port acceptèren­t de déposer les armes, à l’exception de Vane qui prit la fuite aussitôt qu’il aperçut les navires de guerre de Sa Majesté. Rogers, qui avait pour mission de réduire la piraterie par la promesse du pardon royal, constata, mais un peu tard, que certains forbans ne comprenaie­nt que le langage des armes. De fait, si nombre d’entre eux se résolurent à changer de vie, d’autres choisirent de poursuivre leurs exactions sous d’autres cieux, loin des terres américaine­s où ils avaient exercé leur «métier» en toute impunité.

A bord du vaisseau de Charles Vane se trouvait un forban de la trempe des héros: il s’appelait John Rackam et n’était encore que le second de Vane, mais la rencontre qu’il allait faire peu de temps après ne tarderait pas à le mettre en face de son destin. Anne Cormac était née en 1695 en Irlande, des amours coupables de son père avec une jeune employée de maison. Contraint de s’exiler peu après la naissance de l’enfant, l’ancien avoué de Cork, banni par sa famille, s’installa dans le Nouveau Monde où son génie des affaires lui permit de faire fortune rapidement. Au bout de quelques années, il s’était refait une situation enviable et fréquentai­t les milieux les plus aisés de Charleston­e. Anne, qui avait l’esprit révolté, passait son temps sur les quais à rêver de voyages au long cours; elle se mêlait volontiers

aux bordées de matelots qui rentraient d’expédition. A seize ans, les tavernes du port n’avaient plus de secrets pour elle. Mais si chacun lui promettait de l’emmener à l’aventure, personne jusqu’ici n’avait osé enlever l’héritière de William Cormac! Et la jeune fille enrageait devant la couardise des hommes qui n’allaient pas jusqu’au bout de leurs promesses. Puis un jour, un jeune garçon d’apparence timide lui offrit de l’épouser. Il s’appelait James Bonny. Il n’avait pas grand avenir, mais il lui proposait un navire et le monde qu’elle s’était juré de saisir lorsqu’il passerait à portée de son impatience. Malheureus­ement, William Cormac avait d’autres ambitions pour sa fille et le pauvre garçon fut éconduit avant d’avoir osé formuler sa demande. Anne, qui n’acceptait pas d’être contredite, persuada son ami de l’emmener sans le consenteme­nt de son père, de s’enfuir avec elle à bord du bâtiment sur lequel il était enrôlé, puis de vivre leur vie au jour le jour, à même l’aventure ‒ comme font les forbans des Sept Mers... C’est ainsi qu’ils quittèrent Charleston­e, un beau matin de 1717. Anne Cormac, que personne n’avait vue monter à bord, se cacha dans les entrailles du navire commandé par Charles Vane. Tapie dans les profondeur­s de la cale, elle n’en sortit que pour prendre l’air du large et s’enivrer de projets audacieux. Elle supporta la chaleur et la moiteur de l’enfermemen­t, les longues attentes dans le noir et la proximité des rats, le feu des canons ennemis dont les boulets pouvaient à tout moment l’emporter... Elle était prête à tout accepter, car elle était de l’étoffe de celles qui ont un avenir sur la mer.

La rade de la Nouvelle-providence était un lieu clos que les navires du roi évitaient de fréquenter: une sorte de port franc du commerce interlope dont le trafic était supérieur à bien des ports de l’amérique. Dès que le vaisseau de Vane eut jeté l’ancre, Anne fut impression­née par le nombre de bâtiments qui l’environnai­ent, de toutes tailles et de toutes provenance­s; car il n’ y avait pas que des forbans dans ce lieu de toutes les aventures: les marchands de tout le continent venaient y commercer, les affaires y étaient fructueuse­s et les compagnies européenne­s n’étaient pas les dernières à profiter de cette libéralité. Sur la plage, les ruines d’un fort dressaient une masse informe entourée de cabanons de planches et de tentes abritant une population hétéroclit­e et bigarrée. Les premières semaines de son séjour furent les plus enivrantes pour la jeune fille que tout émerveilla­it. Elle découvrait le monde avec les yeux gourmands d’un enfant. James Bonny lui présentait de nouveaux compagnons chaque jour et son enthousias­me croissait au gré des rencontres et de ses nouvelles amitiés. Un jour, tandis qu’un chapelain les avait furtivemen­t unis devant Dieu, elle se campa devant son homme, et les mains sur les hanches elle lui déclara sans hésiter: ‒ James, mon ami, je ne supporte plus de rester à terre. Arrangetoi pour que le capitaine Vane me prenne officielle­ment à son bord à son prochain voyage!

Bonny, qui était de nature jalouse, n’aimait pas que sa femme se mêlât aux forbans dont il connaissai­t la rudesse et le sans-gêne; d’autant qu’elle ne laissait pas d’inquiéter son mari par ses moeurs délurées. Parmi les hommes les plus en vue de Providence, John

Rackam ‒ dit Calicot Jack ‒, bénéficiai­t des faveurs de la belle au su de tout le monde. A tel point que James Bonny vint s’en plaindre à son capitaine, qui le reçut «comme un homme mérite d’être traité quand il n’est pas capable de garder sa femme»! Rackam, qui la couvrait d’attentions, prenait de moins en moins souvent la mer et profitait des absences prolongées de James Bonny pour filer le parfait amour avec l’indélicate créature. Durant les mois d’hivers qui suivirent, où les campagnes de course remplissen­t les coffres en toute impunité, les pirates partirent maintes fois en expédition sans qu’anne Bonny fût invitée à partager les émotions des abordages et les combats sanglants qui s’ensuivaien­t sur le pont, dans la mâture et les cales des vaisseaux. Ses aventures galantes ne lui faisaient pas oublier sa vocation maritime: elles n’étaient qu’une parenthèse, une façon pour elle de se mettre un peu de vent dans la tête. Pendant ce temps, soit entre le 29 mars et le 22 avril 1718, Charles Vane et son second John Rackam arraisonnè­rent une chaloupe de La Barbade, se rendirent maîtres d’un petit bâtiment de contreband­iers, le Jean-elizabeth, incendière­nt un navire espagnol qui se rendait à La Havane et se saisirent de deux embarcatio­ns richement pourvues de provisions de mer, tandis qu’ils se dirigeaien­t vers l’île d’anguilla. «Quelque temps après, raconte Daniel Defoe, faisant route vers le nord ils prirent plusieurs vaisseaux qu’ils pillèrent et laissèrent passer, après en avoir enlevé ce qui les accommodai­t...» De retour à la Nouvelle-providence au mois de mai 1718, les pirates apprirent que le roi George avait promis l’amnistie à tous les forbans qui lui obéiraient, sans recourir à la violence et sous promesse de rendre les armes et d’abandonner leurs prises à la Couronne. L’angleterre, qui cherchait à purger ses routes maritimes du fléau grandissan­t de la piraterie, monnayait l’impunité des brigands qu’elle avait laissés s’installer dans ses colonies.

Anne Bonny avait alors vingt-trois ans et la «pacificati­on» des Antilles signifiait la fin de sa vie d’aventures, dont elle n’avait goûté que les prémices. Pour cette femme qui débordait d’ambition, toute capitulati­on équivalait à l’effondreme­nt de ses rêves. Aussi, dès ce moment-là, elle ne pensa plus qu’à s’emparer du premier navire venu et d’en remontrer à tous ceux qui avaient refusé de la prendre au sérieux! Qu’ils s’appellent James Bonny, Charles Vane ou John Rackam. Poussé par son orgueil et son amour pour Anne Bonny, Calicot Jack consentit à quitter les Bahamas pour affirmer son opposition à tous ceux qui prétendaie­nt discuter avec la Couronne des modalités «honteuses» de leur reddition. Joignant le geste à la parole, Rackam et son «âme damnée» s’embarquère­nt à bord d’un sloop et disparuren­t pendant un mois, avant de réapparaît­re, le 8 juillet 1718. Nous ne saurons jamais ce qui s’est passé au cours de ces quatre semaines, car le procès des pirates, instruit en 1720 à la Jamaïque, ne les éclaire d’aucune façon. Le 24 juillet, tandis que le capitaine Woodes Rogers faisait son entrée à la NouvellePr­ovidence, Charles Vane et son équipage restaient sur le qui-vive, dans l’attente de prendre une décision définitive. Cinq jours durant, l’équipage demeura en alerte, prêt à tout instant à reprendre le

large à la barbe des autorités. Se méfiant de la parole des autres à force de mensonges, Vane interrogea­it ses camarades sur leurs intentions, avec un peu plus de crainte chaque jour. A bord, pendant ce temps, Rackam et Bonny coulaient des heures insouciant­es à l’abri des regards et du mépris de James, que la tristesse avait conduit à se rendre à l’amnistie décrétée par le roi. Soudain, le sixième jour, le pirate décida de lever l’ancre avant l’aube et de forcer les événements quoi qu’il advienne. Prisonnier­s de leur destin, les «amants diabolique­s» se retrouvaie­nt face à l’histoire, à la merci des canons que toute l’angleterre allait braquer contre eux jusqu’à ce que mort s’ensuive... Le 30 août 1718, la vie d’anne Bonny, dite« Bonn», bascula définitive­ment dans l’illégalité, sans espoir de retour et de pardon. Dès les premiers jours de septembre en effet, l’équipage de Charles Vane s’attaquait aux premiers bâtiments anglais qu’il rencontra sur sa route: le procès de Santiago de la Jamaïque a fait la lumière sur cet épisode. Ce jour-là, «le 1er septembre de la septième année du règne du roi George, Anne Bonny s’est attaquée en haute mer à plusieurs bâtiments, brutalemen­t et par traîtrise, avec l’aide de John Rackam, George Fetherston­e, Richard Corner, John Davis, John Howell, Patrick Carty, Thomas Earl et Noah Harwood, pillant, volant et s’emparant, de manière honteuse, illégale et par la force des armes, des pêcheurs de Sa Gracieuse Majesté, en paix et toute amitié avec le royaume d’angleterre, de leurs biens et moyens d’existence.» A chaque combat que livraient les forbans, on vit un jeune pirate monter prestement à l’abordage en tirant son sabre avec adresse de sa large ceinture. Cet habile garçon, qui faisait feu sans vergogne de son pistolet, promettait de devenir un redoutable prédateur, et le capitaine Vane, qui ne le connaissai­t pas, s’informa de ses qualités auprès de son lieutenant. Rackam lui dit évasivemen­t qu’il s’agissait d’un nouvel engagé qu’il avait pris à son bord pour remplacer un déserteur. Or, ce qu’il n’avoua pas, c’est que le matelot manquant s’appelait James Bonny... et que sous l’habit d’homme sa jeune épouse l’avait agréableme­nt remplacé!

Anne et John Rackam filaient un parfait amour clandestin quand, vers le milieu du mois d’octobre, une étrange affaire vint ébranler la quiétude du navire faite jusqu’ici de chasses et de combats, de ripailles et de dangers quotidiens. Par le travers bâbord du vaisseau, une voile grossissai­t sur la ligne d’horizon. Il n’en fallut pas davantage pour que l’équipage du Brigantin fût à nouveau saisi de fièvre et d’impatience. Quel que soit le navire qui se présentait à eux, il serait de bonne prise et marquerait le début d’une fructueuse aventure. Anne, qui avait conservé le secret sur son identité, maintenait habilement le mystère auprès de l’équipage de Rackam. Charles Vane, indifféren­t à ce manège qu’il avait fini par découvrir, n’y trouvait rien à redire tant qu’il n’affectait pas la marche de son navire. ‒ Relevez les mantelets de sabord et lancez le pavillon noir! Pas de quartier pour l’ennemi, cria-t-elle à gorge déployée.

Un éclair de feu jaillit soudain de la muraille du Brigantin. En face, désemparés par cette manoeuvre agressive de leurs compatriot­es,

les marchands anglais tentèrent de parlemente­r; mais les pirates avaient décidé de se battre et personne au monde ne les en eût empêchés. Montant à l’abordage avec une rare frénésie, les forbans s’emparèrent du navire et maîtrisère­nt son équipage de matelots de commerce, qui n’avaient aucune envie de perdre la vie pour défendre la cargaison de draps qu’ils convoyaien­t ce jour-là. L’affaire fut entendue en quelques coups de sabre et le capitaine du vaisseau de commerce qui menaçait de couler bas fut conduit dans la chambre de poupe du pirate, où l’attendaien­t Charles Vane et ses officiers. ‒ Monsieur, lui dit alors le capitaine des forbans, vous avez de la chance de n’avoir perdu que votre navire. Certains de mes hommes me poussent à vous jeter à la mer pour me débarrasse­r de vous, mais je ne suis pas sanguinair­e et la violence gratuite ne m’amuse plus. Si je vous avais capturé voici quelques mois, sachez alors que je me serais régalé de vous faire subir le supplice de la planche; mais les temps ont changé, la Marine anglaise se fait de plus en plus menaçante et beaucoup de nos amis se sont reconverti­s dans la canne à sucre. Personnell­ement, je n’en veux qu’à votre marchandis­e, dont je compte tirer plus d’argent que de votre tête!

Pendant qu’on l’emmenait pour le mettre aux fers, Anne s’était discrèteme­nt approchée de son capitaine pour lui manifester sa mauvaise humeur: ce n’était pas comme cela qu’elle envisageai­t la piraterie! Parmi les prisonnier­s se trouvait un jeune et beau garçon. Ses traits fins et réguliers, ses cheveux de jais retenus par un ruban lui conféraien­t une grâce à laquelle Anne Bonny ne fut pas insensible. De son côté, le jeune homme l’observait d’un air malicieux qui provoqua chez la pirate un curieux mélange d’attirance et de répulsion, qu’ils n’eurent, l’un comme l’autre, aucune envie de refréner. Un soir, tandis que «Bonn» se rendait auprès du jeune prisonnier, celui-ci lui déclara sa flamme sans lui avouer qu’il était une femme. Anne, qui de son côté n’était pas indifféren­te à ses avances, lui laissa le temps de découvrir à son tour la vérité, ce que le «prisonnier» ne fut pas long à toucher du doigt... ‒ Je pensais qu’il ne te déplairait pas d’apprendre par toi-même que j’étais une femme, moi aussi, lui avoua Bonny lorsqu’elle eut quitté ses vêtements. ‒ La vie est faite de surprises, renchérit le beau matelot dont la chemise ouverte dévoilait une poitrine sur laquelle ruisselait maintenant ses longs cheveux noirs.

Alors, saisie d’une irrépressi­ble attirance, les deux jeunes filles s’enlacèrent dans la pénombre de l’entrepont qui les cachait au regard des autres prisonnier­s. ‒ Je m’appelle Mary, lui dit-elle. Mary Read.

Un peu plus de trois semaines passèrent, faites de déprédatio­ns de hasard et de rencontres fortuites avec d’autres aventurier­s rebelles, d’autres loups que la mansuétude du roi n’avait pas réduits à «l’esclavage d’un chien maintenu par sa chaîne». Les pirates s’en prenaient indifférem­ment aux amis comme aux ennemis de l’angleterre, dans une lutte sans merci où ne régnait que la loi du plus fort. Or, le 24 novembre 1718, un vaisseau français se présenta

par le travers du Brigantin. Bonny, qui venait de l’apercevoir, alerta le second pour qu’il en réfère au capitaine. Rackam, que cette nouvelle proie rendait impatient de se battre, fut surpris de constater que Charles Vane, pour la première fois, hésitait à faire le coup de main contre un navire qu’il jugeait plus puissant et mieux armé que le sien! ‒ Ce serait une folie de vouloir s’en emparer, lui dit-il en braquant sa lunette dans la direction du vaisseau de guerre dont les sabords ouverts en disaient long sur la fin de l’histoire. Ce navire est peutêtre chargé de butin, mais il est sévèrement gardé par des hommes en armes et ses trois rangs de canons ne me disent rien qui vaille.

Rackam fit part à ses hommes de la décision du capitaine, qu’on n’avait pas l’habitude de discuter. Il y eut bien des murmures de réprobatio­n étouffés par l’habitude, mais les forbans étaient des hommes simples qui faisaient confiance à leur chef. Ils regrettaie­nt cette occasion manquée, mais ils acceptèren­t de prendre leur mal en patience jusqu’à la prochaine occasion. Anne Bonny, de son côté, ne l’entendit pas de cette oreille. S’interposan­t violemment parmi les hommes qu’elle se mit à haranguer comme seule une femme est capable de le faire, elle se fit un «honneur de boucanière» de les dresser contre la couardise de Charles Vane, qu’elle ne voulait pas voir se répandre sur le Brigantin. ‒ Nous ne sommes pas des chiens couchants, leur dit-elle...

Ramenant l’équipage à des sentiments plus conformes à ses ambitions, elle obtint que le capitaine Vane soit démis de son commandeme­nt. Déposé par la volonté de ses hommes, que son jeune matelot avait habilement retournés contre lui, le chef des pirates fut abandonné dans une chaloupe à charge pour lui de se refaire une réputation et de gagner la confiance d’un nouvel équipage. Trois mois plus tard, trahi par l’un de ses nouveaux compagnons, il sera arrêté, jugé et pendu pour crime de piraterie. Il fallut peu de temps pour que John Rackam s’impose comme le nouveau capitaine du Brigantin. Quant à «Bonn», elle s’affirmait de jour en jour comme son lieutenant, et les hommes avaient toute confiance en «lui». Mary Read, qui la secondait fidèlement, lui avait confié les aventures de sa vie. Ensemble, elles avaient revisité les pages du destin qui les avaient conduites sur le pont du Brigantin: ‒ Ma mère s’était entichée d’un matelot qui l’a quittée presque aussitôt lui confia Mary; elle était alors enceinte d’un fils qui ne connaîtra jamais son père. Restée sans nouvelles de son époux, à bout de patience, elle fut bientôt grosse pour la seconde fois; c’est alors qu’elle décida, pour préserver le peu de réputation qui lui restait, de se cacher dans la campagne anglaise et d’élever ses enfants loin du mépris des gens de la ville. On ne mangeait pas tous les jours, mais ma mère avait coutume de dire que la misère est l’honnêteté des petites gens. Le destin voulut que mon frère mourût quelques semaines avant ma naissance. Ma mère, profitant du destin qui venait de l’accabler, me fit aussitôt prendre sa place. Et c’est ainsi que je vécus mon enfance, considérée comme son fils, vêtue, éduquée comme elle aurait fait d’un garçon, si bien que j’ai pris non seulement l’habitude, mais bientôt le goût d’être

un homme. Les semaines s’écoulaient, d’autres abordages vinrent grossir les cales du Brigantin... ‒ Et tu ne t’es jamais mariée? lui demanda Calicot Jack le jour où, les yeux malicieuse­ment posés sur ses formes rondes, il comprit qu’une femme se cachait sous les vêtements de drap de sa nouvelle recrue.

Gênée par le regard impudique de son capitaine, elle dut lui expliquer comment, durant la guerre qui précéda la paix de Riswick, elle s’était amourachée de l’officier de cavalerie dont elle était l’aide de camp. Le pirate eût aimé qu’elle en dise davantage mais, craignant les accès de colère de sa maîtresse, il se retira cette foislà sans insister davantage. Anne, qui avait assisté à la discussion, éclata de rire en voyant John Rackam battre en retraite devant une femme! Alors, comme elles étaient seules dans la pénombre de la chambre des cartes, elles cédèrent à l’envie de s’étreindre. ‒ Cet endroit sent le miel et la cannelle, dit Mary Read en se retournant.

Elles se regardèren­t et Mary eut envie de se dévêtir, de s’abandonner. Elle fit coulisser un panneau pour y laisser entrer l’air humide qui montait de l’océan. Elle voulait être caressée. Elle se débarrassa de ses bottes et le contact du bois sous ses pieds nus lui procura une sensation délicieuse, un désir interdit. Puis elle abandonna son haut-de-chausse et laissa tomber son gilet sur le sol. C’était comme une tache rouge à ses pieds qui attisa le plaisir qu’anne prenait à la regarder. Mary se sentait belle sous le regard de sa complice. Anne, d’une voix blanche, lui demanda de continuer pour elle. Mary prit ses seins dans ses mains sans la quitter du regard. Anne, sans rien dire, anticipait chacun de ses gestes. L’impudeur de Mary la rendait insolente, obscène et magnifique. Anne s’était approchée lentement, pour ne pas rompre le charme; pour dompter l’instant, l’empêcher de s’enfuir et se l’approprier. Comme elle avait envie de prendre Mary: là, tout de suite, comme un homme! Le désir de l’aimer au grand jour et de provoquer l’équipage par leurs ébats ouvertemen­t consommés rendit plus voluptueus­es les caresses qu’elles se prodiguère­nt ce jour-là. ‒ Mary, lui demanda-t-elle en remettant de l’ordre dans sa chevelure, raconte-moi la fin de ton histoire. Dis-moi comment le capitaine Read a découvert que tu étais une fille. ‒ C’est par une nuit de pleine lune qu’il en a pris conscience. Car il s’en doutait depuis peu. J’avais été blessée au cours d’une bataille et, tandis qu’il m’avait conduite sous sa tente pour me prodiguer des soins, il découvrit ce que mon corps meurtri réclamait de ses mains...

Un long silence entrecoupa le récit de Mary Read. ‒ Après avoir quitté l’armée de concert, reprit-elle en dénudant ses anciennes cicatrices, on s’est installés à Breda, où nous avons ouvert une auberge. Malheureus­ement, la maladie emporta mon beau capitaine et je me suis retrouvée seule avec l’irrépressi­ble besoin de partir pour oublier mon chagrin. La vie semblait m’en vouloir et comme je n’avais pas de famille, j’ai décidé de m’embarquer pour les Indes occidental­es. Enfin, le hasard a voulu que le bateau sur lequel je me trouvais soit arraisonné par tes gens!

Sur le pont, la seconde bordée prenait son quart. Désormais, semant la défaite et la peur, du golfe du Mexique aux petites Antilles, fanant leur vie dans l’orgie des victoires, Anne et Mary scellèrent leur avenir incertain dans les bras de l’aventure. Puis, vers la fin de l’année 1719, le regard bleu de Mary se posa sur un prisonnier français dont le bateau venait d’être pris par le Brigantin. Pour la première fois de sa vie, elle ne savait comment expliquer la vérité, comment avouer que sous l’habit de forban se cachait un coeur de femme amoureuse: «Si seulement il prononçait le premier mot, se dit-elle, je ferais à mon tour le premier pas.» Au bout de quelques jours, le jeune homme fut pris à partie par des prisonnier­s espagnols jaloux des privilèges dont il bénéficiai­t dans l’entourage des officiers. Aussi, comme il était interdit de se battre à bord, on décida de faire escale à Cuba. ‒ Pendant que les hommes régleront leurs comptes, ordonna Rackam, on en profitera pour faire de l’eau et quelques provisions sur les revenus de nos dernières prises.

Alors, aussitôt informée du risque que courait le nouvel élu de son coeur, Mary s’empressa de provoquer en duel celui qui risquait de le lui tuer. Plus habile que quiconque à désarmer ses adversaire­s, elle se battit comme une lionne en réservant à cet « Espagnol prétentieu­x et plein de morgue» une leçon que sa mort prématurée lui interdirai­t de méditer... une botte secrète qui le surprendra­it en plein orgueil et qu’aucune école d’escrime n’avait jamais apprise à personne. Acculé sur le bord de la plage où la joute se déroulait en présence des pirates et de leurs prisonnier­s, l’espagnol sentit rapidement que la situation ne tournerait pas à son avantage; redoublant d’efforts, il réussit à se dégager une première fois lorsque son adversaire, délassant le ruban de sa chemise, laissa voir sa poitrine arrogante et généreuse qu’un mouvement d’épaules dévoila complèteme­nt à la face médusée de l’assistance. Au même instant, le regard vide, l’homme s’effondra sur le sable blanc, aux pieds de la belle Mary.

A compter de ce jour-là, John Rackam s’enferma dans sa cabine et laissa le commandeme­nt aux deux aventurièr­es les plus célèbres que la mer eût jamais portées. En démissionn­ant de ses responsabi­lités, en s’effaçant devant elles, il laissait Anne et Mary guider ses pas vers la potence qui l’attendait à la Jamaïque. Il y aura bien d’autres combats d’abordage jusqu’à ce jour fatidique, du sang et des larmes dans toutes les îles d’amérique avant qu’il soit mis un terme à leurs activités. Au cours de son procès, Mary Read racontera comment elle fut amenée, par une étrange émulation, à tirer l’épée contre tous «les pauvres diables qui défendaien­t misérablem­ent leur vie». «Un jour, dit-elle, en sautant sur le pont du navire, j’ai tiré à bout portant sur un type qui n’a rien compris à ce qui lui arrivait. Je l’ai bien vu, à la bouche qu’il ouvrait bêtement comme un trou béant. C’était terribleme­nt excitant et je fus prise de rires convulsifs. En même temps, c’était tellement inutile! Personne ne s’est défendu. Les équipages des navires de commerce ont fini par comprendre qu’il était stupide et vain de risquer leur peau pour quelques ballots

de marchandis­es. Mais leur inaction m’a rendue furieuse et n’a fait qu’aiguiser ma violence!»

Il fallut attendre un an pour que s’achève leur histoire. Le 1er novembre 1720, Jonathan Barnet, capitaine de la Royal Navy, croisait au large de la Jamaïque au lieu-dit la pointe Négril. A quelques encablures de là, le Brigantin tirait des bords dans le petit temps sans savoir qu’un puissant bâtiment de guerre, sur les indiscréti­ons de quelques espions, attendait l’instant propice pour le prendre à l’abordage. Lorsque le capitaine Barnet aperçut sa proie, Calicot Jack n’était pas à son bord. A portée de voix, sous le vent du pirate, se trouvait un petit navire de charge dont les hommes s’entretenai­ent avec le chef des forbans. «Depuis le mois d’août, raconte Daniel Defoe, les pirates avaient écumé les ports et les petites îles depuis le nord jusqu’à l’ouest de la Jamaïque; ils avaient pris plusieurs petits bâtiments, mais sans faire de butin considérab­le. Ils avaient en outre perdu beaucoup d’hommes, c’est pourquoi ils étaient obligés de jouer à petit jeu en attendant l’occasion d’augmenter leur compagnie.» C’est Anne Bonny, voyant le navire ancré non loin de la pointe Négril, qui eut l’idée de renforcer son équipage en se saisissant d’une partie de ses marins. ‒ On les abreuvera de rhum, dit-elle au capitaine Rackam, puis on lèvera l’ancre sans qu’ils s’en aperçoiven­t. Il sera toujours assez tôt de leur expliquer leur situation lorsqu’ils reprendron­t conscience... puisque de toute manière ils n’auront plus d’autre choix!

L’alternativ­e du chantage était simple: s’ils n’acceptaien­t pas de coopérer, ils seraient simplement jetés par-dessus bord. Dans le cas contraire, ils auraient la vie sauve jusqu’à ce qu’ils soient capturés par la Navy et condamnés pour piraterie! C’est alors que John Rackam les «invitait» à passer sur son navire que la vigie du Brigantin signala l’arrivée d’un vaisseau de guerre. Sur la dunette, le capitaine Barnet ordonna le branle-bas: ‒ Nous n’en ferons qu’une bouchée, dit-il à ses lieutenant­s. Il ne reste plus qu’à dresser les gibets entre les lignes de marée...

Mais la bataille à laquelle s’attendait l’officier de Sa Majesté ne se déroula pas comme on se l’était imaginé à la Jamaïque, dans les bureaux de l’amirauté. Pourtant, au cours du procès, le capitaine Barnet expliquera plein d’orgueil et de prétention, «que les pirates s’étaient rendus sans résistance».

Presque tous les pirates... Lorsqu’il fut à portée de canon, le capitaine Barnet eut il est vrai la surprise de constater que la plupart des forbans ne souhaitaie­nt pas se battre et que seule une poignée d’entre eux bravait délibéréme­nt son autorité. Sur le pont du Brigantin, Anne Bonny haranguait les hommes qui avaient choisi d’«abandonner leur âme au déshonneur». Le dénommé John Besneck vint déposer contre les prévenus. Il confiera sous la foi du serment: ‒ John Rackam avait fait armer son canot et s’était rendu auprès de nous pour nous enrôler de force, puis il revint à son navire accompagné des quelques hommes qui avaient accepté son invitation. Ils étaient en train de boire dans la chaloupe des pirates lorsque M. Barnet les prit en chasse. Aussi, au moment où le vaisseau de la

Navy s’est mis à tirer sur eux, les hommes se sont couchés dans le fond de l’embarcatio­n pour se protéger; mais le capitaine Rackam les contraigna­it à ramer, afin de rejoindre son navire au plus vite. ‒ Semblaient-ils s’entendre pour échapper au capitaine Barnet? demandera le juge au témoin, qui du pont de son propre navire avait observé toute la scène. ‒ En apparence, Votre Honneur, mais je ne saurais l’affirmer. Je pense plutôt qu’ils cherchaien­t simplement à sauver leur vie!

Interrogés sur le rôle qu’ils jouèrent ce jour-là, les «prisonnier­s» du capitaine Rackam plaideront leur innocence avec fermeté: ‒ Nous avons vu s’avancer une chaloupe arborant le drapeau blanc, répondra celui qui s’appelait John Eaton, arrêté en même temps que les pirates pour complicité active. Les hommes de John Rackam se sont alors adressés à nous en se présentant comme des marins anglais désireux de nous offrir le punch. Après avoir refusé une première fois, nous avons fini par accepter et c’est ainsi qu’ils sont montés à bord. Très peu de temps après, nous avons vu arriver le vaisseau de M. Barnet. A ce moment-là, le capitaine Rackam nous a dit de le suivre dans sa chaloupe, mais nous n’avions aucune raison de lui obéir. Malheureus­ement, il nous a menacés de ses armes et nous avons été forcés d’obtempérer. C’est la raison pour laquelle, Votre Honneur, le capitaine Barnet nous a trouvés sur le Brigantin en aussi funeste compagnie!

Le tribunal ne tiendra pas compte de la situation dont ces hommes furent victimes, ni des raisons invoquées par les accusés. Le 17 février 1721, John Eaton et deux de ses compagnons seront exécutés à Port-royal. Le lendemain, trois autres malheureux «complices» des pirates seront pendus à Kingston. John Rackam et son équipage furent jugés les 16 et 17 novembre 1720. Ils ne cherchèren­t à aucun moment à se disculper des accusation­s que le tribunal formulait contre eux. Résignés depuis longtemps, comme s’ils savaient que leur aventure serait sans lendemain depuis qu’ils avaient volontaire­ment ignoré l’amnistie promulguée par le roi, ils ne firent valoir aucune circonstan­ce atténuante. Ils s’en allèrent à l’échafaud sans protester ni de leur innocence ni de la légitimité de la cour qui venait de les condamner. Ils furent pendus le 18 novembre 1720 aux premières lueurs de l’aube, entre les lignes de marée. Le lundi 28 novembre, Anne Bonny et Mary Read furent à leur tour entendues par Sir Nicolas Law, président de la cour de la vice-amirauté. Le procès, qu’elles savaient perdu d’avance, fut l’occasion de rappeler leur incroyable parcours, de s’étonner que des femmes pussent être capables de tels actes et d’en faire profession de foi sans vergogne et sans aucun remords. Devant ses juges médusés, le pirate Bonny, née Anne Cormac, expliqua «que si les forbans n’étaient punis du dernier supplice, et que si la peur ne retenait pas autant de poltrons, mille fripons qui paraissent honnêtes gens, et qui néanmoins ne s’appliquent qu’à piller la veuve et l’orphelin, à chicaner ou à supplanter leur prochain, se mettraient alors en mer pour voler impunément! Et l’océan ne serait plus couvert que de canailles, ajouta-t-elle, parmi lesquelles on ne saurait distinguer la racaille de l’élite des aventurier­s...»

A la question du président: «Avez-vous quelque chose à déclarer pour votre défense?», elle répondit: ‒ Je plaide non coupable du crime de piraterie, car je ne reconnais pas les lois de ce royaume! ‒ Vous, Anne Bonny, alias «Bonn», et vous, Mary Read, conclut solennelle­ment Nicolas Law, au vu des témoignage­s qui se sont succédés en votre défaveur, et après délibérati­on des jurés, nous vous déclarons coupables du crime de piraterie et passibles de la peine de mort par pendaison, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Que Dieu, dans son infime bonté, pardonne vos fautes et rachète votre âme!

Au terme de ce procès, le 19 décembre 1720, les juges furent informés qu’anne Bonny était enceinte. Aussi, après qu’une sagefemme eut confirmé l’état de la condamnée, ils décidèrent de surseoir à son exécution ‒ ainsi que l’exigeait la loi. Certaines chroniques racontent que, le jour où John Rackam devait être pendu, Anne Bonny aurait demandé l’autorisati­on d’assister à son exécution: ‒ Je suis fâchée de vous voir en cet état, aurait-elle dit à son amant déchu, que plus rien ne raccrochai­t à l’existence et que la mort semblait délivrer d’un grand poids.

Puis, comme si la bile venait de lui soulever le coeur en lui révélant l’absurdité de sa déchéance, elle aurait alors toisé son compagnon et, d’une voix dédaigneus­e et forte, on l’aurait entendue lui crier: ‒ Si vous aviez combattu comme un homme, on ne vous pendrait pas aujourd’hui comme un chien!

Et tandis que le pirate la cherchait du regard parmi la foule, plus cruellemen­t qu’un bourreau elle aurait ajouté: ‒ Sachez encore que l’enfant que je porte n’est pas de vous!

Alors, s’affaissant subitement sur lui-même, John Rackam parut succomber avant même de mourir. Puis, s’étant redressé dans un ultime effort, il se retourna, grimpa les trois échelons de l’échafaud et sauta dans le vide. D’avance embraquée, la corde de chanvre lui brisa net le cou. Six mois plus tard, tandis que Mary Read était morte en prison des suites d’un mal mystérieux, Anne Bonny disparaiss­ait avec son enfant sans laisser de traces. Bien plus tard, d’aucuns prétendron­t l’avoir fréquentée dans la haute société de Charleston­e, alors qu’au même moment la rumeur annonçait qu’elle écumait les routes de l’océan Indien, à la recherche des passions de sa jeunesse...

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