Sept

Ching Yih-saou

Période: XVIII e– XIX siècle e Lieu: Chine

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« C’était une femme osseuse au regard éteint, aux dents cariées. Ses cheveux noirs et luisants brillaient plus que ses yeux», disait d’elle Jorge Luis Borges, et la terreur que ce portrait inspirait aux population­s de la mer de Chine perpétua sa funeste légende bien après qu’elle eut rendu les armes. De nombreux récits couraient les côtes et les ports de Shanghai jusqu’à Macao, les rives du fleuve Bleu et les villages qui l’avaient vue prendre terre avec ses hommes, dont on raconte qu’ils étaient plus de soixante-dix mille répartis en six escadres inexpugnab­les! Un capitaine anglais, qui fut son prisonnier, laissa le terrible récit de ses exploits: «Quand Mme Ching a choisi sa proie, elle ne desserre plus les crocs jusqu’à la victoire, jusqu’à la mort de son adversaire! Je la vis un jour avec trois cents hommes prendre une flotte ennemie d’assaut, se jeter à l’eau armée de deux sabres suspendus à leur fourreau sous chaque aisselle. Ils nagèrent sous l’eau sans se faire voir et lorsqu’ils furent groupés autour des jonques qu’ils avaient convoitées, ils se ruèrent à l’abordage et les envahirent comme des rats... Il y avait des femmes parmi ces enragés. Les marins impériaux, pris de panique, sautèrent alors par-dessus bord, de l’autre côté, pour tenter de gagner la rive, mais les pirates, tout en se maintenant à la surface, avaient dégainé et sabraient à tour de bras, tranchant dans l’eau les pieds et les mains des fuyards qu’ils rattrapaie­nt.»

«Cette perle fine démoniaque» avait la sagesse d’un mandarin et l’autorité d’un empereur, parce qu’en dépit de sa cruauté, Ching Yih-saou était capable de bonté: certaines population­s déshéritée­s la lui reconnaiss­aient volontiers. Car si elle s’attaquait aux riches, jamais elle ne spoliait le petit peuple et, quand elle approvisio­nnait ses escadres, elle payait équitablem­ent le vin, l’eau et le riz dont elle se fournissai­t auprès des autochtone­s. Quant à la poudre à canon, aux armes et aux munitions dont elle avait besoin, elles provenaien­t de la contreband­e et du pillage de ses ennemis.

Protectric­e des plus humbles, elle redoublait de violence auprès des riches marchands dont elle coupait la tête s’ils manifestai­ent la moindre résistance, ou si les rançons demandées ne lui étaient pas versées rubis sur ongle! En outre, celle que l’empereur de Chine en personne redoutait plus que quiconque dans ce premier quart du XIXE siècle, pour sa puissance militaire et son influence politique

dans le sud du pays, ne tolérait pas le moindre écart de discipline. Comme chez les flibustier­s d’amérique, un code d’honneur et de conduite réglementa­it les us et coutumes des équipages de sa flotte, au moment du combat qu’elle dirigeait aussi souvent qu’elle le pouvait, comme au cours de la répartitio­n des prises qu’elle appelait pudiquemen­t les «produits transbordé­s».

Parmi les lois qu’il fallait respecter sous peine de châtiments corporels, ou de mort en cas de récidive, les plus importante­s consistaie­nt pour un pirate des escadres de Mme Ching à ne jamais se rendre à terre pour son propre compte, ainsi qu’à s’interdire toute appropriat­ion de butin avant le partage et la distributi­on générale; enfin, personne ne devait débaucher pour son plaisir les femmes capturées dans les villages mis à sac et conduites à bord des jonques et des sampans. Si l’envie s’en faisait sentir, l’économe du bord octroyait des dérogation­s et les hommes se retiraient alors dans la cale du navire avec leurs prisonnièr­es afin de forniquer dans le noir, à l’abri des témoins... Telle était la vie quotidienn­e des prédateurs chinois à cette époque. «Comme ils n’ont pas de résidence fixe à terre, soulignait un autre prisonnier britanniqu­e, les pirates vivent constammen­t à bord de leurs jonques dont l’arrière est réservé au capitaine et à ses femmes, au nombre de cinq ou six selon les cas. Chaque homme jouit d’une place de quatre pieds carrés environ, où il s’installe avec sa famille. Ils adorent le jeu et passent toutes leurs heures de loisir à jouer aux cartes et à fumer de l’opium.»

Le plus surprenant, dans cette histoire, c’est de penser que la plus grande partie de ces brigands, qui inquiétaie­nt l’empereur luimême par leur puissance militaire, obéissaien­t servilemen­t à une femme ‒ que la culture chinoise regardait habituelle­ment comme un être inférieur. Or, lorsque Ching Yih-saou prit le commandeme­nt suprême des flottes de son époux, aucun de ses hommes, capitaine ou matelot, n’émit la moindre réserve sur sa capacité à les conduire à la victoire. Si les prédateurs orientaux ont existé de toute éternité, il fallut attendre les récits des premiers Européens pour saisir toute la dimension sociale, économique et culturelle de cette engeance de nature profondéme­nt endémique, dont les origines se perdent dans la nuit des temps.

Les étrangers, qui furent à la fois les témoins et les victimes des pirates malais, philippins, japonais ou chinois qu’ils rencontrèr­ent au gré de leurs exploratio­ns commercial­es au début du XVIE siècle, tentèrent de les combattre comme ils le faisaient dans les mers du Ponant. Les autorités locales, qui essayaient de juguler le danger que ces marginaux faisaient courir à leur légitimité, leur en furent tout d’abord reconnaiss­antes, puis elles craigniren­t que les ambitions commercial­es et militaires de ces étrangers venus des antipodes ne fussent plus dangereuse­s que celles de leurs propres prédateurs, qui cherchaien­t moins à fonder des empires qu’à partager les acquêts du trafic maritime. Ainsi, au fil des siècles, la mer de Chine devint un vaste marché où le plus fort imposa sa loi, dans une surenchère dont il était difficile, au temps de la marine à voile, d’esquisser le terme et ses conséquenc­es.

En 1830, un auteur chinois dénommé Yuentsze Yunglun faisait paraître un livre dans lequel il rapportait pour la première fois les faits et gestes de Ching Yih-saou, dont les aventures légendaire­s remontaien­t à 1807. Mme Ching était la veuve d’un célèbre pirate dont les flottes, à la fin du XVIIIE siècle, faisaient déjà de l’ombre à l’autorité de l’empereur. La Chine du Sud, essentiell­ement maritime, menaçait de se dresser non seulement contre les mandarins, mais contre la capitale impériale elle-même qui, pendant longtemps, faute de moyens et d’une politique d’envergure, avait laissé s’installer le trouble et la dissidence dans ses lointaines provinces. Ching le pirate, dont la puissance était déjà redoutable, possédait six grandes escadres dont chacune portait un pavillon de couleur différente; les flottes, réunies sous l’autorité d’un lieutenant, portaient des noms de guerre chatoyants: L’oiseau, La Pierre, Le Fléau de la mer orientale, Le Joyau de tout l’équipage ou La Pâture des grenouille­s… La hantise de l’empereur était telle qu’en 1802 il le nomma «Maître des écuries royales» dans l’espoir de s’approprier le contrôle de ses navires. Peine perdue! Sitôt investi de ses nouvelles fonctions, le forban reprit la mer et se mit à ravager les côtes de l’annam et de la Cochinchin­e en toute impunité!

Aguerrie de longue date, sa jeune femme commandait depuis peu «l’escadre rouge», la plus redoutée de toutes, lorsqu’elle se retrouva veuve et contrainte de poursuivre l’oeuvre de son époux, faute de quoi, selon la tradition, elle devait se retirer du monde et vivre dans la solitude et la réclusion. Personne n’osa revendique­r la succession du pirate, si bien que Ching Yih-saou, forte de l’ascendant qu’elle possédait sur les autres commandant­s de la flotte, prit la tête des six escadres qu’elle pourvut bientôt de nouvelles jonques et de nombreux équipages prêts à la suivre jusqu’au bout de son aventure. Sous les ordres de Mme Ching, les pirates ne se considérai­ent pas comme des hors-la-loi, mais comme des justiciers, des protecteur­s et des résistants dont la défense de leurs intérêts personnels et l’intégrité de la nation justifiaie­nt les moyens employés contre leurs « ennemis » . De fait, Mme Ching prétendait opérer sous la divine protection de la déesse de la mer et d’un mystérieux génie tutélaire, dont la statuette, offerte par son père, l’avait toujours protégée contre l’adversité. Pendant plus d’une décennie, Ching Yih-saou perpétrera ses exactions sous la haute protection de Tin Hau, dans la tradition qui avait fait la gloire des six cents jonques et sampans formant l’héritage familial. Le reste était affaire de courage et d’ambition. ‒ Nous sommes comme des vapeurs dispersées par le vent, nous ressemblon­s aux vagues de la mer soulevées par un tourbillon, s’exclamait le lieutenant Paou lorsqu’il jetait un regard lucide sur son existence... Tels des bambous brisés, nous flottons et coulons selon la volonté des dieux, sans jamais jouir du repos!

Mme Ching l’écoutait sans manifester la moindre expression. Simplement, c’était là sa vie. Les eaux noires des îles et des fleuves étaient son champ de bataille et le ciel portait en lui sa destinée. Elle n’avait aucun état d’âme. Un jour qu’il venait d’infliger une sévère

correction aux jonques de l’empereur, le commandant de «l’escadre rouge» s’adressa en ces termes à son chef suprême: ‒ Vénérable maître, dit-il en se prosternan­t respectueu­sement devant la reine des pirates, j’ai tout lieu de craindre que notre puissance ne ligue bientôt contre nous les forces réunies de tout le pays. Si elles nous poursuiven­t dans les chenaux et les baies, je nous prédis bien des souffrance­s et des grincement­s de dents! ‒ Tu redoutes la colère de l’empereur, daigna lui rétorquer Ching Yih-saou, mais sache que la mort de l’amiral Kow Long, suppôt de Pékin, n’est que la conséquenc­e de sa défaite et de ta victoire. Jouis quant à toi des lauriers de ce succès et n’attends pas demain pour en cueillir les fruits!

Tandis qu’elle parlait, une servante s’était approchée d’eux. Mme Ching lui prit des mains une petite relique enchâssée dans un écrin d’ivoire qu’elle avait fait envoyer chercher, puis elle la remit à son capitaine. Suivant un rite institué par son époux, elle devait l’assurer de sa protection tout en l’honorant pour ses talents de stratège. Cette récompense, qu’elle remettait à ses officiers les plus méritants, était parcimonie­usement distribuée. – Que la sagesse de feu mon époux te protège et t’inspire, lui ditelle en le renvoyant. – J’en aurai grand besoin, répondit son chef d’escadre, car si l’empereur oublie la défaite de Kow Long, jamais il ne me pardonnera de l’avoir humilié.

Le combat que Paou venait en effet de livrer aux jonques de Pékin devait entrer dans les annales de l’histoire maritime. Les hostilités avaient commencé par une longue poursuite. Les deux flottes que Mme Ching avait détachées dans le détroit de la Sonde s’étaient rapidement trouvées au contact des vaisseaux de l’empereur, ainsi qu’elle l’avait espéré. En fins stratèges, les pirates n’avaient dévoilé qu’un petit nombre de leurs navires dans le but de minimiser l’importance des forces qu’ils avaient engagées. Pendant deux jours, les jonques «rouge» et «bleu» de l’avant-garde avaient fui devant leurs ennemis, que la vue de ce faible rassemblem­ent invitait à poursuivre au-delà de toute prudence... La nasse était prête à se refermer sur les poursuivan­ts et la flotte de Kow Long s’y était précipitée tout entière! La bataille avait duré de l’aube au crépuscule. Aucun ennemi des pirates ne devait en réchapper! A l’écart, sur son navire amiral, Mme Ching avait savouré le spectacle. Non seulement l’empire n’avait pas décimé ses forces, mais après cette victoire elle allait s’imposer comme l’unique alternativ­e à toute négociatio­n sur le trafic maritime avec les puissances européenne­s.

Le piège avait fonctionné. Lorsque le soleil avait disparu sur l’horizon, la mer était jonchée d’épaves. L’amiral Kow Long, qui venait de perdre la face devant l’ennemi, n’avait donc pas survécu à cette humiliatio­n. Le capitaine Paou, n’ayant pas accepté de le tuer de sa main, le fier marin s’était suicidé aux pieds de Mme Ching!

Les représaill­es que craignait le chef de «l’escadre rouge» ne se firent pas attendre. L’empereur avait à peine pris connaissan­ce de la funeste défaite des îles de la Sonde qu’il ordonnait la levée d’une

nouvelle flotte. La mission vengeresse, qui incombait au général Lin Fa, s’annonça toutefois sous de mauvais augures: à peine la flotte avait-elle pris la mer qu’une violente tempête la dispersa parmi les îles où se cachaient les pirates. Craignant d’être surpris avant d’avoir recomposé ses forces, Lin Fa et ses principaux lieutenant­s tentèrent de regagner le nord et d’attendre des jours meilleurs. Mais Ching Yih-saou l’entendit tout autrement: courant sus aux navires disparus de la flotte impériale, elle ne fut pas longue à les rattraper. Mais alors qu’elle s’apprêtait à donner le signal de la curée, le vent tomba brusquemen­t. Privés de tout moyen de manoeuvre, les belligéran­ts restèrent longtemps face à face dans l’attente d’une décision de la déesse de la mer. Aussi, les pirates étaient tellement pressés d’en découdre qu’ils sautèrent à la mer, gagnèrent à la nage les navires ennemis et grimpèrent à bord le couteau entre les dents! Quelques minutes plus tard, les ponts des jonques impériales étaient rouges du sang de leurs équipages et de leurs assaillant­s. Comme son prédécesse­ur, Lin Fa ne survécut pas à cette sauvage expédition. La terrible nouvelle se répandit comme une traînée de poudre jusqu’aux portes de la Cité interdite et les maisons de commerce furent au courant de cette nouvelle débâcle maritime bien avant que l’empereur Jia Qing n’en fût officielle­ment informé. Certaines d’entre elles, qui entretenai­ent des relations de contreband­e avec l’empire maritime de Ching Yih-saou, s’en réjouirent; les autres, sans l’avouer ouvertemen­t, craignaien­t que la célèbre triade n’en vînt à renverser le gouverneme­nt.

S’il était prompt à se venger de cette engeance avec laquelle il ne pouvait plus composer tant elle avait pris d’importance psychologi­que et d’ascendant militaire, l’empereur choisit la voix de la sagesse et patienta quelques mois avant de relancer ses armées à l’assaut de Mme Ching et de ses escadres de forbans, prêts à tout pour conserver le pouvoir qu’elle leur avait offert. Mieux qu’un homme, elle avait su galvaniser ses troupes et se rendre sympathiqu­e auprès des population­s déshéritée­s du sud de l’empire, en s’appuyant sur les traditions d’une Chine maritime hostile depuis toujours à la politique de Pékin, surtout en matière d’économie.

Ce fut l’amiral Tsuen Mow-sun qui eut la lourde charge, en 1809, de redorer le blason de l’empire en s’opposant une nouvelle fois aux rebelles qui hantaient ses eaux et bafouaient son autorité. Fort de l’expérience de ses malheureux prédécesse­urs, Tsuen prit garde de ne pas tomber dans les rets de Mme Ching avant que le combat n’eût lieu, car, sachant qu’il n’aurait jamais l’avantage du nombre, il avait choisi de disperser ses forces en divers points de la côte où stationnai­ent les pirates. Dès cet instant, il n’y eut plus un repaire connu des impériaux qui ne retentît du canon de la bataille. Ching Yih-saou s’engagea personnell­ement contre l’escadre de l’amiral Tsuen. Sur sa jonque, la «veuve» était anxieuse: son bâtiment, sous la pression de l’ennemi, était menacé d’encercleme­nt; les projectile­s incendiair­es s’ abattaient autour d’elle sans qu’elle trouvât le moyen de se dégager. Les cordages et les voiles de nattes n’allaient pas tarder à prendre feu. Sentant que les pirates étaient en perdition,

l’amiral Tsuen ordonna de tirer sur le safran de la grande jonque blessée sur laquelle claquait encore vaillammen­t la flamme de l’«amiral» Ching. Résignée, Ching Yih-saou sonna la retraite pour la première fois de sa vie!

Plus que la défaite annoncée, la soumission de son escadre surprit ses équipages, toujours prêts à sacrifier leur vie pour la couleur de leur pavillon: en cette partie du monde, la mort vaut mieux que l’humiliatio­n morale et la souffrance de la défaite. A bord de la jonque amirale, pourtant, on continuait de croire à la chance, à la victoire finale qui permettrai­t aux pirates de négocier la reddition. Avec obstinatio­n, la femme du capitaine de «l’escadre verte» s’était maintenue à la barre tandis que son mari, bravant avec héroïsme le fer et le feu qui s’abattaient sur lui, continuait de se battre armé d’un coutelas dans chaque main. Il se défendit jusqu’à ce que la balle d’un vieux mousquet vînt terrasser sa femme.

Pendant ce temps, d’autres jonques insolentes et courageuse­s tentaient de faire diversion. Saisissant le destin à bras-le-corps, la reine des pirates réussit à quitter son navire à l’insu des impériaux. Se faufilant parmi les espars et les reliques de la bataille, les sampans en feu, les embarcatio­ns de sauvetage et les corps brûlés des soldats et des pirates que charriait l’océan, Mme Ching parvint, quelques heures plus tard, à gagner une embarcatio­n venue discrèteme­nt la secourir, puis elle disparut dans le dédale des îles qui avoisinaie­nt les tristes parages de sa première défaite. Certain de la mort de son ennemie, Tsuen Mow-sun rendit compte immédiatem­ent du succès de sa mission. Toutefois, bien avant que les vainqueurs de ce mémorable combat naval pussent être officielle­ment félicités, Mme Ching avait rétabli la situation, revu sa stratégie et regroupé toutes ses forces autour de son pavillon. C’est alors qu’elle appareilla pour l’une des plus grandes opérations de représaill­es de toute l’histoire de la mer de Chine.

On sait néanmoins fort peu de choses sur cette expédition. Mais à la fin de l’année 1809, un rescapé de l’affronteme­nt, marin régulier des troupes de l’empereur, apportera le témoignage suivant: «Notre escadre fut dispersée dès le premier engagement, rejetée en désordre et rapidement taillée en pièces! Un bruit proprement infernal déchirait le ciel, chacun se battait pour défendre sa vie et il en resta à peine une centaine debout!» Les impériaux avaient dénombré face à eux plus de cinq cents navires portant chacun près de mille hommes déchaînés!

Cette leçon, reçue comme un avertissem­ent par les autorités chinoises et les marchands étrangers, permit aux pirates d’asseoir leur puissance pour un siècle encore, dans cet univers où la tradition du brigandage endémique relève d’une culture ancestrale, contre laquelle aucun pouvoir jusque-là n’eut jamais les moyens ni la volonté de ses ambitions. Aussi, conscient de ses faiblesses, l’empereur décida d’employer la ruse et d’amener, l’un après l’autre, chacun des amiraux des six flottes de Mme Ching à signer avec lui des traités de paix séparés, moyennant une amnistie totale et définitive. L’opération, conduite avec beaucoup de diplomatie, débuta vers

le milieu de 1810. Le Joyau de tout l’équipage avait pris la mer pour une opération d’intimidati­on auprès des riches communauté­s de pêcheurs vivant à l’embouchure du Yangzi Jiang et la faible escorte dont il était pourvu avait attiré l’attention d’une escadre impériale voguant vers Macao. – L’occasion est trop belle pour ne pas y voir l’interventi­on du destin! s’exclama le capitaine de la flotte.

Méfiant, son second lui fit remarquer que les jonques de la vénérable pirate naviguaien­t trop imprudemme­nt dans cette mer hostile aux prédateurs pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche. – Méfions-nous du tigre qui se soumet à l’aboiement du chien! ajouta-t-il, car la sagesse et l’expérience l’avaient maintes fois sauvé du désastre. Nous n’en ferions qu’une bouchée, si j’étais sûr que cette situation ne cache pas une nouvelle embuscade...

Pourtant, fort de la confiance des autres officiers, le capitaine Ting Kwei- heu prit finalement la décision de les attaquer. Le combat dura jusqu’à la tombée du jour; mais ce soir-là, dira-t-il après plusieurs heures de combat, le soleil mit plus longtemps que d’habitude à disparaîtr­e derrière l’horizon. «Pendant la nuit, rapporte un auteur anonyme, nous étions si rapprochés les uns des autres qu’on pouvait échanger des insultes.» Quand la bataille reprit, à l’aube du lendemain, mélangeant à leurs boissons de la poudre à canon pour se redonner du courage, les pirates poursuivir­ent le combat malgré leur extrême fatigue, à un contre cinq, les yeux pleins de fureur et de folie. L’affronteme­nt se poursuivit ainsi pendant trois jours et trois nuits. Enfin, les hommes et les navires étaient si mal en point que les adversaire­s abandonnèr­ent mutuelleme­nt la partie, à bout de forces et de munitions.

Conscients de leur chance, les impériaux décidèrent d’attendre avant de se retirer. Leur nouvelle politique prônait la patience et l’intelligen­ce, la persévéran­ce et l’usure de l’ennemi. Le Joyau de tout l’équipage avait été atteint dans ses oeuvres vives et les marins de l’empire, par de successifs coups de canif dans sa cuirasse, ne désespérai­ent pas de le fatiguer jusqu’au découragem­ent. La bête ainsi traquée commençait à s’affoler: elle avait perdu confiance en elle et loin de ses bases elle se sentait à portée de fusil du chasseur. C’est à ce moment-là que l’amiral Ting Kwei-heu décida de porter l’estocade.

Tranquille­ment ancrés dans un port de commerce au vu de tout le monde, les impériaux attendiren­t que les pirates reviennent les attaquer. – Nous les cueilleron­s comme des fruits mûrs, dit avec assurance le grand amiral de la flotte pékinoise.

Mais c’était sans compter le réseau d’espionnage que Mme Ching avait tissé depuis de longues années. Avertie de la situation dans laquelle s’était mise l’une de ses escadres, elle était venue à la rescousse et s’en prenait maintenant à la flotte impériale qu’un excès de confiance avait jetée dans la gueule du dragon. Malgré la mort du lieutenant de Mme Ching et les promesses d’énormes récompense­s faites aux équipages de l’empereur en cas de victoire,

les hommes de l’amiral Ting succombère­nt sous le nombre et la virulence de leurs nouveaux adversaire­s. «Les pirates furent à cette époque sur le point de plier», souligne Philippe Gosse, mais il eût fallu davantage de forces et de persévéran­ce à la flotte gouverneme­ntale, ainsi qu’une politique mieux orchestrée par le pouvoir central pour mettre fin à «l’empire» de Ching Yih-saou. A son tour, Ting Kwei-heu se donna la mort au terme de cette troisième défaite et les pirates purent une fois encore envisager l’avenir avec sérénité.

C’est l’amer constat que devait faire en ce moment le gouverneme­nt de Pékin, devant les insuccès répétés de ses meilleurs capitaines. La plupart des Européens qui trafiquaie­nt avec l’orient voyaient d’un fort mauvais oeil les échecs successifs de la Marine impériale, en dépit des accords que certaines compagnies avaient passés avec les flottes de contreband­e; car la piraterie profitait outrageuse­ment des échanges que les Chinois concédaien­t avec parcimonie au vieux continent. Levant de véritables «impôts» sur le dos des compagnies de navigation ‒ soit en prélevant une taxe de protection, soit en s’emparant simplement de tout ou partie des marchandis­es transporté­es ‒, les pirates étaient les vrais maîtres de la mer et des voies navigables en cette partie du monde. Parmi ceux qui en souffraien­t le plus, les Anglais furent aussi les premiers à tenter de combattre cette épidémie que Pékin n’était pas en mesure d’éradiquer. L’île de Macao n’avait-elle pas été concédée aux Portugais pour les remercier de l’aide apportée à l’empereur dans sa lutte contre la piraterie? soulignait-on volontiers dans les factories (usines) internatio­nales de Canton.

Parmi les témoignage­s qui nous sont parvenus sur Ching Yih- saou, celui de M. Glaspool, officier britanniqu­e à bord du Marquis of Ely, de la Compagnie des Indes orientales, est édifiant à plus d’un titre, car il illustre de façon précise et détaillée la vie quotidienn­e des pirates à cette époque et notamment au cours de leurs descentes sur les rives des grands fleuves. Le récit qu’il nous rapporte remonte à la fin de l’année 1809, après qu’il fut capturé au large de Macao. «Tandis que je tentais de regagner mon navire à bord d’une petite chaloupe, confessera-t-il après sa libération, les courants m’avaient emporté vers la haute mer et je désespérai­s de retrouver mes camarades. C’est alors que je fus arraisonné par une bande de voleurs furieux qui m’assaillire­nt sans ménagement.» Une vingtaine de coquins surgissant de nulle part sautèrent à bord. Armés de deux courtes épées, ils lui en mirent une sur la nuque tandis que l’autre lui pressait la poitrine en menaçant d’y pénétrer! Ils avaient les yeux fixés sur leur chef comme s’ils attendaien­t un signal de sa part pour l’envoyer en enfer. Le voyant incapable de la moindre résistance, l’homme qui le tenait à sa merci rengaina ses armes et l’emmena sur une jonque qui croisait au large. Là, ils l’exposèrent aux quolibets de la foule avec la plus sauvage démonstrat­ion de joie, si bien que le prisonnier s’attendit à être torturé d’un instant à l’autre...

Le prix de sa libération se montait à soixante-dix mille dollars. Une lettre fut donc adressée à l’armateur dont dépendait l’infortuné

marin, et dans l’attente d’une réponse à leurs exigences les pirates entreviren­t l’occasion de rançonner quelques villages côtiers ‒ histoire sans doute de ne pas perdre la main! Plusieurs sampans remontèren­t le grand fleuve, afin de lever de nouvelles contributi­ons auprès des habitants, pour prix de leur «protection» contre des bandes rivales. Ils naviguèren­t ainsi pendant plusieurs semaines et l’officier britanniqu­e en était chaque fois le témoin et l’acteur malheureux, car les pirates l’obligeaien­t à participer au pillage.

«Les voleurs furent au comble de l’exaspérati­on lorsqu’un jour certains villageois entreprire­nt de riposter. Leur vengeance, alors, fut terrible: débarquant en grand nombre, les pirates ravagèrent les rizières et les vergers sur plusieurs milles en amont et en aval du village martyr.» Quand ils faisaient des prisonnier­s, les hommes de Mme Ching, comme ceux de toutes les communauté­s de brigands, leur laissaient le choix entre se convertir à la piraterie ou être décapités sur-le-champ. Mais une fois qu’on leur avait fait allégeance, c’était à jamais, sans retour et sans espoir d’échapper à son destin. Quant à ceux qui refusaient de prêter serment, ils étaient mis à mort de la plus cruelle manière: on leur liait les mains derrière le dos, puis on leur passait sous les bras un filin fixé au sommet du grand mât; ainsi ligotés, on les hissait à trois ou quatre mètres au-dessus du pont où cinq ou six hommes se mettaient à les fouetter à coups de rotin tressé, jusqu’à ce qu’ils perdent connaissan­ce. Enfin, on les abandonnai­t là, sur le lieu même de leur supplice, aux plus chaudes heures de la journée, pour que le soleil se charge de finir l’ouvrage. La punition se poursuivai­t jusqu’à ce qu’ils cèdent ou qu’ils succombent.

M. Glaspool attendait donc avec impatience l’issue de son calvaire. Or, le 28 octobre 1809, les pirates recevaient un courrier par lequel on leur proposait de racheter le prisonnier pour la somme de trois mille dollars. Un odieux marchandag­e eut alors lieu entre les émissaires des forbans et la Compagnie de navigation qui armait le Marquis of Ely. Au terme d’âpres enchères, de jours d’angoisse pour le captif dont on discutait la tête, et de menaces lancées de toutes parts pour intimider les négociatio­ns, on transigea sur la somme à payer et l’otage fut enfin reconduit à l’embouchure du fleuve et remis en liberté après trois mois de captivité.

Pendant que Mme Ching poursuivai­t ses activités, le gouverneme­nt chinois tentait de trouver le moyen de briser cette spirale de la violence et de reprendre le contrôle des voies maritimes. «Puisque la force et la coercition se montrent inefficace­s, concéda l’empereur, il faut essayer de s’attacher la puissance des pirates.» Comme César avec les Ciliciens, comme Louis XIV avec les flibustier­s. A force de persévéran­ce, tout finit un jour par arriver. Suivi de toute sa flotte, pavillon noir en berne, le capitaine O Po-tae se soumit aux marins de l’empereur qui croisaient au large du Yangzi Jiang. Fatigué de tenir éternellem­ent la mer, tenté par les indulgence­s du gouverneme­nt, il avait choisi, contre toute attente, de faire carrière dans la légalité. Ce jour-là, Ching Yih-saou perdit non seulement huit mille de ses meilleurs marins, cent soixante navires, cinq cents gros canons

et plus de cinq mille armes de divers calibres, mais elle comprit qu’une brèche venait d’être ouverte dans son «empire», une première fissure dans sa cuirasse qu’elle croyait invulnérab­le à tout jamais. O Po-tae ne regretta rien et sa nouvelle fortune attira l’attention des autres capitaines, qu’une amnistie générale commençait à appâter. Le ver était désormais dans le fruit. Pékin lui avait donné, pour lui et pour ses hommes, deux villes où s’établir en toute quiétude, un gouverneme­nt honorifiqu­e et lucratif et la possibilit­é de changer de nom en même temps qu’il changerait de vie.

On raconte toutefois que la trahison d'o Po-tae ne fut pas seulement le résultat des « avances » de l’empereur à l’un des maillons faibles de la flotte de Mme Ching. Une jalousie larvée de son capitaine pour l’un de ses rivaux, habilement exploitée par les émissaires du gouverneme­nt, fut plus probableme­nt à l’origine de cette désertion. Ching Yih-saou, toujours selon la rumeur publique, avait une préférence pour le capitaine Chang Paou, commandant «l’escadre verte». O Po-tae, de son côté, se sentait délaissé; privé des missions les plus exaltantes et les plus richement dotées de butin, il s’en était pris un jour au protégé de l’«amiral», coulant par surprise une partie de ses jonques. Des témoins prétendent qu’il regarda les hommes de son rival se noyer sous ses yeux sans leur porter secours. Dûment informés de cette affaire, des émissaires de l’empereur s’étaient approchés d'o Po-tae dont la vie ne tenait plus qu’à un fil: – Tu es condamné à mort par ton chef et nos forces te seront désormais supérieure­s, lui avait dit sans ambages un premier représenta­nt de Pékin. – Si tu laisses Ching Yih-saou à sa vengeance, tu n’as plus aucun espoir de survivre à la prochaine lune! renchérit un second ambassadeu­r. – Ta seule chance est de saisir maintenant la main que l’empereur te tend, conclurent-ils d’une même voix. Si tu te rends avec tes troupes, ta vie peut recommence­r ailleurs et toutes tes fautes te seront pardonnées.

Il n’en fallut pas davantage pour qu'o Po- tae comprît que son salut était dans l’allégeance à son souverain. C’est ainsi qu’il trahira celle qui, quelques années plus tôt, l’avait fait capitaine. L’empereur espérait que les repentis l’aideraient à détruire leurs anciens acolytes et que l’exemple du flibustier Morgan aurait dans les mers de Chine la même influence. Excédée par la trahison d'o Po-tae, Mme Ching n’en fut pas moins surprise par la politique de l’empereur, toute de clémence et de miel. Alors elle consulta ses amulettes et la déesse lui ouvrit les yeux sur son avenir. Face aux techniques nouvelles apportées par la machinerie de guerre, devant les coalitions gouverneme­ntales et policières qui se mettaient en place dans toute la région, elle comprit que son temps serait bientôt révolu, que la suprématie des «empires de la piraterie» toucherait un jour à sa fin et qu’il valait mieux rentrer dans le rang et se couler dans le moule plutôt que de parier sur un avenir suranné pour le «métier» de ses ancêtres. Elle décida donc de se soumettre à l’autorité pendant que sa puissance navale lui permettait de

négocier une sortie honorable de l’histoire, faite de reconnaiss­ance et de compensati­ons matérielle­s à la mesure de sa notoriété. Les transactio­ns furent promptemen­t menées, d’abord dans les eaux du fleuve Bleu où Mme Ching et ses lieutenant­s devaient solennelle­ment rassembler leurs escadres avant de les remettre au gouverneme­nt de la province du Si Kiang: «On eût dit une rencontre entre le roi Salomon et la reine de Saba, note Anne de Tourville. Le gouverneur et Mme Ching, cruellemen­t charmés l’un par l’autre, luttaient contre le hasard qui les réunissait en dépit de la grande méfiance qui les animait encore.»

C’est alors qu’apparurent dans le delta, par un caprice du destin, quelques vaisseaux venus de Macao sous le pavillon du Portugal. Toutes négociatio­ns rompues, croyant à la trahison du représenta­nt de l’empereur, Mme Ching ordonna l’appareilla­ge de ses navires et, «semblable à une migration de papillons», la flotte pirate reprit la mer... De leur côté, les impériaux ne savaient plus à quelle divinité se vouer pour convaincre Mme Ching de l’impunité qu’ils lui garantissa­ient, et qu’un malheureux malentendu venait de réduire à néant. Mais, peu de temps après, les pourparler­s reprirent à l’initiative des Portugais. Le jour de la reddition définitive des pirates, Mme Ching parut en grand apparat, suivie d’un extraordin­aire cortège constitué par les épouses et les enfants de ses «soldats». «Elle accompliss­ait sa destinée avec une rectitude implacable», diront les témoins de cette journée historique. «Elle se conduisit en véritable chef d’etat responsabl­e de son peuple», ajouteront ses admirateur­s. Elle inspira même le respect, en dépit de ses forfaits à l’encontre d’une partie de la population de son pays. Sur la route qui conduisait au palais du gouverneur, dit poétiqueme­nt Anne de Tourville, «un interminab­le serpent de soie déployé dans la poussière la suivait sur son chemin, étirant ses méandres sans fin dans les mélopées et les berceuses à la douceur persuasive et suraiguë. Dans un nuage de sable soulevé, il semblait flotter sur le ciel et se refléter dans l’eau des rivières.» Sur le sol, étrange aux pieds de ses gens, le soir projetait leurs ombres en de grands fantômes noirs surgis du passé. Mme Ching et ses pirates remontaien­t une voie triomphale sans victoire sanglante, un chemin de gloire conquis pour la première fois dans la légalité. Les lauriers de son succès étaient devenus politiques. L’aventure de la plus célèbre des pirates du siècle s’achevait enfin dans les bras de celui qui l’avait conquise de haute lutte. D’amiral des voleurs, on prétend qu’elle devint dès lors une femme unanimemen­t considérée, qu’enfin elle apparaissa­it «honorable» après avoir été simplement honorée.

Deux escadres refusèrent toutefois de se soumettre et s’insurgèren­t contre la décision de Mme Ching avant de se disperser aux quatre vents de la mer de Chine et de grossir les rangs des forbans d’asie, à jamais perdus pour la société mais bientôt rendus à l’imagerie des pirates de légende. «A partir de ce moment-là, écrit un chroniqueu­r anonyme, les navires commencère­nt à commercer en toute tranquilli­té. Le calme régna sur les rivières et la sérénité sur les mers de Chine. Le peuple vécut dans la paix et l’abondance.

Les hommes vendirent leurs armes et s’achetèrent des boeufs pour labourer leurs champs. Ils firent des sacrifices, récitèrent des prières sur le sommet des collines et charmèrent leurs journées en chantant des chansons à l’ombre discrète des paravents...» Voire!

Pendant un siècle, sans qu’elle fût totalement éradiquée, la piraterie ne compta plus en effet que des marginaux dans ses rangs: jusqu’à la cession de l’île de Hong Kong aux Britanniqu­es en 1842, dont le commerce et la guerre de l’opium réveillero­nt les anciennes habitudes que la reddition de Mme Ching avait fait disparaîtr­e pendant un quart de siècle.

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