«La vraie histoire du Web n’a jamais été racontée parce que personne ne l’a encore publiée.»
Durant plusieurs mois, j’ai tenté d’entrer en contact avec Robert Cailliau, l’ingénieur belge à l’origine d’une invention qui a propulsé le monde dans une autre ère: le World Wide Web. Depuis, ce scientifique à la retraite du CERN a disparu des radars et s’est enfermé dans un silence obtus.
Devant 80’000 spectateurs et un milliard de téléspectateurs, une maison se soulève comme un moine en lévitation. Laissant apparaître, sur le sol au centre de la foule, un homme en train de pianoter sur son ordinateur. La speakerine déclame, cérémonieuse: «Ladies and gentlemen, the inventor of the World Wide Web, Sir Tim Berners-Lee.» Un temps intimidé par l’immense enceinte d’un stade qui s’égosille, le dos légèrement courbé, le regard qui cherche un appui, Tim Berners-Lee finit par se dresser pour répondre à l’ovation de la masse indiscernable dans la nuit en frappant des mains d’une manière singulière. Il est sans doute peu commode, pour un chercheur informaticien de 56 ans, de soudain jouer la rock star. Qu’importe, les organisateurs de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres 2012 auront réussi la prouesse de rendre spectaculaire l’action de taper sur un clavier. Dans un jeu de lumière à plusieurs dizaines de milliers de dollars, une phrase s’affiche dans les gradins, visible depuis le ciel: This is for everyone.
Dix-sept ans plus tôt, le 9 mars 1995, une brochure jaune intitulée World Wide Web circule au sein du CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire basée à Genève. A peine trois pages destinées à définir le principe du Web au tout-venant, des sous-titres sans fioritures comme What it is, un graphique qui montre l’évolution fulgurante du trafic mondial – orné d’une flèche pointant le moment où le grand rival Gopher, une application en partie similaire au Web, est définitivement surpassé – et un bref coup d’oeil dans le rétro, How it started. Première phrase: «Tout commença en 1989, quand Tim Berners-Lee et Robert Cailliau proposèrent un système d’informations distribuées basé sur l’hypertexte à destination du CERN.» Le document est signé par ce même Robert Cailliau, ignoré par la cérémonie d’ouverture des XXXes Olympiades alors qu’il aurait, d’après la brochure, cocréé le Web.
Qui est Robert Cailliau? Les quelques articles de presse à son sujet divergent. On le présente tantôt comme l’inventeur du Web, tantôt comme son coinventeur ou son codéveloppeur, tantôt comme un physicien qui a cru dès le début à la proposition du britannique Tim Berners-Lee pour un système d’informations partagé, plus tard le World Wide Web. On sait qu’il est belge. Né à Tongres, dans le Limbourg, en 1947. Ingénieur en mécanique des fluides diplômé de Gand, avec une spécialisation en informatique à l’Université du Michigan, aux Etats-Unis. Il effectue son service militaire à l’Académie royale militaire de Bruxelles où il est affecté en tant qu’infirmier auxiliaire avant de s’arranger pour être enrôlé comme programmateur informatique, passant ses journées à inventer – et surtout tester – des jeux vidéo de guerre. Le CERN l’engage en 1974 pour améliorer le système de contrôle d’un accélérateur de particules. A partir de 1990, associé à Tim Berners-Lee, il se consacre pleinement au Web jusqu’à sa retraite en 2007. Participe encore, de-ci de-là, à des conférences. Cède de plus en plus rarement aux insistances de certains journalistes pour leur accorder une interview. Avant de se faire cette promesse radicale en 2013: il n’apparaîtra plus jamais dans les médias. L’ancien prêcheur fait voeu de silence. Même en conférence, l’oiseau devient rarissime. On l’a encore vu à Fribourg en novembre 2016, puis au CERN, en septembre 2017, sa dernière apparition publique. «Il a accepté mon invitation parce que le titre de la présentation ne contenait ni le mot «Web» ni le mot «Internet», parce que son ami Yves Bolognini m’a servi d’intermédiaire et parce que sa fille enseigne à Fribourg», replace Philippe Lang, l’organisateur de la conférence de 2016. Il en faut, des conditions à réunir, pour que l’ingénieur de 71 ans capitule. Déjà méconnu du grand public, Robert Cailliau semble désormais se complaire dans l’anonymat, profitant du calme du pays de Gex où il vit, à l’orée des grandes forêts, pour apprendre à piloter des avions. A quelques kilomètres du CERN, là où tout a commencé.
J’essaye, moi aussi, de le rencontrer. Désespérément. Notre relation, si j’ose appeler ainsi cet embryon de dialogue à sens unique, a commencé par un mail
en octobre 2017, dans lequel je le sollicitais pour une rencontre. Je nous voyais déjà laisser couler les heures au coeur de l’hiver jurassien, devant une baie vitrée qui donnerait sur le Mont Rond ou le Grand Colombier couverts de neige, dégustant des mignardises, ravivant la conversation avec du café puis, à mesure qu’elle glisserait sur le terrain de la confidence, avec de la liqueur de prunelle, lui me contant tout ce que le commun des mortels ignore, me révélant les raisons de son silence, libérant sa colère en me livrant sa lecture du Web contemporain; moi l’écoutant religieusement. Sauf qu’à ma requête, il répondra: «L’évolution [du Web] ne me touche que peu et je ne saurais plus m’exprimer en connaissance de cause. J’espère que vous comprenez cette prise de position.» Pourtant, un mois plus tôt, il débattait encore au sein d’un panel d’experts sur l’Internet des objets (soit l’extension d’Internet à des choses et des lieux du monde physique, souvent aussi appelé Web 3.0). Lui qu’on décrit comme extrêmement curieux et cultivé n’aurait, du jour au lendemain, plus aucune expertise sur une révolution à laquelle il a grandement contribué? Difficile à croire.
Selon certains de ses anciens collègues, flottent surtout dans son esprit des morceaux du passé qu’il ne veut plus remuer. «Plusieurs problématiques entourent la personnalité de Robert, dont la fameuse brochure jaune, estime François Flückiger, un chercheur qui a repris la direction technique du Web au CERN en 1995 après le départ de Tim Berners-Lee pour les Etats-Unis. Robert, il est fâché. Il n’est pas en paix. Il est révolté contre le monde entier, raison pour laquelle il s’est refermé comme une huître. C’est poignant, pour moi, de le voir dans cet état. On ne sait plus quoi lui dire.» «Fâchés, beaucoup d’entre nous le sont», maugrée Phillip Hallam-Baker en parlant des autres pionniers du Web au CERN, dont il fait partie. Philippe Lang, au contraire, a été ébloui par le personnage, quand il a passé trois jours en sa compagnie à Fribourg. Humble, serein, inspirant. «C’est le grand-père qu’on a tous envie d’avoir.» Avant de hasarder: «J’ai cru comprendre qu’il existe
un clan Berners-Lee et un clan Cailliau.» «Pourquoi se montre-t-il aussi méfiant? se demande son ami Yves Bolognini, directeur du Musée Bolo de l’informatique à Lausanne. Bonne question. Je n’ai pas envie de le déranger avec ça.» «Il est devenu très pessimiste, confie James Gillies, qui a coécrit le livre technique How The Web Was Born avec Robert Cailliau en 2000 et qui dirige depuis 2003 la cellule Presse du CERN. Il voit partout le négatif du Web plutôt que l’inverse.»
Que s’est-il donc passé chez Robert Cailliau pour qu’il décline obstinément la moindre proposition? C’est peut-être derrière ce silence obtus que se cache la part inconnue du Web. En décembre 2017, après avoir obtenu son numéro de téléphone, je parviens à le joindre: vraiment, Monsieur Cailliau, je veux vous rencontrer. Je me suis calé dans le fauteuil de mon salon, prêt à jouer mon enquête sur un coup de fil. La conversation dure 40 secondes. Quand je prononce le mot «journaliste», ce que j’aurais mieux fait d’éviter, je le devine contenir un soupir d’exaspération, peut-être lui aussi enfoncé dans son canapé, à 800 kilomètres de Bruxelles, je me figure son visage jovial s’assombrir, ses épais sourcils baisser la garde, je le vois lever les yeux au ciel ou se les frotter nonchalamment derrière ses larges lunettes so nineties lorsqu’il me répond, sur un ton qui m’invite poliment à ne pas insister, qu’il a décliné des dizaines de propositions en cinq ans: «Pourquoi vous diraisje oui à vous?»
S’ensuit, seul dans mon salon, le silence de l’échec. Il va falloir ruser. Descendre en Suisse pour rencontrer ceux qui connaissent ou qui ont connu Robert Cailliau, dans l’espoir qu’ils intercèdent en ma faveur auprès de lui. Arpenter un terrain que peu de journalistes ou d’historiens ont entrepris de défricher. «Le gros avantage, c’est que les acteurs sont toujours vivants, ils peuvent donc encore témoigner. Le gros désavantage, c’est qu’on reste dans l’émotionnel, dans des relations interpersonnelles… Et, à l’époque, absorbés par la frénésie de l’invention, les témoins n’avaient pas le temps de penser à archiver», synthétise Mélissa Gailliard, attachée de presse au CERN.
«Si le Web avait été inventé aux Etats-Unis, Hollywood aurait produit au moins trois films», embraye JeanFrançois Groff, un pionnier du Web qui a joué un rôle essentiel. Pour Phillip Hallam-Baker, c’est très simple: «La vraie histoire du Web n’a jamais été racontée parce que personne ne l’a encore publiée.»
Ici commence la longue traque d’un ingénieur insaisissable que j’aurai le sentiment de connaître intimement à force de visionner ses anciennes conférences, lire ses témoignages, rencontrer ses proches – et tenter pas à pas d’amadouer le vieil homme du Jura, comme on apprivoise une bête farouche en s’approchant prudemment de sa tanière.
La jeune histoire du Web connaît, dès son point de départ, une première zone grise. Nous sommes en 1989. Dans l’enceinte du CERN, un campus international de 600 hectares et de 3’000 chercheurs à quelques longueurs du lac Léman, Tim, un ingénieur prodige de 34 ans, bel échalas au visage glabre et allongé, les traits fins, le menton fuyant, le crâne déjà dégarni, occupe un bureau sans âme dans le bâtiment 31 du département d’Informatique générale. Il faut emprunter la route Rutherford, encore en territoire français, et descendre la route Démocrite, cette fois en territoire suisse, pour gagner le bureau de Robert, dans le département de Physique expérimentale. Un trajet de 10 minutes de marche à l’orée des sommets enneigés du Haut-Jura que l’Anglais et le Belge effectueront à de nombreuses reprises au cours des années haletantes qui suivront. Pour l’heure, chacun travaille de son côté, ignorant parfaitement de quoi sont faites les journées de l’autre. Le règne du flegme académique avant l’ivresse de la révolution.
En mars, Tim soumet à son boss Mike Sendall un papier intitulé Information management: a proposal. Dans ce document convergent deux technologies informatiques majeures. Elles existaient déjà, mais personne n’avait pensé à les associer. C’est l’immense coup de génie de Tim. Et son immense atout, c’est qu’il les maîtrise toutes les deux. La première des technologies s’appelle l’hypertexte. Depuis bientôt 10 ans, Tim cherche à faciliter la communication entre chercheurs à travers le monde. En 1980, alors âgé de 25 ans, il avait créé Enquire, un système assez proche du Web dont il finira par perdre la disquette. Enquire était déjà basé sur l’hypertexte, soit un concept inventé 20 ans plus tôt grâce auquel un document contenant des informations (texte, images, graphiques) mène à d’autres documents par l’intermédiaire d’hyperliens (hyperlinks). Le préfixe hyper renvoie au dépassement des contraintes de la linéarité du texte écrit. Cet article, par exemple, serait un document hypertexte si, en effleurant, en recouvrant ou même en léchant ce mot, vous accédiez à un autre document (ou, dans le futur langage Web, une autre page). Essayez toujours: vous êtes ici, hélas, dans un vieux texte linéaire. Reste que, pour qu’un physicien de Boston puisse échanger des informations avec un chimiste d’Oslo, il faut connecter les ordinateurs entre eux. A la fin des années 1980, les scientifiques utilisent déjà une technologie de réseaux, soit un moyen d’envoyer des paquets de données grâce à la tuyauterie téléphonique. Ce qui exige beaucoup de patience: avant d’exécuter l’action demandée, l’ordinateur doit «appeler» son congénère, puis ce dernier rappeler pour répondre au premier. Au préalable, l’utilisateur est prié de posséder un compte et de s’identifier avant chaque action. Pour Tim, c’est trop lent et trop contraignant. Il veut que n’importe quel ordinateur, quand on lui demande quelque chose, réponde tout de suite et puis oublie. Take a request, serve it, forget it. Sans quoi, les recherches sur les futurs Google ou Wikipédia prendront un temps intolérable. En 1986, Tim apprend alors l’existence d’une deuxième technologie fondamentale, appelée Internet Protocol (IP), le seul réseau qui puisse fonctionner avec son idée de système hypertexte, car il adopte la philosophie du take a request, serve it, forget it. Une technologie inventée par Vint Cerf et Bob Khan en 1974, et non par l’armée américaine comme le prétend un mythe très répandu. C’est, en quelque sorte, l’infrastructure d’un réseau routier, qui permet le transport de marchandises,
mais sans véhicule à la disposition de l’internaute. La proposition de Tim, c’est précisément ça: un service de transport pour acheminer l’information via le réseau Internet. Le Web va devenir une application d’Internet parmi d’autres – comme le courrier électronique, en vigueur depuis 1965. Une application tellement puissante que le Web sera vite confondu avec Internet lui-même.
A cette époque, Mike Sendall, barbe raide, cheveux en épis, est déjà atteint d’un mal qu’il ne révélera jamais à ses collègues. Le chercheur quinquagénaire ne veut rien laisser transparaître. Il est animé par bien trop de passions pour se laisser aller aux jérémiades. Doté d’un grand sens de l’humour et d’un talent de conteur inhabituel, il passe ses temps libres sur les planches d’un théâtre proche du CERN, quand il n’est pas branché sur une chaîne de télévision orientale pour exercer sa connaissance de l’arabe. Surtout, il tient à suivre le plus longtemps possible les fulgurances intellectuelles de Tim, en qui il croit beaucoup. En ce début de printemps, il porte sous le bras la dernière oeuvre de son poulain, fraîchement imprimée. Une giclée de génie. Encore faut-il s’en apercevoir. Mike parcourt le document, gribouille quelques remarques à la marge puis repasse par la page en-tête qu’il annote de trois mots: «Vague, mais excitant…» Pour le profane, ce n’est pas vague, c’est indéchiffrable. Des cercles à n’en plus finir, reliés par des flèches au comportement obscur qui charrient des acronymes charabiesques. Un esprit artistique y verrait des nuages qui foudroient d’autres nuages dans un combat céleste sans merci. Un enfant y verrait un dessin fastoche à colorier. Or, derrière ce document, c’est la trouvaille du siècle qui couve. «Quand je le relis encore aujourd’hui, ça me paraît incompréhensible, lâche François Flückiger. N’importe quel ingénieur n’y comprend rien. Le «excitant» de Mike, c’était de la gentillesse, lui non plus n’y comprenait rien.» «Je pense que Mike avait humé l’odeur d’une idée spéciale, avance Ben Segall, un ancien mentor de Tim et l’homme qui a introduit Internet au CERN en 1985. La teneur de ce papier était extrêmement inhabituelle, dû à la façon holistique de Tim de voir le monde.» Il faudra 18 mois pour que l’invention sorte du brouillard. La question que Mike pose à la fin du document est prémonitoire des problèmes à venir: «And now?»
Un seul homme perçoit réellement – et d’emblée – le potentiel de la proposition de Tim. Pour cause: Robert travaille lui aussi, en 1989, sur un projet d’hypertexte pour partager des documents entre les employés du laboratoire qui possèdent un Macintosh. En tout cas, c’est ce qu’il déclare à plusieurs reprises, notamment lors de ses plus récentes conférences, insistant: «Moi aussi j’ai écrit une proposition, je ne vais pas entrer dans les détails, elle n’était pas basée sur Internet contrairement à celle de Tim, donc je me suis joint à lui, je me suis rendu à l’évidence, la sienne était meilleure que la mienne.» Ses anciens collègues n’ont jamais vu la proposition de Robert. Tim n’en parle nulle part, ni dans son livre sorti en 1999 ni dans les très nombreuses interviews qu’il a données. «C’est quelque chose qui n’est connu de personne, s’étonne François Flückiger. Il travaillait sur certains projets, certes, mais on peut toujours distordre la réalité. Qui pourrait attester que cette proposition a existé?» «C’est tout à fait plausible, nuance Phillip Hallam-Baker. Je sais que Robert utilisait activement Hypercard (un programme d’Apple basé sur le principe de l’hypertexte, ndlr)» Jean-François Groff non plus n’a jamais vu cette proposition. Mais ne doute pas une seule seconde que Robert l’ait formulée, si c’est ce qu’il prétend. «La vraie question, c’est pourquoi, en 30 ans, personne ne lui a demandé de montrer ce papier?»
Pour Robert, les débuts du Web, c’est une histoire de cafétéria, celle du CERN. Notamment l’expresso, déterminant, qu’il prend en compagnie de Mike début 1990, quand le Belge déroule devant le boss de Tim son idée de connecter et hyperlier les informations entre chercheurs du CERN grâce à l’Hypercard. A cet instant, Mike, stupéfié par la coïncidence, songe qu’il faudrait surtout commencer par connecter deux chercheurs entre eux: «Robert, tu dois rencontrer Tim!»
Un autre café survient quelques semaines plus tard, quand Tim et Robert cherchent un nom pour le système imaginé par Tim. A nouveau, un doute subsiste: cette discussion a-t-elle réellement existé? Dans le discours de Tim, jamais il ne mentionne un brainstorming qu’il aurait eu avec Robert pour baptiser sa proposition. Ça se passe toujours dans sa tête, et il raconte toujours la même chose: il a d’abord pensé à «Mine of Information», mais l’acronyme MOI était trop égocentrique; puis à «The Information Mine», mais l’acronyme TIM l’était encore plus; enfin lui est venue l’idée de «World Wide Web» («la Toile d’araignée mondiale»), malgré les réticences de ses amis du CERN, «qui affirmaient que ça ne décollerait jamais, surtout avec un acronyme (WWW) de neuf syllabes», écrit-il dans son livre Weaving the Web. Robert, lui, évoque donc plusieurs conciliabules à la cafétéria. Il aurait expliqué à Tim qu’il voulait un nom concis, mais surtout pas une divinité grecque ou un pharaon égyptien, desquels le CERN était déjà trop coutumier. Tim aurait mis son idée sur la table.
‒ On ne peut pas l’appeler ainsi, aurait répliqué Robert. L’abréviation WWW est plus longue à prononcer que le nom complet!
‒ Mais ça sonne bien, aurait riposté Tim.
Fin du brainstorming. Si Robert ne lui a pas donné de nom, il en a conçu le logo. Une superposition 2D de trois «W» verts. Pourquoi verts? Depuis toujours, Robert souffre d’une forme modérée de synesthésie, phénomène neurologique par lequel, dans son esprit, chaque lettre est associée à une couleur différente. Dans son alphabet bigarré, le «W» a hérité du vert. La couleur de l’espoir.
Tim et Robert s’apprivoisent lentement. Ce sont deux caractères très opposés, qui vont former l’un des tandems les plus improbables de l’histoire de l’informatique. Tim est un visionnaire exceptionnel qui n’a pas le temps ni les capacités d’élaborer un budget, convaincre ses interlocuteurs, définir ses ambitions. «Un jour, j’ai tenté d’établir avec lui un planning. Il ne comprenait même pas le concept!»
se remémore Robert dans le livre How The Web Was Born, copublié avec James Gillies. Tim veut coder, coder, coder, pour atteindre le plus vite possible son grand objectif: mettre au point une bibliothèque universelle, une technologie pionnière où le savoir serait partagé, gratuit, accessible à tous. C’est un idéal dans lequel Robert, lui aussi, croit ardemment. Mais, contrairement à Tim, de huit ans son cadet, il est doué pour vulgariser, dans son accent anglais insolite – celui d’un Flamand issu d’une lignée francophone belge –, là où Tim échoue à se faire comprendre. «Tim, c’était un penseur tellement rapide que son interface vocale n’arrivait pas à suivre», sourit Jean-François Groff. «En réunion, nous étions incapables de dire de quoi il était en train de nous causer, se souvient Peggie Rimmer dans le documentaire For everyone. On devait lui dire: “Tim, slow down!” Je ne connais personne qui réfléchisse comme lui. Il manquait toujours le milieu de ses phrases.» Certaines des démonstrations du Web qu’il donne en public sont calamiteuses, rapportent d’anciens spectateurs. Dignes du professeur Nimbus. Courbé sur son clavier, il mâche ses mots loin du micro, cherche dans la confusion l’origine des bugs que son logiciel rencontre en live et perd la moitié de son assistance après 10 minutes. Aux yeux de Tim, ce qu’il propose est à ce point simple et évident qu’il ne voit pas pourquoi s’y attarder. «C’est la marque de fabrique du génie créateur, ajoute Jean-François Groff. Tim en 1989, c’est Einstein en 1905.»
Robert, fasciné par la force prophétique de l’Anglais, parvient au contraire à déterminer les ressources nécessaires pour parvenir à leurs fins. C’est un organisateur obsessionnel: tout doit être planifié et documenté dans les moindres recoins. Tout, y compris ses visites chez le coiffeur, programmées systématiquement lors des équinoxes et des solstices. Grand fan de Lego, Robert ne supporte pas les incompatibilités entre les machines – ça le rend littéralement malade. La nuit, il rêve d’interfaces user-friendly, d’un royaume entièrement Macintosh, son ordinateur préféré, symbole suprême de l’intuitif.
Avenant, chaleureux, pince-sans-rire, il peut aussi se montrer très émotif. «Il est coléreux depuis très jeune, assure François Flückiger. C’est une personnalité complexe, atypique, un peu caractérielle. Parfois, tout le monde sortait de la pièce tellement Rob criait.» «Il a un sens du bien et du mal très développé, ajoute Jean-François Groff. Quand la réalité correspond à ses opinions, il va être super heureux. Quand c’est le contraire, il va être super frustré. Et ses opinions, il les défendra avec une vigueur énorme. En ce sens, il est parfaitement intègre.»
Le duo s’astreint à un dur labeur. Dur mais exaltant. Robert endosse le rôle de l’évangéliste du Web, qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin des années 2000. C’est aussi l’impresario de Tim. Sa première mission, capitale, consiste à rendre intelligible la proposition du prodige britannique pour convaincre la haute hiérarchie du CERN d’y injecter des moyens, sans quoi elle pourrait sombrer dans l’oubli. Pendant que Robert s’époumone à chercher du soutien, Tim s’use les doigts sur son clavier pour développer la technologie Web. Pas n’importe quel clavier: celui du tout-puissant NeXT, un ordinateur de la société éponyme fondée par Steve Jobs quatre ans plus tôt, qui fusionnera avec Apple en 1996. «Un ordinateur tellement en avance sur son temps qu’il se vendît mal», ajoute Jean-François Groff, qui rejoindra l’entreprise de Steve Jobs en 1993. Sur cette machine rutilante, Tim se concentre sur la création du premier navigateur Web (l’ancêtre d’Internet Explorer, Safari ou Google Chrome, en quelque sorte). Il développe le langage HTML pour écrire des pages contenant des hyperliens et fait appel au protocole de communication HTTP pour que navigateurs et serveurs Web puissent communiquer. Il invente aussi l’URL afin d’identifier toute ressource dans un hyperlien. Enfin, le jour de Noël 1990, Tim donne naissance au premier site Web de l’histoire: http://info.Cern.ch/hypertext/ WWW/TheProject.html. Il en existe 1,33 milliard au moment où nous écrivons ces lignes.
Quelques semaines avant le réveillon, une deuxième proposition, nettement plus accessible que la première, atterrissait sur le bureau des patrons du CERN. Cette fois signée Tim et Robert. «Ce papier n’était pas parfait, mais c’était une avancée exceptionnelle, le point de départ pour pérenniser les ressources», résume François Flückiger. Robert «réécrivit une nouvelle proposition dans des termes qui auraient selon lui plus d’effets», rapporte Tim, un brin dédaigneux, dans son livre. Pour Robert, c’était bien plus que ça: une proposition commune sur laquelle ils avaient bossé ensemble pendant des semaines. Ce qu’ils demandaient? Un staff de cinq membres dont ils feraient partie, six mois de travail, 80’000 francs suisses. Le CERN les enverra gentiment paître: ils ont d’autres chats à fouetter – le financement de l’accélérateur de particules LHC, par exemple – que cette invention qu’ils considèrent au mieux comme un gadget et qui n’est pas du ressort d’un laboratoire de physique. Tout juste leurs supérieurs accordentils aux deux énergumènes le droit de continuer à bosser sur le Web, épaulés par une étudiante recrutée par Robert, Nicola Pellow, seule femme dans ce monde d’hommes. Cette mathématicienne anglaise a pour mission de fabriquer un modèle réduit du navigateur déjà très performant mis au point par Tim, qui ne marche que sur les NeXT, afin qu’il puisse fonctionner sur tous types de machines en vogue à l’époque: X-Window, PC, Macintosh et NeXT. A ce point réduit qu’une fois opérationnel, ses utilisateurs devront, pour «cliquer» d’un lien à l’autre, encoder le chiffre situé après le mot ou le groupe de mots qui contiennent un hyperlien. Avec le recul des années, Robert estime qu’en résumant le Web à un pavé de texte racrapoté qui s’affiche en vert sur fond noir, ils ont commis une grossière erreur. «Pas de souris, pas de curseur, pas d’image, pas de police d’écriture, une grille constante de 80 caractères sur 24 lignes, bref, le plus bas des trucs!» s’emporte l’ingénieur au CERN, en 2013, devant un parterre de passionnés dont il douche l’engouement. C’est peut-être par cette réalisation bas de gamme que la petite équipe belgobritannique vient d’ouvrir une partie de la brèche dans laquelle les Etats-Unis s’engouffreront.
En attendant, même s’il manque de sex-appeal, le «Line Mode Browser», ainsi qu’ils le baptisent, peut être implanté sur tous types d’ordinateurs et donner accès, moyennant une connexion Internet, au monde de l’information qui réside sur le World Wide Web. Début 1991, ce monde consiste à peine en quelques pages hébergées sur le NeXT de Tim décrivant le projet en lui-même. Il suffit qu’il éteigne son ordinateur pour que le Web s’éteigne aussi. Il a d’ailleurs apposé une étiquette dessus, devenue célèbre: «Cette machine est un serveur. NE PAS ETEINDRE!» Pire, il n’y a alors que deux surfeurs: Tim et Robert. Dans ce contexte peu glorieux, l’artiste et son impresario vont essuyer un fiasco à la grande conférence HyperText’91 de San Antonio, au Texas. La communauté qui les attend là-bas leur réserve un accueil glacial.
Avant même de s’envoler pour le Texas, les choses sont mal engagées. Tim et Robert ont soumis un article au comité de la conférence. Il a été rejeté. A l’instar des producteurs de Decca, la maison de disque qui avait refusé d’engager les Beatles à la suite d’une audition en 1962, ou de tous les autres chasseurs de talent qui ont loupé la montre en or, le jury de San Antonio, à l’heure où vous lisez ces lignes, doit encore regretter son manque de flair. Les organisateurs laissent toutefois à Tim et Robert l’opportunité de faire une démonstration du logiciel Web durant le congrès, où se presse le gratin de l’informatique. Dont Doug Engelbart, l’inventeur de la souris et du principe de l’hypertexte. Robert débarque en éclaireur. Ville de plus d’un million d’habitants, Robert n’aurait jamais mis les pieds dans la petite Venise du Texas si elle n’était l’un des principaux spots de haute technologie au monde. Dans le taxi qui l’emmène de l’aéroport à son hôtel, il demande naïvement au chauffeur s’il existe une université à San Antonio. Il va avoir besoin d’une connexion à Internet pour la démonstration du Web et, en ce temps-là, seuls certains établissements académiques disposent d’une telle technologie. Oui, répond le chauffeur, nous avons trois universités ici, laquelle voulez-vous? Au hasard, comme devant un menu dont il ne comprendrait pas la langue, Robert opte pour Texas A&M. Il loue une voiture, se rend sur le campus et cherche, porte après porte, quelqu’un qui saurait en quoi consiste Internet ou, mieux, le Web. Il finit par tomber miraculeusement sur un chercheur qui jouit d’un ordinateur NeXT. Robert l’invite à télécharger le navigateur de Tim sur sa machine, avant de lui montrer ce qu’est le Web. Epaté, le chercheur de Texas A&M donne à Robert un identifiant et un mot de passe pour qu’il puisse se connecter à Internet à travers les machines de l’université depuis son modem. Autre enquiquinement: dans ses bagages, outre son modem, Robert a emporté un adaptateur qui ne fonctionne que sur 220 volts, alors que les Etats-Unis sont branchés sur 110. Il profite de sa voiture de location pour faire le tour des magasins de San Antonio, jusqu’à trouver, chez Radio Shack, un transformateur qui convertit 220 volts en 110. De retour dans sa chambre d’hôtel, Robert se rend compte qu’il a besoin du contraire: un transformateur qui grimpe de 110 à 220 volts. Il appelle un type de l’hôtel, à qui il explique qu’il a besoin de fiches mâles, de fiches femelles, d’un bout de câble et d’un tournevis. Le type de l’hôtel lui fournit le matériel demandé. J’espère que vous savez ce que vous faites, hein, lance-t-il à Robert en repartant, manifestement inquiet d’avoir livré à cet ingénieur inconnu des outils capables de court-circuiter une ville entière. Avec un bon mètre de scotch, Robert parvient à connecter l’ordinateur NeXT qu’il avait commandé en prêt pour la conférence au serveur du CERN, lequel pourra renvoyer les informations demandées par Tim et Robert pendant la démo. Il teste son bricolage dans sa chambre deux jours avant la conférence: ça marche. Le lendemain, Robert va chercher Tim à l’aéroport. Le Belge et l’Anglais expérimentent une dernière fois la connexion: ça marche. Les deux chercheurs maudits n’ont plus qu’à monter sur scène.
Pas de chance, durant la démonstration, la connexion se détériore. Tim et Robert, qui espéraient
montrer le Web sous son meilleur jour, à savoir le navigateur de Tim, sont contraints de surfer sur le Line Mode Browser. Déjà franchement sceptique au départ, la communauté hypertexte fait la moue pendant la démo. Il faut dire qu’en 1991, elle n’a pas le moral. Les petites conférences sur la question n’ont jamais réussi à soulever les foules et le monde du business s’en contrefiche. Tim écrit dans son livre: «Cette conjoncture suscite un certain cynisme envers ceux qui apportent des nouvelles idées susceptibles de changer le monde.» D’ailleurs, un délégué de la conférence trouve qu’ils sont bien prétentieux, les deux Européens du CERN, à nommer leur invention «The World Wide Web». Certains se demandent même où est l’hypertexte dans leur présentation. En réalité, le design imaginé par Tim s’épargne les dogmes du genre. Comme Robert le répétera à de multiples occasions, c’est la simplicité du Web qui fera son succès, tandis que les autres propositions plus ou moins similaires, nées à la même époque, mourront à cause de leur sophistication. Il a même plusieurs fois déclaré, comme pour tout envoyer balader: «Le Web, c’était le système le plus con de tous.» Seul Gopher, qui va devenir le principal concurrent, évitera cet écueil – c’en est un autre qui précipitera sa chute.
Pour l’heure, la fin de l’année 1991 est sans doute l’hiver du Web. Tim et Robert rentrent du Texas la queue entre les jambes. Bientôt trois ans après la première proposition de l’Anglais, la «Toile mondiale» ne compte jamais que trois aficionados: Tim, le père; Robert, l’évangéliste; et Mike, le parrain. Les rois mages du Web. Sans étoile qui les guiderait vers la bonne porte où frapper pour lever des fonds. «Au CERN comme ailleurs, quand on présentait le Web, les gens étaient soit enthousiastes, soit complètement atterrés, replace Jean-François Groff. Le secrétaire du directeur trouvait ça génial, mais le directeur, lui, considérait que c’était un divertissement d’informaticien. Polariser, c’est le propre des inventions vraiment révolutionnaires.» Dans le bureau du parrain, le trio palabre sur le devenir du
World Wide Web. «Tim et Robert s’emparaient d’un feutre et m’expliquaient leurs nouvelles idées sur mon tableau en formant des diagrammes, raconte Mike Sendall dans How The Web Was Born. Tim élaborait un rond vert, tandis que Robert dessinait un protozoaire bleu à forme variable. J’étais pris entre deux chaises en me demandant comment concilier le rond vert de Tim avec le protozoaire bleu de Robert.» Mike, en écrivant «vague, mais excitant…» et en commandant un ordinateur NeXT pour Tim, lui a créé un peu d’espace vital. Robert tente de maintenir cet espace, comme une sentinelle qui soufflerait précautionneusement sur un feu de brindilles malgré la pluie battante. Sans lui, la proposition de Tim serait déjà un astre mort. «Lors des réunions de direction de département auxquelles je participais, on désespérait: mais ça ne marche pas, son truc, à quoi bon continuer? se souvient François Flückiger. Tim a failli se faire couper les vivres. Voilà pourquoi je dis que, si Robert n’est aucunement l’inventeur du Web, sans lui il n’y aurait jamais eu de Web.» César ne manque pas de rendre à son bras droit Titus ce qui lui appartient: quand il présente Robert dans son livre, Tim commence par vanter son enthousiasme et son «génie pour répandre l’évangile». Il est un peu moins tendre lorsqu’il s’agit d’aborder l’état d’avancement du navigateur Macintosh que son acolyte belge s’est donné pour mission de développer. A vrai dire, Robert pédale dans la choucroute. Il veut quelque chose d’élégant, ce qui freine la programmation. Non sans mal, Tim le convainc de viser une interface plus basique pour accélérer le processus. Le navigateur finira par voir le jour sous le nom de «Samba», mais, bien qu’opérationnel, il toussotera constamment. Ce sera la seule contribution technique de Robert au développement du Web.
Entre la route Rutherford et la route Démocrite, les étudiants continuent de défiler. Après Nicola Pellow, c’est notamment Jean-François Groff qui fait ses armes chez Tim et Robert dès 1991. «On était extrêmement motivés, décrit le nouveau venu. On se considérait comme une toute petite équipe
qui oeuvrait seule contre le monde entier, consciente de l’impact gigantesque que le Web pourrait avoir.» Ces cerveaux en ébullition habitent un décor fort éloigné des bureaux design d’une start-up shootée à l’euphorie de la croissance. Le cadre se rapproche plutôt d’un garage comme celui, passé à la postérité, au fond duquel Steve Jobs et ses deux associés ont commercialisé les premiers Apple en 1976 ou, plus tard, celui de Jeff Bezos, qui se servira du Web pour fonder Amazon, aujourd’hui l’une des entreprises les plus puissantes au monde. Au CERN, on n’est pas du genre à s’attarder sur la déco: mobilier bon marché, moquette de motel et carrelage de cantine. Les disciples de Tim, recrutés par Robert, arpentent les couloirs sordides du centre de recherche sans se soucier de leur look, certains osant même fouler le sol en sandales, «interdites pour des raisons esthétiques, on ne sait pas pourquoi», commentait Robert, goguenard, à Mons en 2012.
Au cours de l’année 1992, la notoriété du Web croît. Pendant que Tim prêche de la côte Est à la côte Ouest des Etats-Unis, Robert pèlerine de conférence en conférence sur le Vieux Continent. Sandales au pied ou non, l’équipe évangélisatrice du Web parade avec le t-shirt conçu par Robert. Floqué d’un grand «W» et du slogan «Let’s share what we know» (Partageons ce que nous savons), il affiche également une liste des quelques sites Web qui existent à l’époque. «Peut-être qu’un jour, lance Bebo White à son ami Robert lors de la conférence d’Annecy en septembre, il y en aura assez pour faire le tour de notre poitrine.» Aujourd’hui, 370 nouveaux sites naissent chaque minute dans le monde. Libwww (Library World Wide Web), le logiciel du Web, est distribué gratuitement sur Internet. Une sorte d’open source très flou, via lequel le CERN garde le copyright, mais offre la possibilité au reste du monde d’améliorer le programme. Si Tim a la réputation d’être un codeur impétueux, d’autres rivalisent rapidement. «Ils se sont dit quoi, les jeunes impatients, en voyant notre Line Mode Browser? “Nous, on peut faire mieux.” Et alors, au lieu de nous contacter, ils ont commencé à bricoler n’importe quoi dans leur coin», peste Robert en conférence. Les jeunes impatients. Les golden geeks, comme titrera le Time à leur propos. De la Finlande à la Californie, des étudiants se mettent à développer des navigateurs pour tous types de machines. L’un d’entre eux, Marc Andreessen, va bientôt rafler la mise. A ce stade de l’histoire, il n’est encore qu’un étudiant en informatique qui écrit des lignes de code Unix pour 6,85 dollars de l’heure dans sa chambre, en bordure d’un village de fermiers déshérités, quelque part dans l’Etat du Wisconsin.
En décembre 1992, le trafic Web compte 50 serveurs dans le monde. Tel un filet d’eau à peine perceptible qui s’échapperait du robinet. Mais, sous les fondations, le puits est enfin assez profond pour que le destin bascule. Deux événements sont sur le point de transformer le Web à tout jamais. Ils vont se produire à huit jours d’intervalle. De mon côté, sur la route vers Bruxelles après ma première descente en Suisse début février 2018, j’attends des nouvelles. Certains des interlocuteurs que j’ai rencontrés, amis plus ou moins proches de Robert Cailliau, lui ont envoyé un mail pour expliquer que j’avais bien l’intention d’écrire des articles sur lui et, comme l’a dit Yves Bolognini, «que je ne mordais pas». Une petite opération de lobbying dont j’ai bon espoir de l’issue heureuse. A peine mes valises posées, on me transmet une réponse de Robert Cailliau – une phrase à peine: «Je n’ai tout simplement plus envie de parler de ça.»
La ruée vers l’or
Robert a fait ses calculs: en dessous de 58 participants, il sera en déficit et devra combler le trou de sa poche, puisqu’il n’a pas obtenu de financement du CERN pour organiser son événement. La première édition des Conférences internationales du World Wide Web, dont il est le grand ordonnateur et le
président, aura lieu du 25 au 28 mai 1994. Au CERN, bien sûr, le berceau du Web et sa capitale déjà déchue. Voici le programme: trois jours de conférences dans les petits auditoriums de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, avec des panels de discussion sur la philosophie du Web, son déploiement commercial, les moyens de le protéger. Certes, c’est la première fois qu’un événement se consacre au Web; certes, le nombre d’utilisateurs croît de façon irrésistible depuis plusieurs mois. Mais comment prévoir le succès d’un congrès, avec des moyens de promotion proches de zéro?
Le 25 mai, aux premières heures, Robert fait les cent pas à l’entrée du CERN, devant l’arrêt terminus de la ligne de tram qui ramène les passagers, à travers la vallée du Rhône, vers le centre de Genève, situé vingt minutes plus loin. A l’ouest, du côté français, se dresse un mur de montagnes. Des taches blanches sur leur sommet rapetissent à mesure que l’été s’installe. Robert, ce matin-là plus que jamais, doit redouter l’échec. Il en a déjà suffisamment encaissés depuis le début des aventures. S’est-il surestimé? D’abord Tim qui, en 1989, a proposé un système d’informations plus malin que le sien, ce dernier n’étant qu’un gribouillis d’idées jetées sur une page aujourd’hui disparue. Puis Samba, son navigateur pour Mac, laid, caractériel, indomptable, déjà aux oubliettes de la science informatique. Robert n’a pas réussi à convaincre le CERN d’engager des fonds, encore moins du personnel, pour soutenir le développement du Web. Ses relations avec Tim, son associé anglais, se sont envenimées. Quel est son héritage? Impalpable, pour ne pas dire nul. Heureusement, personne ne l’a publiquement fait remarquer. Pas encore. Il n’a, pour lui, que sa foi. Lui l’athée, lui qui déteste viscéralement les religions, ne connaît pas d’égal pour évangéliser le Web. Sans la lumière portée par Robert, sans ce don qu’il a pour éclaircir la pensée de Tim, le «projet World Wide Web» aurait déjà pourri dans les caves du CERN. Qui sait que des âmes égarées tomberaient dessus par hasard au moins trente ans plus tard –
période au bout de laquelle le centre de recherche lève le «secret» entourant ses archives en y donnant accès au grand public – dans un monde qui en serait resté aux journaux et aux encyclopédies en papier, aux courriers postaux et au commerce physique, un monde sans Google ni Facebook, sans Youtube ni Wikipédia, sans fake news ni Big Data, ou alors un monde Gopher, ou un monde Minitel, ou un monde Microsoft. Un monde meilleur, un monde moins bien, allez savoir. C’est alors qu’au terminus de la ligne de tram Genève-CERN, les gens commencent à affluer. Venus de Norvège, de Californie, de Tokyo, de Lyon, de Bruxelles, des concepteurs de navigateurs, des auteurs de sites Web réputés, des grandes gueules de forums de discussion débattent in real life. Ils se connaissent parfois par pseudo interposé, ou par réalisation remarquée – Ah, c’est vous, le site sur les différents fleuves d’Amazonie? Bluffant! – Et vous, vous avez donc créé le navigateur Cello? Je ne jure que par ça! Dans un désordre enthousiaste, on jubile d’être aux avant-postes de la révolution en cours. Les auditoriums débordent, Robert ne sait plus où donner de la tête, 400 personnes suent devant les speechs de Tim, Robert en refuse des dizaines d’autres faute de place, à l’extérieur les gens le supplient, «Je n’ai besoin de rien, pas de nourriture, pas de logement, juste une marche pour m’asseoir et écouter!» Des reporters présents lors de l’événement trouvent la formule qui fera mouche dans les journaux du lendemain: «C’était le Woodstock du Web.»
Depuis plusieurs mois, j’implore Robert Cailliau, non pas de m’ouvrir les portes du CERN, mais de bien vouloir me recevoir pour un entretien. Il campe derrière son silence pour des raisons en partie inexpliquées. Impossible de savoir si, à force d’insister, j’ai provoqué quelques fissures dans la digue qu’il a érigée au fil des ans. Impossible de savoir si elle est sur le point de rompre ou si mon entêtement l’a consolidée. En mars 2018, je décide alors d’attaquer Robert par le flanc: sa famille. Je sais que l’ingénieur à la retraite est le père d’au moins une fille et que celle-ci a – semblerait-il – transité par les Universités
de Fribourg et de Genève en tant que chercheuse en sciences agricoles. Après plusieurs coups de fil, j’apprends qu’elle n’est plus employée ni par Fribourg ni par Genève. Ne reste, sur Google, qu’une seule piste l’y menant: une association de naturalistes romands dont elle ferait partie et qui organise des excursions zoologiques dans les pâturages fribourgeois sur les traces de grenouilles, de couleuvres ou de chouettes hulottes. J’envoie un mail à l’adresse générale, en me présentant comme journaliste qui cherche à joindre Madame Cailliau, «experte en hépatiques». C’est elle, en personne, qui me répond dans de brefs délais, en me redirigeant vers son adresse mail privée. Sur laquelle je m’empresse d’étaler le véritable objet de ma demande: j’aimerais que la fille me parle du père, puisque ce dernier refuse de me voir. Je rafraîchis maladivement ma messagerie, scrutant une réponse de sa part. Après trois jours, rien.
Comment se fait-il que le Web, alors qu’au printemps 1993 il n’était consulté que par une poignée de marginaux, soit devenu aussi hype un an plus tard? J’ai insinué plus haut que deux événements majeurs, à huit jours d’intervalle, allaient sortir le Web de la pénombre dans laquelle il gisait. Commençons par le deuxième. Il est des oeuvres de Robert. Encore lui. En faisant ce geste que certains considèrent aujourd’hui comme suicidaire, quand la plupart saluent un acte magnifique: avec l’appui de Tim, il convainc le CERN de placer le logiciel du Web dans le domaine public le 30 avril 1993. En d’autres termes, à partir de ce jour-là, n’importe qui peut le modifier et le faire fructifier. C’est la posture philanthropique ultime. Pour la plupart, ce dépôt a évité au Web le même destin que Gopher, qui s’est écrasé à partir du moment où l’Université du Michigan a demandé des royalties. «Le domaine public, c’était une nécessité, estime Jean-François Groff, le principal collaborateur de Tim et Robert entre 1990 et 1992. C’est ce qui a permis au Web de devenir le standard universel.» Pour une petite partie des anciens pionniers, en revanche, c’était un risque inconsidéré. «Robert dit que c’est lui qui a eu cette idée, Tim dit que c’est
la sienne, ils feraient mieux de ne pas s’en vanter, car elle était mauvaise! s’exclame François Flückiger, qui dispose par ailleurs d’un background juridique. Le CERN va courir le risque qu’une entreprise s’empare du code, corrige un minuscule bug, s’approprie ainsi le «nouveau» logiciel et fasse payer une licence.» Imaginez l’ogre Microsoft qui flairerait le bon coup pour écraser son ennemi Macintosh. Par chance pour Tim et Robert, l’entreprise du jeune Bill Gates, à peine consciente de l’existence du Web, ne croit pas encore en la portée commerciale de cette invention.
C’est un informaticien en herbe venu de nulle part qui est à l’origine du premier coup d’accélérateur. Un visionnaire de 22 ans, qui va transformer le Web en une technologie grand public – mais pas encore une machine à fric. L’archétype du slacker, du branleur, qui fera la une du Time en 1996 dans une position qui sied à l’image d’Epinal que renvoie son espèce: enfoncé dans un fauteuil orné de motifs en or, les pieds nus, la tête posée dans la main, la bouche ouverte pour feindre un bâillement ricaneur. Le triomphe de la nonchalance. Titre de la cover: The Golden Geeks. Ce glandeur génial s’appelle Marc Andreessen. Au moment de la photo, il a 24 ans et pèse 58 millions de dollars. Trois ans plus tôt, il n’était qu’un quelconque étudiant en informatique de l’Université de l’Illinois, fils d’un vendeur de semences de maïs originaire d’un village sinistré du Wisconsin. Mais un étudiant qui détenait une bonne idée. Et beaucoup de talent. En quelques semaines, dans le cagibi qui lui servait de chambre, il code un navigateur Web pour le compte du NCSA (National Center for Supercomputing Applications), une spin-off de l’Université de l’Illinois, à Urbana-Champaing. Une bordée d’autres branleurs, des camarades de promotion, mitraille leur clavier aux côtés du leader naturel. Insolente de facilité, la jeune team met au point un navigateur permettant de surfer sur le Web en affichant, notamment, des images. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on écrit depuis, une première, puisqu’il existait déjà
le navigateur de Tim, presque aussi graphique – mais il ne fonctionnait que sur les ordinateurs NeXT, extrêmement onéreux. C’est en revanche l’interface la plus coquette de son temps, pas trop compliquée à installer, assez intuitive et, surtout, progressivement opérationnelle sur tous types d’ordinateurs. Il suffit de cliquer d’un lien à l’autre pour changer de page. Les hyperliens sont surlignés en bleu. Au coin de la fenêtre, un bouton permet de retourner en arrière. La navigation sur le Web devient, pour le profane, un plaisir. Marc nomme sa création Mosaic. Il la publie le 22 avril 1993, alors que le Web ne compte que 50 sites. Le succès est saccageur, comme un feu sauvage qui se répandrait sur un terrain dépourvu de concurrents valables. Chaque jour, plusieurs centaines de néophytes téléchargent gratuitement le logiciel, pendant que des nerds l’améliorent version après version. Mosaic humilie les autres navigateurs à peine sortis du sol et conquiert un public au-delà des cercles académiques, portant la croissance du trafic Web, en 1993, à +350%. Marc boit du petit lait. Son diplôme en poche, le golden geek en chef dégage de ce coin paumé qu’est Urbana-Champaing et déboule en Californie, d’où il compte bien croquer le reste du monde. Where else?
A peine posé son PC dans la Silicon Valley, zone qui deviendra le temple de son éclatante carrière, Marc trouve un job dans une boîte informatique. Six mois plus tard, en janvier 1994, le Dr Jim H. Clark, 50 ans, célèbre multimillionnaire de la vallée, légende de l’industrie informatique, envoie un mail au jeune diplômé inconnu. «Je suis le fondateur de Silicon Graphics Incorporated, que je m’apprête à quitter. Pourrions-nous nous rencontrer?» Jim est un homme riche à court d’idées. Il voudrait lancer un nouveau produit grand public, mais quoi? Un ami vient de lui parler d’Internet et du World Wide Web, expressions qui lui sont parfaitement étrangères. L’ami en question le visse subito presto derrière un ordinateur et l’invite à découvrir à quoi ça ressemble. Jim ne met pas plus de trente secondes à comprendre qu’il se trouve devant un Nouveau Monde fascinant.
Les yeux écarquillés comme un chercheur de pétrole au-dessus d’un puits sans fond, l’entrepreneur passe deux heures à se promener d’un lien hypertexte à un autre, éberlué par la simplicité de navigation et la richesse bordélique de Mosaic. «Et c’est qui qui a fait ça?» demande Jim. «Marc Andreessen, un jeune gars de l’Illinois qui bosse maintenant à San Francisco», répond l’autre, qui ne fait aucune allusion ni à Tim ni à Robert, dont il ignore peut-être même l’existence. «Pourquoi Jim a-t-il compris avant les autres? Parce que c’était un programmeur, analyse François Flückiger. Toutes les grandes entreprises américaines, Google, Microsoft, Apple, ont été fondées par des techniciens. En Europe, vous connaissez un seul chef d’entreprise qui peut écrire une ligne de code? Le modèle, chez nous, c’est de faire une école de commerce pour devenir manager. Etre technicien, c’est carrément mal vu.» Marc n’attendra pas dix minutes pour répondre au mail de Jim. Ils se rencontrent au Café Verona de Palo Alto, le repaire des prophètes de la technologie. Puis se retrouvent régulièrement chez Jim, où le gourou et le futur gourou du royaume high-tech descendent des bouteilles de bourgogne en échafaudant leur projet: réécrire l’actuel Mosaic pour en faire une machine de guerre insubmersible.
Un événement sensationnel vient de se produire dans ma boîte mail. Trois mois après son dernier message, Robert Cailliau himself m’écrit. Spontanément. Je ne parviens à lire, dans un premier temps, que le début de son mail. Ça commence comme ceci: «M. Jardon, je vois que vous n’abandonnez pas et que vous avez fait des recherches poussées jusqu’à trouver ma fille.» J’ouvre le message, mais il met du temps à apparaître. Suffisamment pour que je conçoive les scénarios les plus noirs, sans doute Robert va-t-il vitupérer dans les phrases suivantes que je suis un malade mental, que j’ai violé son intimité, qu’il va me poursuivre pour harcèlement, peut-être va-t-il obstruer les derniers accès qu’il me restait pour dresser son portrait en avertissant de vieux amis, des anciens collègues
que je n’ai pas encore rencontrés: «Méfiez-vous, ce garçon est un déséquilibré!» Mais non. Il explique, par la suite, qu’il envisage de me parler. Il doit encore un peu réfléchir. L’ingénieur farouche est en train d’assouplir sa position. Je lui réponds avec toutes les précautions d’usage. Je marche sur des oeufs.
Al Vezza a pris l’avion entre Boston et Genève, douze heures de vol sans compter les escales, rien que pour manger un filet de boeuf charolais à l’Auberge des Chasseurs, près de la frontière française. Il ne sera pas seul à table, bien sûr. Et pas avec n’importe qui. Pour que l’Américain effectue un tel déplacement, le gibier qu’il vient chasser doit être gros. Sa proie se nomme Tim Berners-Lee. C’est pourtant, en ce mois de mai 1994, un jeune ingénieur anglais encore relativement inconnu. Il se débat toujours au dernier échelon de la hiérarchie du CERN avec son invention, le World Wide Web, dont presque personne ne veut parmi ses collègues. Al, en revanche, est captivé par ce système. Obsédé, même. Pour le directeur associé du Massachusetts Institute of Technology (MIT), autrefois CEO d’une entreprise de jeux vidéo, l’enjeu est simple: il faut que le coeur de cette création ne batte plus dans la vieille Europe qui lui a donné naissance, incapable d’offrir le terreau nécessaire à son épanouissement, mais aux Etats-Unis, où les jeunes geeks débridés commencent déjà à lui tirer du lait – les premiers litres d’une vache qui deviendra la poule aux oeufs d’or des entrepreneurs de la Silicon Valley. Et le temps presse. Si ce n’est pas au MIT, Tim convolera vers une institution rivale, puisqu’il ne compte pas faire de vieux os au CERN, qui n’a ni la force de frappe ni la vocation pour développer un système informatique aussi prometteur. Pendant qu’on apprête son filet de boeuf, Al déroule le processus de séduction qu’il a soigneusement répété dans l’avion. Malgré le décalage horaire, le professeur est infatigable. Il débite ses arguments avec férocité, seulement interrompu par les serveurs chaque fois qu’un nouveau fax lui parvient en provenance de Boston, d’où on lui expédie les documents nécessaires pour achever de convaincre le
père du Web. Aux tables voisines, on s’amuse de cet Américain volubile et, semble-t-il, important, qui se lève régulièrement pour réceptionner le courrier qu’on lui adresse en continu. Quand Al se rassied, il martèle à son partenaire de tablée le même message, toujours plus pressant: «Venez à Boston.» De retour dans le Massachusetts, il expédie une offre d’emploi à Tim. To good to refuse. La décliner relèverait de l’indécence.
Trois mois plus tôt, Tim avait jeté un premier pont par-delà l’océan en correspondant avec un certain Michael Dertouzos, un Grec officiant au MIT, fils d’un amiral d’Athènes, passé comme son père par la marine grecque avant de brusquement barrer vers la recherche fondamentale aux EtatsUnis. A Zurich, autour d’un rösti, Tim et Dertouzos avaient rêvé d’une organisation internationale qui élaborerait des normes, de façon à ce que le Web ne soit pas une jungle commerciale fragmentée, mais un système universel, à travers lequel chacun pourrait lire et éditer des sites, quel que soit son ordi (PC, Mac, X-Window), son système d’exploitation (Windows, Linux, FreeBSB) ou son navigateur (Mosaic, Cello, Lynx – soit les ancêtres de Safari ou Internet Explorer). Il sentait, Tim, que ça partait en vrille. Que les industriels, comme sur un ring, allaient se briser les phalanges pour phagocyter ce nouveau marché en créant une alternative exclusive au Web, au détriment de l’utopie de Tim et son énigmatique acolyte belge. Dertouzos s’était montré très réceptif à l’idée. Le MIT, a-t-il tout de suite pensé, pourrait être un acteur de premier plan de ce futur consortium. Et ce serait bien d’avoir la tête pensante du Web à Boston. C’est ainsi qu’il avait mandaté Al pour persuader Tim de s’expatrier, lui, sa femme et son enfant.
Que fait-il, Robert, pendant ce temps? La même chose que Tim, mais de son côté. La relation entre les deux fondateurs du Web s’est sensiblement détériorée en quelques mois. Au concours de celui qui gueulera le plus fort dans les corridors du CERN, c’est toujours Robert, irascible, passionnel, qui remporte les
lauriers. Sur certains sujets, impossible de trouver un terrain d’entente. Les allées et venues de la route Rutherford, où bosse Tim, à la route Démocrite, où bosse Robert, se font rares. Le binôme, fusionné par coïncidence, se dissout au gré des disputes. Nul ne sait, à part eux, ce qui les sépare intimement, au-delà de leurs désaccords sur la technologie. Robert tire-til trop la couverture à lui? Est-il en colère contre cet associé infidèle qui pactise avec Boston? Tim se sentil englué comme un chewing-gum dans sa relation avec ce collaborateur qui lui est tombé du ciel? Alors Robert agit seul. Sans aucun soutien. Et surtout, loin des Américains. Le Belge aime l’Europe, il croit encore qu’elle peut exploiter le Web avant que les Etats-Unis ne l’absorbent complètement, il veut ruer dans les brancards pour qu’une organisation paneuropéenne voie le jour. Le TGV Genève-Bruxelles devient son trajet favori. Dans les couloirs de la Commission européenne, il commence par convaincre un conseiller d’assister à une démonstration du Web par ses soins. La proie de Robert consent à se transporter à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), l’un des rares lieux de la capitale qui dispose d’Internet, où le Limbourgeois se précipite pour lui montrer le meilleur site web de l’époque: une visite virtuelle d’une exposition de dinosaures dans la ville d’Honolulu, à Hawaï. Images, descriptions et même capsules sonores, l’étudiant américain à l’origine du site est sans conteste l’auteur d’un chef-d’oeuvre. Robert fait défiler des diplodocus, des protocératops et des brachylophosaures, sans savoir qu’au même moment, mais en Californie, la même scène initiatique se produit, avec Jim H. Clark dans le rôle du cobaye. Sauf qu’à Bruxelles, l’effet boeuf se fait attendre. Installé dans son fauteuil, le conseiller européen regarde l’écran avec désinvolture, comme s’il était en train de se farcir un très mauvais Jurassic Park. «Mouais, et ensuite?» Faute d’engouement, Robert décide d’envoyer le bouquet final plus tôt que prévu: il fait apparaître un tyrannosaure et monte le son. Le mythique vertébré rugit monstrueusement. «Mouais, d’accord. Et puis?» L’ingénieur du CERN est décontenancé. Son interlocuteur n’a pas l’air de prendre la mesure de la merveille technologique qu’il est en train de lui présenter. «Vous imaginez que chaque fois que je clique – par exemple, ici, sur ce lien – je déclenche une demande depuis cet ordinateur client à Bruxelles qui la transmet immédiatement à l’ordinateur serveur à Hawaï, et là, dix secondes plus tard, j’ai la réponse à ma demande – attendez encore un peu… voilà, regardez, la page affiche un brontosaure!» Après un moment de saisissement, le conseiller européen se redresse, lentement, il s’empare de la souris de Robert, précautionneusement, la fait glisser, doucement, il s’approche du mot «iguanodon», prudemment, et puis paf, il clique sur un nouveau lien. «Directement à Hawaï, vous dites?» Reste à espérer que cette première intrusion au sein de l’Union européenne permette à Robert d’entrer de plain-pied dans les bureaux du grand chef, Jacques Delors. Toujours seul, le Belge a monté un épais dossier intitulé Alexandria, qu’il compte présenter directement au président de la Commission européenne. «Vraiment? Mais tu es fou!» s’étonne Mike Sendall, le boss de Tim, un gentleman victorien connu pour son approche très diplomate. «Peut-être, mais on n’a plus de temps à perdre», lui fait remarquer Robert. Le dossier se trouve aujourd’hui dans les caves du CERN, où il moisit en attendant l’an 2024, soit la levée du fameux secret des archives. Peut-être qu’alors, des historiens, des scientifiques, des disciples de Robert dévaleront quatre à quatre les escaliers menant aux sous-sols pour découvrir, sous dix centimètres de poussière, ce dossier que personne d’autre que Robert n’a encore lu. Il offrait pourtant à l’Europe une chance de ne pas louper le train du Web, dans lequel les Etats-Unis occupaient déjà le wagon de tête. C’était un appel désespéré pour que les rois de la Toile mondiale ne soient pas tous américains. En vain: en 1998, soit quatre ans plus tard, Amazon.com, Yahoo.com, eBay.com, PayPal.com et Google.com seraient déjà sur pied.
Dans la modeste maison en préfabriqué de Tim, en lisière d’un petit village français à la frontière suisse, la joie règne en ce début d’été 1994.
Nancy Carlson attend un second enfant. Le consortium espéré par Tim se dessine. Le soir, régulièrement, Al l’appelle depuis Boston pour lui faire part des derniers détails concernant son contrat au MIT. Tim, en short, quitte la table un instant, s’isole dans l’arrière-cour, s’assied au soleil couchant et contemple la vue sur les montagnes du Jura, précédées de vallons mouchetés par des vaches décoratives. A l’autre bout de la ligne, Al, dans un immeuble de bureaux en béton soufflé par de l’air conditionné, se félicite de la tournure des événements. Le centre de gravité du Web se déplace, Tim s’y ventouse harmonieusement.
Alexandria, donc. Ni plus ni moins qu’une référence à l’antique bibliothèque d’Alexandrie, la plus vaste du monde du temps de Ptolémée. Robert voit grand. Il voudrait une organisation qui poursuivrait les mêmes buts que le consortium imaginé par Tim et Dertouzos, garante de l’utopie initiale, mais sur le territoire européen. Une Alexandrie numérique, la plus grande librairie du monde moderne, non plus en Egypte, sur les bords de la Méditerranée, mais à Archamps, en Haute-Savoie, où existe déjà un parc technologique. Robert a chiffré le projet à 2,84 millions d’écus (l’ancienne unité monétaire européenne, soit 4 millions de francs à leur valeur actuelle), de quoi développer un centre d’excellence peuplé par 32 employés qui passeraient leurs journées à définir les standards de la future technologie la plus populaire du XXIe siècle.
Le 14 juillet, Al appelle Tim. L’affaire semble importante. Mais la conversation est rendue presque inaudible par le déploiement de feu d’artifice dans le ciel français. Entre deux explosions, Tim comprend qu’un bureau l’attend au MIT. C’est officiel. Il l’investira dès la prochaine rentrée académique, en septembre.
A Bruxelles, Robert crie son message sur tous les toits qui surplombent le rond-point Schuman. «J’appelle l’Union européenne à exploiter le World Wide Web, le plus puissant des logiciels pour diffuser l’information sur l’Internet, une initiative très importante pour le bénéfice des gouvernements, des entreprises et de la jeunesse.» Personne ne l’entend, encore moins Jacques Delors, qui ne lui enverra pas le moindre accusé de réception. Une honte, déplorera Mike après coup.
Durant le mois d’août 1994, Tim, sa femme et leurs désormais deux enfants plient bagage et s’envolent pour Boston. Au CERN, on perd le père spirituel. Certains en sont particulièrement malheureux. Robert aussi? Il partira dans un rire indéchiffrable devant le journaliste qui lui posera un jour la question. En attendant, à Genève, quelqu’un doit bien s’asseoir dans le siège de Tim. «L’équipe pressent que, naturellement, c’est Robert qui va reprendre le flambeau, explique François Flückiger, un cadre du CERN. Ça déclenche une levée de boucliers chez ses collègues. Quand Tim apprend la situation, il est très embarrassé. Finalement, le directeur du département m’appelle et me demande si je suis d’accord de reprendre le job.» Robert est vexé. Ça lui paraissait pourtant évident. Il est le numéro 2, il s’est donné corps et âme pendant quatre ans, et on l’éjecte comme un malpropre au profit d’un chercheur, ce François Flückiger, qui sait à peine en quoi consiste le Web? C’est que, outre ses carences techniques, le cofondateur susciterait des crispations en interne. «Robert avait un état d’esprit hiérarchique qui ne facilitait pas les choses, explique Philip Hallam-Baker, un pionnier du Web. Il se considérait comme le meneur d’équipe, alors que pour nous tout le monde se situait au même niveau.» Autre point de tension évoqué: la fameuse question de la paternité. «L’équipe technique se cabrait chaque fois que Robert ne contredisait pas les commentaires élogieux qui le présentaient comme le coinventeur», relève François Flückiger. Sur le front européen, Robert rentre bredouille. Il en est profondément frustré. Sur le front transatlantique, par contre, les choses se précisent. Au cours du printemps 1994, avant de sceller son nouveau contrat au MIT, Tim, encouragé par Dertouzos, est en train de monter un consortium Etats-Unis-Europe, les Américains étant représentés par le MIT et les Européens par le CERN, avec le concours financier de l’Union européenne.
Jusque-là tout va bien. Sauf qu’un deuxième Grec va entrer en scène: George Metakides, de la Commission européenne. Bientôt, la délégation du CERN sortira de chaque réunion en faisant des moues écoeurées. «Ce qu’il se passe est bizarre», rapporte-t-on.
L’Europe et les Etats-Unis sont d’accord sur une chose au moins: il faut créer un consortium transatlantique pour protéger le Web. Durant les multiples tours de négociations à Bruxelles, qui s’étalent sur une bonne partie de l’année 1994, le projet pourtant patine. En surface, on évoque des difficultés à trouver un équilibre, les Européens et les Américains se sentant lésés chacun à leur tour. Entre deux portes, on invoque en chuchotant un autre couac, nettement plus sulfureux. De quoi s’agit-il? Les protagonistes d’autrefois ne sont plus très loquaces aujourd’hui. Dertouzos est mort depuis longtemps. Mike Sendall aussi. Même sort pour David Williams, le supérieur de Mike, très au fait des négociations. Tim est intouchable. Robert impénétrable. Parmi les quelques témoins restants, certains m’ont fait des confidences en off, d’autres ont décliné toute interview, comme Paolo Palazzi, un supérieur hiérarchique de Robert (qui m’affirmait «détenir des vérités» et évitait carrément de prononcer le prénom «Robert» au téléphone, préférant le remplacer par l’expression un peu plus impersonnelle de «l’objet de votre recherche») On se contentera donc de suppositions. La pomme de discorde vient du fait que, dans le préaccord pour un consortium conclu entre Tim et Dertouzos, qui doit servir de préambule aux négociations, le partage des ressources est inéquitable. Chaque continent injecte des fonds à son institution (les Etats-Unis des dollars au MIT, l’Union européenne des écus au CERN), mais c’est au Massachusetts qu’on décide de l’utilisation de l’ensemble des fonds; sans compter que Tim, élu premier directeur du consortium, serait sur le papier à cheval au-dessus de l’Atlantique, mais dans les faits physiquement au MIT. Pour ne rien arranger, dans la bande à Robert, on se méfie du chef de la bande adverse, l’homme qui a pris sous son aile l’ancien prodige des Européens: Al Vezza.
«J’ai vite réalisé que ce gars-là, c’était un filou, qu’il allait essayer de nous entourlouper. C’était très mal engagé», se souvient François Flückiger. Autre étrangeté: la Commission, censée soutenir le CERN dans les discussions, adopterait un comportement ambigu. «On va à Bruxelles une fois, deux fois… Et on se rend compte que systématiquement, la Commission n’est pas dans notre camp, mais dans celui du MIT. En d’autres termes, notre allié présumé roule pour l’ennemi. On ne comprend pas bien.» Enfin si, ils finissent par comprendre, ou plutôt émettre une hypothèse sur base d’un constat: Dertouzos du MIT s’entend à merveille avec Metakides de la Commission. Le second était, dans les années 1970, l’étudiant du premier au MIT. C’est la prétendue Greek connexion, une expression taboue qui provoque un malaise chez mes interlocuteurs chaque fois que je la prononce (c’en est presque drôle).
En octobre, François Flückiger fait passer d’urgence le Web du domaine public à l’open source. Le principe: le CERN appose désormais sa propriété intellectuelle sur le logiciel d’origine, mais continue de donner à tout le monde le droit irrévocable et perpétuel – des millénaires, s’il le faut – de l’utiliser, le modifier, l’améliorer. En retour, l’entreprise qui proposerait une version bonifiée du logiciel a l’obligation de mentionner le fait que ce logiciel a été créé au CERN. «Quand notre service juridique a pris connaissance des risques qu’on encourait avec le domaine public, ils sont devenus fous! se souvient François Flückiger. On a foncé à l’Office de la protection intellectuelle pour rectifier le tir. C’était un miracle que Microsoft ne soit pas passé par là.» De l’autre côté de l’Atlantique, on interprète ce geste comme si le général d’infanterie adverse avait érigé un mur pour protéger ses troupes. Al fulmine. Tim redoute l’effondrement de son édifice. Il écrit à Mike: «Je suis extrêmement mécontent du niveau de confiance qui règne entre nos deux instituts. Je constate qu’au CERN, des forces vous exhortent à tirer un profit personnel du Web plutôt qu’à en faire bénéficier l’ensemble de la société. En mon absence, cette
politique aurait-elle pris le dessus?» La fin des négociations tourne à la mascarade. Le 14 décembre 1994, lors d’une réunion entre partenaires à Bruxelles, au bord d’une avenue boisée entre la E411 et l’étang des Pêcheries, soixante personnes occupent une grande table en U. Tous ont compris qu’une révolution de l’information se déroule sous leurs yeux. C’est d’abord au tour de l’Europe de présenter, une énième fois, sa vision du consortium. Depuis plusieurs semaines, la confiance est revenue. On devrait d’ailleurs pouvoir signer l’accord à l’issue de la réunion. Mais, une fois la présentation du CERN terminée, Al sort de ses gonds: ce n’est pas, en substance, ce qui était ressorti du dernier conciliabule. «J’étais furieux, exprimera-t-il plus tard dans le livre How The Web Was Born. Je me sentais pris en embuscade par des Européens qui pensaient: on ne peut pas laisser ces Américains s’enfuir avec le Web, on l’a inventé ici, on va le garder ici!» Les plans d’Al capotent. En guise de vengeance, il présente à son tour sa vision du consortium, qui comporte quelques différences avec le schéma européen. Objection de Robert et consorts. Le navire prend l’eau pour de bon. Le surlendemain, le Conseil du CERN approuve le financement du LHC, un accélérateur de particules d’une envergure gigantesque. Un jour jubilatoire pour l’institut de recherche. Qui, en filigranes, vient de s’octroyer l’excuse idéale pour justifier son retrait inopiné des négociations pour la création du consortium: désolé, nous avons maintenant un très gros poisson à frire, le Web doit sortir de notre aquarium. En réalité, ce serait surtout les «choses bizarres» qui se passaient dans les salles de réunion qui auraient provoqué la décision du CERN. «On avait notre alibi, on pouvait se retirer de ce bourbier», résume François Flückiger. C’est avec l’institut de recherche en informatique français INRIA, in f ine, que le consortium baptisé W3C verra le jour.
Jim H. Clark n’a rien trouvé d’autre qu’une pizzeria pour rencontrer les geeks de Marc Andreessen, avec qui le jeune informaticien de la Silicon Valley avait codé Mosaic. C’est la pizzeria de l’Université de l’Illinois, un campus posé au milieu des plaines
désolées du comté de Champaing et ses interminables champs de maïs, qu’on atteint après deux heures de route depuis Chicago. Entre deux bouchées de quattro stagioni à l’américaine, Jim parle de business plan, de salaire, de stock-options. Le lendemain, à la réception de son hôtel, il faxe à chacun un contrat de travail. L’entreprise Mosaic Communication est officiellement fondée quatre jours plus tard par Jim et Marc. Nous sommes en avril 1994. Chaque protagoniste manigance son coup au même moment: Tim à Boston, Robert à Bruxelles, Jim et Marc à San Francisco. Le destin du Web est écartelé. Transbahuté. A cheval entre le monde de l’open source et celui de l’argent. Pendant que Marc le prépubère étire des lignes de code jour et nuit avec ses disciples, Jim le sage établit un modèle financier. Le principe est limpide: la nouvelle société distribuera gratuitement son super navigateur afin d’accroître le marché des utilisateurs du Web; en parallèle, elle vendra aux entreprises son système de serveur grâce auquel ces dernières pourront créer et éditer des sites Web, avec, déjà, un module e-commerce. Les deux – navigateur et éditeur – étant conçus pour fonctionner de pair. Bingo! Une fois le navigateur terminé, rebaptisé Netscape pour éviter la confusion avec le produit original, plus de cinq millions de personnes le téléchargeront en six mois. Au printemps 1995, le trafic Web, qui n’était que onzième dans le classement des services les plus utilisés sur Internet, ravit la première place au leader éternel, le FTP (un protocole qui permet de partager des fichiers sur le réseau). Grâce à Netscape, qui dévore les trois quarts du marché des navigateurs, le trafic Web atteint un taux de croissance extraterrestre en 1994: +340’000%, à côté desquels la progression de Gopher (+1’000 %), le vieux rival, paraît ridicule. Jim et Marc sont les premiers à se frotter les mains. Leur société est valorisée à 117 millions de dollars douze mois après la pizza quattro stagioni d’Urbana-Champaign.
Inévitablement, le succès des uns va faire de l’ombre aux autres. Alertés par le raz-de-marée Netscape, les médias multiplient les portraits de
Marc Andreessen, le jeune prodige américain à l’origine d’un nouveau système d’informations mondial. Ils citent très rarement le World Wide Web. Ils mentionnent encore moins l’existence de Tim. Jamais celle de Robert. Consciemment ou non, la presse américaine participe à une construction médiatique qui vante le Web (enfin, Netscape) comme une invention américaine et propulse Marc dans le rôle de l’unique fondateur. Le Web, c’est Marc. «Relisez la presse de 1993 à 1997, suggère Jean-François Groff. Vous verrez, ce n’était pas une intention malicieuse, ils pensaient sincèrement que le Web avait été inventé en Amérique!» Quant à Netscape, l’entreprise ne se prive pas d’en rajouter une couche. «Ils ont écrit un livre à la gloire des architectes du Web, Netscape Time, explique encore Philip Hallam-Baker. Tim n’apparaît que deux fois, et pour en parler négativement. C’était donc une énorme campagne qui plagiait le Web au profit de Marc Andreessen. La raison pour laquelle cette campagne a fini par échouer, c’est le MIT.» Car l’employeur de Tim manque de peu l’infarctus à la lecture de ces publications. «Ils ont engagé des dizaines de journalistes pour qu’ils écrivent des articles en l’honneur de Tim et donc du MIT, poursuit Phillip Hallam-Baker. C’était une riposte agressive. Et, pour raconter ce que les médias voulaient entendre, à savoir l’histoire la plus simple possible, il ne fallait parler que de Tim. La contribution de Robert a été effacée pour mieux empêcher Netscape de voler le crédit de l’Anglais.» Pas simple, cependant, de faire boire un âne qui n’a pas soif. Tim fuit la renommée. Constamment, il dit «on a fait ceci, on a créé cela», jamais «je». La gloire, très peu pour lui. L’argent? Idem, affirme-t-il la main sur le coeur, lui qui roule dans une vieille Volkswagen Rabbit quand Marc parade en Mercedes-Benz. Même si d’aucuns lui feront remarquer que son contrat au CERN lui interdisait de tirer un profit personnel des découvertes qu’il ferait pour le compte du centre de recherche. Bref, pour que la presse imprime l’histoire qui plaira à ses lecteurs, pour couper les branches d’une invention en réalité buissonnante, le MIT «colle une fusée au cul de
Tim», selon les mots de Philip Hallam-Baker, afin que l’Anglais s’attribue les mérites qui lui reviennent. Ce qui n’a pas empêché ce dernier de se montrer rancunier envers Marc, complice de cette presse qui a massivement ignoré les origines européennes du CERN. «Tim était furieux contre lui, expose JeanFrançois Groff. Alors qu’ils entretenaient de bonnes relations, il s’est senti trahi. Encore à ce jour, il ne faut pas lui parler de Marc. C’est la haine, la haine!» Heureusement pour l’Anglais, la vérité historique se rétablit peu à peu. Le Web, c’est Tim.
Vers 1996, Tim parti, le CERN retiré du consortium, il ne reste plus grand monde à Genève pour travailler sur le Web. En fait, seul Robert se montre fidèle à la maison-mère. Les autres courent le continent américain, lui se verrait bien couler une fin de carrière casanière au coeur de l’Europe. Avec quelques longueurs de retard, la direction du centre de recherche prend conscience qu’une invention majeure a eu lieu dans son enceinte. Jusqu’à présent, elle préférait l’étouffer pour ne pas se décrédibiliser en tant que laboratoire de pointe en physique nucléaire, sous peine de voir ses sources de financement se tarir. Comme si elle s’était sentie coupable d’adultère envers ses créanciers. Désormais, elle change son fusil d’épaule. Il est grand temps de pousser un cocorico. Les états-majors du CERN présentent alors devant la presse, devant les sommités qui passent par là, devant les parterres de scientifiques qui viennent se pencher sur le berceau du Web, le seul homme encore au bercail, le dernier des Mohicans: Robert Cailliau. Et, tant qu’on y est, pourquoi donc se priver de le cataloguer comme le coinventeur, sur un pied d’égalité avec Tim, puisque ce dernier n’est plus là? A force d’avoir l’orgueil caressé par cette étiquette qu’il n’a pas demandée, le principal intéressé commence à y croire lui-même. Oui, moi, Robert, je suis le coinventeur de ce qui représente, peut-être, la dernière utopie du XXe siècle. Le Web, c’est Tim et Robert, c’est Robert et Tim.
Il m’a fait lanterner quelques jours, mais il me revient avec une nouvelle inimaginable: Robert accepte
de me rencontrer. Une seule fois et à une seule date possible. Un one shot exclusif à ne pas laisser passer. Le tête-à-tête pour lequel je prie depuis six mois aura lieu au CERN, le 30 avril 2018, à 14 heures, plus de cinq ans après sa dernière interview. Le jour de la Saint-Robert. Evidemment, les choses ne vont pas se dérouler comme prévu. Ça m’apprendra à réserver un vol sur une compagnie aérienne peu fiable.
Le jour de la Saint-Robert
Après six mois d’acharnement, je la tiens, ma rencontre avec Robert Cailliau. Durant mon voyage mouvementé vers Genève, je m’interroge sur l’attitude que l’ingénieur belge va adopter. Il pourrait très bien bâcler l’entretien, histoire de se débarrasser de moi sans se dévoiler. Ou alors, il pourrait longuement manier la langue de bois jusqu’à me décourager. Je préfère penser que, s’il sort de son silence, c’est qu’il a des choses à dire.
Durant les premières années de sa retraite, jusqu’en 2013, Robert se plie encore à certaines demandes pour des interviews ou des interventions en conférence. Ce sont les seules sources dont je dispose pour tracer l’évolution de sa pensée. S’agissant des sentiments qui l’animent, des nouvelles passions qui occupent ses journées, de l’amour, je n’ai strictement rien à me mettre sous la dent. Sa vie privée, déjà chasse gardée, est désormais protégée par un mur opaque. La nébuleuse s’est fait trou noir. Les propos du jeune retraité prennent alors un tour carrément ténébreux. En 2013 par exemple, lors d’une conférence au CERN, sur le territoire du berceau du Web, il prévient: «Je vais être assez négatif jusqu’à la fin.» Il tire à boulets rouges sur la quasi-impossibilité, pour le commun des mortels, d’éditer facilement un site Web; sur les mégaplateformes que sont Facebook ou Twitter, des services centralisés, uniques et fermés, hors du contrôle des utilisateurs
qui emprisonnent l’internaute alors que le Web était pensé pour être un vagabondage libre et infini; sur la prolifération des applications, qui sont anti-Web, puisqu’elles retirent les internautes de la Toile; sur les langages de programmation, qui ont conduit à des horreurs syntaxiques; sur le cloud, qu’il appelle «le nuage», dans lequel on livre en pâture le fruit de notre travail ou les secrets de notre vie privée alors que derrière ce nuage se tortille la queue du diable Google; sur le «triangle vicieux» entre auteur du site, lecteur et annonceur, au sein duquel le client n’est pas le lecteur mais l’annonceur – tout est donc pensé pour ce dernier, avec un système sans contrat, non pas bilatéral mais unilatéral – l’internaute ne pouvant que cliquer sur «J’accepte»; sur «l’interdiction de l’apostasie (soit l’abandon volontaire et public d’une religion)» imposée par les sites sociaux – et il cite l’exemple de Skype, dont il a essayé de se retirer, en vain. «Skype a refusé de supprimer mon compte. J’ai saisi la commission nationale sur l’informatique en France qui m’a dit: on ne peut rien, car ils sont implantés au Luxembourg. J’ai engagé un avocat luxembourgeois, j’ai dépensé des sous, je n’ai rien obtenu du tout. Nous n’avons pas de cadre juridique international comme il en existe pour le transport maritime et aérien. Avec tous ces sites sociaux, c’est comme dans la Bible: l’apostasie est punissable par la mort.» Entre deux salves de tirs, Robert baisse les yeux, recule d’un pas sur son estrade, marque un temps d’arrêt. Puis, sur un ton cette fois dépourvu du moindre sarcasme: «Moi, j’ai toujours rêvé d’une république de citoyens responsables, mais où est-elle? Le Web, c’est Facebook et du commercial, rien d’autre. Je ne veux pas y aller.» A l’écouter, les anciens collègues de Robert sont perplexes. Ils ne nient pas que le Web a mal tourné sur certains aspects, mais il leur semble intellectuellement malhonnête de passer les neuf dixièmes d’une conférence à balader ses auditeurs sur le revers de la médaille. Pourquoi s’attarde-t-il si peu sur Wikipédia, par exemple? N’est-ce pas la réalisation de son rêve d’une encyclopédie numérique, d’une Alexandrie
à l’écran? Il se contente d’en dire ceci: «Je fais une donation à Wikipédia chaque année, pas pour la déduire de mes impôts, mais parce que ça doit exister sans la pub.» Une phrase sur deux heures de conférence. Dans l’une de ses dernières interviews, en 2012 au journal belge Le Soir, il explique que Wikipédia n’est que la réalisation partielle de son idéal originel. «On reste tout le temps sur le même serveur, dans le même contexte. Il faudrait sortir de ce modèle et trouver le moyen de distribuer à travers tout Internet l’indexation des connaissances plutôt que de les centraliser. Mais aujourd’hui, rien de tout ça n’existe encore.» Robert est prêt à débourser un centime d’euro pour chaque recherche qu’il effectue sur Google. Il en sollicite dix par jour, ça ferait donc 3,65 euros par an qu’il réglerait au monstre de Mountain View. En échange, pas d’intermédiaire commercial, pas de résultats biaisés. Pas de pollution visuelle ni de parasitage. Il dit que Google, c’est trente millions d’euros de revenus publicitaires par jour; si tous les habitants de la Terre qui ont un accès à Internet et consultent régulièrement Google l’imitaient, le moteur de recherche ne verrait pas la différence sur son compte en banque. Le lecteur redeviendrait le vrai client. Fini le triangle vicieux. Robert connaît un système qui fonctionnait de cette manière et à merveille: le Minitel.
Longtemps plus optimiste que son ancien associé, Tim multiplie depuis mars 2015 les mises en garde contre un Web corrompu et monopolisé par les trois ou quatre titans qui logent dans la Silicon Valley. Comme si son idéalisme tenace avait rendu les armes devant l’opportunisme de quelques génies cupides. En 2017, il publiait une lettre d’avertissement, fustigeant le phénomène des fake news qui ont notamment pollué l’élection de Donald Trump, se désolant de la perte de contrôle de nos données personnelles et s’inquiétant de «l’industrie sophistiquée» de la publicité politique, capable d’influer les choix électoraux. Il confiait, tourmenté, que garder le Web ouvert est une bataille sans trêve. L’année suivante, l’ingénieur anglais s’en est pris à la
fracture numérique qui laisse la moitié de la planète privée d’une connexion Internet. Il pose à ce sujet une question cruciale: «Sommes-nous sûrs que le reste du monde veuille se connecter au Web tel qu’il se présente aujourd’hui?» Une poignée de sites au chiffre d’affaires astronomique ont la mainmise sur son système, regrette-t-il. Et celles-ci contrôlent quelles idées et opinions sont vues et partagées. «Ce qui était autrefois une riche sélection de blogs et de sites Internet a été comprimé sous le lourd poids de quelques plateformes dominantes.» C’est la première fois que Tim s’en prend aux géants du secteur sans jamais les nommer, géants qui forment selon certains le «Trinet» et non plus Internet. Il craint que le Web soit devenu une arme à grande échelle: «Au cours des dernières années, nous avons vu des théories de conspiration se répandre sur les réseaux sociaux, de faux comptes Twitter et Facebook attiser les tensions sociales, des acteurs externes interférer dans les élections et des criminels voler des trésors de données personnelles.»
J’aurais aimé qu’on discute chez lui, car l’intérieur d’une maison dit beaucoup sur la personne qui l’habite, mais Robert a préféré que le tête-à-tête se déroule en terrain neutre, à la cafétéria du CERN. Là où d’autres tête-à-tête cruciaux se sont produits entre les pionniers du Web. Un peu naïvement, je m’imagine que personne ne viendra nous embêter pendant notre discussion. Qu’elle s’écoulera comme un long fleuve tranquille jusqu’au crépuscule. Je la conçois comme un trophée personnel que personne n’aura le droit de me disputer. A l’échelle de ma petite vie, c’est une rencontre au sommet. Une poignée de main historique. Bon, je me doute qu’elle ne fera l’objet d’aucune dépêche, qu’aucun journaliste ne sera foutu d’en faire un compte-rendu, qu’on ne nous déroulera pas le tapis rouge – lui et moi, on va juste fouler la vieille moquette du CERN comme tout le monde et puis on discutera à la cantine, comme de simples fonctionnaires qui prendraient leur pause dans un coin, devant une saucisse-compote. Je vais pourtant jouir du privilège inouï de m’entretenir avec
l’un des deux hommes à l’origine d’une invention qui a radicalement changé notre société en l’espace de trente ans. Un homme à qui je vais pouvoir poser une kyrielle de questions qu’on ne lui avait jamais posées. Un homme qui ne parlait plus.
Elle a lieu à 14 heures, le jour de la Saint-Robert. Mais point de divinité qui se serait penchée sur mon sort ce jour-là. On dit qu’un malheur ne vient jamais seul; en l’occurrence ils ont décidé de venir en meute. J’avais réservé un avion via la compagnie EasyJet, en partance de Zaventem le même jour à 8 heures. Arrivé à l’aéroport bruxellois, je découvre avec stupeur sur le tableau d’affichage que mon vol est annulé. Inopinément. Le suivant affiche déjà complet. Je dois me rabattre de toute urgence sur un Thalys: je peux encore espérer en attraper un qui, au mieux, m’amènerait au CERN à 15 heures. Catastrophé, je descends au sous-sol de l’aéroport, d’où partent les trains en direction de la gare de Bruxelles-Midi, d’où partent les Thalys en direction du sud. Le préposé aux guichets s’est éclipsé aux toilettes. Il revient cinq minutes plus tard. Enfin muni de mon billet je détale sur les quais: le dernier train qui pouvait m’amener dans les temps à la Gare du Midi me file sous le nez. Je quitte l’enceinte de l’aéroport et me retrouve désemparé sous une pluie agressive. Je suis une âme en peine au milieu du ballet de voitures qui, naturellement, n’ont que faire de mon désarroi. Je me mets alors en quête d’un taxi. Eux qui nous harponnent si souvent à la sortie des gares alors qu’il est hors de question de céder à leurs facilités, se sont volatilisés au moment où ils constituent mon ultime issue. Sur la route, j’arrête de force un chauffeur qui quitte l’aéroport. Je lui dis: je dois absolument être à la Gare du Midi dans vingt minutes, possible? Il répond: je ne garantis rien, mais on va essayer. Ce n’était pas un effet d’annonce. Le taximan nous joue de grand matin un remake de la quadrilogie Taxi dans les rues congestionnées de Bruxelles. Pied au plancher, il use de son expertise pour optimiser les trajectoires, désamorcer les radars, esquiver les files. Nous n’échangeons plus un mot. L’artiste est concentré. Moi, suspendu à sa
performance. Cette course contre-la-montre de 13 kilomètres me coûte 33 euros, le prix de mon billet d’avion aller pour Genève. Je déboule sur le quai des Thalys. J’attrape le mien dix secondes avant la fermeture des portes. Dès que je suis installé, j’envoie un mail à Robert pour l’avertir d’un retard de minimum une heure. Pas de réponse sur son adresse 1. Je CTRL+C CTRL+V le mail sur son adresse 2. Il me répond, laconique: «OK, compris!» Agacé. Ou vexé. Ou blasé. Nous entrons en gare de Lille à l’heure où j’aurais dû fouler le tarmac de Genève. Un autochtone s’installe avec son chien sur le siège à côté du mien. Il fallait que le seul animal de ce train traîne sa truffe à mes pieds. Cette bête aux longs poils détrempés par l’averse du matin lape bruyamment son eau, aboie sans crier gare, distille partout une odeur de rat mort, sa gueule pivotant par à-coups comme un périscope baveux. Son maître sur son Smartphone mate des vidéos de chiens vêtus comme des humains qui font des acrobaties. Maudissant la nature d’avoir conçu pareille créature, et l’homme d’avoir eu la conne idée de la domestiquer, et la société Thalys d’avoir accepté de la transporter, je consulte le site Web de la SNCF. J’ai une correspondance à Lyon pour Genève. Nous sommes un lendemain de grève nationale, les soubresauts se font encore sentir: un train sur dix est supprimé, impossible de savoir plus d’un quart d’heure à l’avance sur quel convoi la foudre va s’abattre. Je prie Saint-Robert pour que cette fois, il m’épargne sa colère.
Dans ces instants de malchance à répétition, nous trahissons notre égocentrisme à croire que les paramètres extérieurs s’organisent uniquement en fonction de nous – alors que, rien que dans ce Thalys, deux cents autres destins cohabitent avec le mien. Si, réellement, la tournure des événements était pensée en la faveur ou la défaveur de chacun, je plains le mec qui, tous les matins, s’arracherait les cheveux à établir le scénario mondial de la journée de façon à ce qu’il tienne compte du sort prévu pour chaque terrien. D’ailleurs, gênés que nous sommes de nous placer au centre, nous trouvons la parade en rejetant
la responsabilité sur ce mec, plus pompeusement défini comme une «force suprême qui nous échappe et dont nous sommes le jouet», aussi appelé «Dieu». A Lyon, mon train part pile à l’heure. J’arrive donc à Genève à 14 h 40. Dans le tram qui me dépose à l’orée du CERN, je m’interroge sur l’attitude que Robert va adopter, cet homme imprévisible doté d’une intelligence énorme, atypique; un homme qui ne réfléchit pas comme nous, qui se moque du regard des autres, qui ne s’encombre pas des conventions. Il pourrait très bien bâcler l’entretien, histoire de se débarrasser de moi sans se dévoiler. Ou alors, il pourrait longuement manier la langue de bois jusqu’à me décourager. Je préfère penser que, s’il sort de son silence, c’est qu’il a des choses à dire.
Je découvre pour la première fois Robert Cailliau de dos, dans un veston côtelé noir. Il est entouré de mon photographe et de la responsable des relations presse du CERN. La présence de cette dernière n’était pas prévue. J’imagine qu’elle va s’occuper des présentations, avant de nous laisser. Robert se lève, se retourne, me salue chaleureusement. Je lui présente mes excuses pour l’heure de retard que j’accuse. Je pensais qu’il allait m’assaillir de questions: ça y est, après tout ce temps, vous me rencontrez! Donc, des articles sur moi? Et bientôt un livre? Pourquoi cet acharnement? etc. Robert, pour premiers mots, raconte que jadis, il existait une liaison ferroviaire directe entre Genève et Bruxelles, qu’il a souvent empruntée. Il passe une main dans ses cheveux gris, puis dit à mon attention, soudain sec: «Allez-y, question.» Le photographe nous mitraille, la responsable des relations presse prend racine. Durant la première demi-heure de l’entretien, Robert nous anesthésie en débobinant lentement des souvenirs qu’il a déjà exhumés ailleurs. Il ajoute des détails, mais dans l’ensemble, je n’ai toujours rien de neuf dans ma besace. Enfin je parviens à couper net sa bande-son en lui demandant pourquoi, en 2013, il a décidé de se taire définitivement.
‒ J’étais observé de loin, par je ne sais qui… Tout ce que je disais était critiqué.
‒ Directement?
‒ Justement pas! De nombreux journalistes ont écrit que j’étais le coinventeur du Web, alors que je m’en défendais. Le lendemain, je recevais un mail du CERN: Non, Robert, c’est Tim, l’inventeur, pas toi! ‒ Et Tim, il vous en voulait?
‒ Non, même si je sentais un malaise. En vérité, le problème vient d’ailleurs. J’ai beaucoup appris sur la formation des religions. Un personnage extraordinaire naît, des disciples se pressent autour de lui et utilisent ce soleil central pour nourrir leur propre sentiment de gloire. Ensuite, ils vont ennuyer tout le monde. Tim n’a pas échappé à ce rassemblement de disciples. Des gens qui vont le défendre bec et ongles, en disant des choses pas toujours vraies. C’est une secte qui s’est formée, qui le rend inaccessible, car trop protégé. Alors, quand j’affirme que Tim n’a inventé ni le HTML ni le HTTP, que si à partir du Web on enlève tout ce qui existait déjà il ne reste que l’URL – la seule véritable innovation de Tim –, je me fais réprimander. Comme si tout avait été créé du jour au lendemain par une seule personne… Je me suis dit en 2013: bon, cette adoration, je n’en ai plus rien à foutre.
‒ C’est la seule raison?
‒ Aussi, à la fin, quand j’écrivais un article en expliquant que le Web est passé dans le domaine public en 1993, à l’intérieur du CERN on me disait: ah non, pas le domaine public, on a changé, c’est l’open source, maintenant. Je répondais: d’accord, mais en 1993, c’était dans le domaine public, c’est un fait historique incontestable! Ce genre de révisionnisme, je ne supportais plus non plus. J’avais d’autres choses à faire dans la vie, merde.
‒ Et les journalistes, à qui vous refusez tout interview? ‒ J’ai constaté qu’on me demandait toujours la même chose. Et Facebook, vous en pensez quoi? Mais Facebook, je n’y vais jamais!
‒ Pourtant, vous avez souvent torpillé Facebook, Twitter et consorts, en affirmant que c’était des «jardins murés», alors que vous aviez imaginé le Web comme un système sans barrières. En 2012,
vous aviez même anticipé les bulles de filtrage sur Facebook, phénomène qui a notamment participé à l’élection de Donald Trump.
‒ C’est vrai. Mais j’aurais pu tout aussi bien être complètement à côté de la plaque.
Il part dans un long rire inattendu. De jeunes gens se ruent sur le babyfoot situé juste derrière nous; on se déplace vers une autre table. La responsable des relations presse nous emboîte le pas. Je ne sais pas si je dois la considérer comme un meuble encombrant ou comme une caméra de surveillance. Cet interlude inattendu m’octroie un répit pour préparer la suite. Comme au tennis quand les joueurs changent de côté. Je reprends des forces. A présent, il faudrait que j’ouvre le chapitre obscur de la correspondance entre le CERN et le MIT pour la création du consortium international sur le Web. Pas de quartier: feu nourri de questions qui vont secouer. ‒ Cet épisode épineux, vous n’en direz rien?
‒ Je sais certaines choses jamais révélées, mais je ne sais pas tout. J’ignore à quel point il se passait des choses bizarres.
‒ C’est la fameuse Greek connexion?
‒ Oui, tout à fait. Mais le fait qu’ils soient compatriotes, est-ce d’office louche? Ils se connaissaient, ce qui facilitait les négociations, voilà tout. C’est un peu trop facile de dire: les méchants, ce sont eux. ‒ Mais vous évoquiez des éléments jamais révélés. Vous seriez d’accord d’en parler aujourd’hui?
‒ Non, non, non. Ça demande plus de sérénité.
‒ Ça date de 1994… Il ne serait pas temps de lever le voile?
‒ Peut-être qu’il le faudrait, mais ne comptez pas sur moi.
Sur ce chapitre, je baisse les armes. Sans doute que la présence d’une vigile du CERN le décourage de la moindre confidence. Dehors, le ciel s’est assombri en peu de temps, comme si quelqu’un depuis l’espace avait jeté une couverture sur le ciel de Genève. Robert regarde sa montre. Il dit qu’il doit bientôt s’en aller. Nous parlons depuis une heure trente seulement. Je sens la déception monter en moi. Je jette mes dernières forces dans la bataille.
‒ Vous avez souvent évoqué une proposition que vous auriez formulée en 1989, qui concernait un système assez proche de celui imaginé par Tim la même année. Vos anciens collègues n’étaient pas au courant. Personne ne l’a jamais vue, cette proposition. ‒ Je sais, et ce qui me gêne le plus, c’est que je ne remets plus la main dessus. C’était un papier jaune rempli à deux tiers, qui proposait une étude dans le même domaine, mais limitée au réseau du CERN. ‒ Une confusion s’est répandue sur vos rôles respectifs, à Tim et vous. Vous vous définissez comme codéveloppeur, cocréateur, cofondateur?
‒ J’ai travaillé dur pendant dix ans, ça, je sais.
‒ Evangéliste?
‒ Ah ça non, ça me rappelle les religions.
Digression: il déclare qu’on n’a besoin d’aucun dieu ni d’aucune croyance, que notre société est comme la gravité terrestre, self-contained, qu’il est aussi inutile de jeter son dévolu sur Jésus-Christ que de fabuler sur une Terre plate qui reposerait sur quatre éléphants sacrés qui reposeraient euxmêmes sur une gigantesque tortue qui, elle, nous transporterait avec lenteur et sagesse à travers le cosmos… (J’ai compris plus tard, en cherchant sur le Web, qu’il faisait référence à la théorie du géoterrapinism, une croyance d’origine amérindienne qui fédère des millions de personnes.)
‒ Admettez qu’à un moment donné, vous vous considériez au moins comme coinventeur.
‒ Oui, et je ne me sentais pas trop mal à l’aise avec ça, car ce n’était ni tout à fait vrai ni tout à fait faux. Durant une période, si Tim avait été seul, il n’aurait convaincu personne avec son projet. Ça, j’ose le dire. ‒ Vous souffrez d’un manque de reconnaissance? ‒ Non, non… Je veux juste… Je veux juste… Je regarde dehors parce qu’il se met à pleuvoir, ça risque de compromettre ma sortie sur un avion à hélices à pas variable. En fait, je veux juste piloter des avions.
‒ Je pose la question de la reconnaissance, car vous n’êtes pas du tout connu. Alors que Tim, il a fait l’ouverture des Jeux olympiques de Londres en 2012.
‒ Parce qu’il est copain avec la reine d’Angleterre.
‒ Donc, vous vous en fichez des prix, des distinctions?
‒ Oui, parce que là, en ce moment, je passe beaucoup de temps avec vous alors que je pourrais faire d’autres choses. Expérimenter une simulation des horloges à foliot, par exemple, un truc très bizarre du XIIIe siècle qui me passionne. J’ai une page Wikipédia, c’est déjà pas mal. Même si elle est fausse – enfin, incomplète. Elle comporte une référence au livre de Tim, mais pas à celui que j’ai publié avec James Gillies. C’est incomplet et disproportionné. ‒ Dans le livre de Tim, vous avez une place très réduite. ‒ Ouais, et alors? Est-ce que je vais devenir plus riche, avoir une vie plus confortable? Y a des journalistes qui embêtent ma fille, c’est déjà suffisant! Ce qui m’importe, c’est que l’histoire soit racontée correctement. Et qu’on écrive que malgré tous les efforts de Tim, malgré sa brillance, désolé, il n’a pas tout inventé. Je veux juste diminuer le soleil thermonucléaire qui l’entoure. Après, on va tout lui attribuer, quoi! Je suis peut-être comme Steve Wozniak, qui a cofondé Apple avec Steve Jobs. Wozniak, il sait ce qu’il a fait et qu’il n’a pas fait, il n’a pas besoin que ce soit dit.
La responsable des relations presse intervient de temps à autre, toujours pour abonder dans le sens de Robert, ce qui ralentit ma progression. Elle est communicante, je suis journaliste, nous exerçons deux métiers différents, mais nous nous retrouvons devant un même sujet à disséquer. Ça m’agace; je n’ose rien dire. Je crois Robert quand il affirme qu’il ne souffre pas d’un manque de reconnaissance. Il est trop malin pour ça. Il sait de quelle addiction souffre notre société: la «starification». C’est un modèle de réussite encouragé à l’école, à la télévision, par les adultes; la forme suprême de l’accomplissement personnel. Difficile, pour l’homme, de se construire autrement. Il faut être fort pour s’en affranchir. Robert, au moins partiellement, y est parvenu. Bien sûr, il lui est arrivé de céder. Quand, en 1995, dans sa petite brochure jaune, il a écrit qu’il était coauteur de la proposition initiale de 1989. Quand, en conférence, il ne peut pas s’empêcher de répéter, comme une lubie, qu’il avait lui aussi pensé à un système hypertexte, en même temps que Tim. Quand, lors de notre entretien, alors qu’il se défend de vouloir valoriser ses faits d’armes aux yeux des autres, il glisse avoir toujours raison cinq ou dix ans en avance. «J’y peux rien, c’est dans mes gènes.» Du reste, il ne se bat pas, ou ne se bat plus, pour que la postérité le couvre de médailles. Peutêtre aussi parce qu’il se souvient que, malgré l’énergie colossale dépensée pour que le Web conquière le monde, il a cumulé les échecs. Tim est sans doute encore plus allergique à la glorification. Il n’a pas cessé, lorsqu’on lui remettait un prix, de le dédier à Robert, Mike, François, Jean-François et tous les autres. Ceux qui le connaissent sont unanimes: il se fiche de la reconnaissance. Robert, quand il minimise l’aura qui entoure Tim, ce n’est pas par jalousie, c’est pour contrer le processus de «starification». Tim et Robert étaient deux idéalistes au sens le plus pur du terme. Une espèce rarissime dans notre écosystème qui érige en quête souveraine le statut de roi de la jungle. Eux, ils voulaient changer le monde en coulisses. C’est tout.
Le Web est-il condamné aux enfers? En conférence, Robert soulignait les avantages de Wikipédia ou des plateformes de crowdfunding (financement participatif ). Il rappelait combien c’est fantastique de pouvoir faire ses achats en ligne, d’accéder à un choix de marchandises que le monde physique ne permet pas; combien aussi c’est précieux de communiquer avec des gens aux quatre coins de la planète, de retrouver des êtres dont on avait perdu la trace depuis longtemps. En face de moi, Robert continue de s’efforcer à positiver.
‒ Le Web dont on a rêvé est encore possible. On peut totalement ignorer Facebook, Twitter et les autres. ‒ Mais on s’en éloigne inexorablement, du rêve?
‒ C’est clair que pour le commun des mortels, éviter les grandes plateformes et créer son propre site, c’est difficile. En fait, le Web, c’est un miroir de la diversité humaine. Chacun se comporte différemment. ‒ Vous restez fondamentalement optimiste?
Il rit. Il dit qu’il ne sait pas. Puis balaie, change de sujet. Je crois que dans son esprit, le Web est déjà un champ de cendres mouillées. Il n’a plus espoir de le sauver, plus la force de s’y intéresser. Il a tourné la page. Ses préoccupations sont ailleurs: le réchauffement climatique, l’explosion de la démographie, l’intelligence artificielle. L’effondrement programmé de notre civilisation.
En 1968 naît le Club de Rome. Ce groupement d’industriels, de scientifiques, d’économistes et de dirigeants politiques doit son nom au lieu choisi pour sa première réunion, l’Accademia dei Lincei, dans la Ville éternelle. Les éminences qui le constituent veulent réfléchir. Posément. Ils sont préoccupés par l’avenir de l’humanité. Ils aimeraient non seulement lister ce qui ne va pas, mais aussi, comme on dit au foot quand le porteur du ballon cherche désespérément à qui adresser ce dernier, «proposer des solutions». En 1972, le Club de Rome publie un rapport commandé au MIT. Il s’intitule Halte à la croissance, plus connu sous le nom de Rapport Meadows. Son déboulé en librairie fracasse tout: douze millions d’exemplaires vendus dans trentesept langues différentes. Pour la première fois, alors que les Trente Glorieuses atteignent leur paroxysme, des «gens sérieux» (entendez, des experts en principe ouverts aux concepts de capitalisme et de croissance) annoncent à l’humanité entière qu’un jour, les ressources énergétiques et minérales qu’offre la Terre seront épuisées. Pénurie générale, catastrophe mondiale. Et, comme s’il n’était déjà pas suffisamment avant-gardiste, le Rapport Meadows met en garde contre la détérioration de l’environnement par le développement industriel de nos sociétés. Le Club de Rome craint, avec l’accélération de l’industrialisation + la forte croissance de la population mondiale
+ la persistance de la malnutrition + l’épuisement des ressources + la dégradation de l’environnement, d’assister, vers l’an 2030, à l’effondrement de notre civilisation. Estomaqué par ces projections, Robert a entrepris, peu après sa publication, de faire des simulations. Sur un calculateur hybride en grande partie analogique, il a fait varier les paramètres – pollution, démographie, épuisement des ressources – pour voir comment les courbes réagiraient. Toutes ont indiqué un pic entre 2010 et 2030, suivi d’un brusque écrasement. Il avait beau jouer avec les variables autant qu’il le pouvait dans la limite du plausible, ses simulations confirmaient les conclusions du Rapport Meadows avec une marge d’erreur de vingt ans. En gros, en 1972, l’humanité disposait d’encore quelques années pour réagir violemment, après quoi le mur serait déjà trop proche pour l’éviter. Syndrome du Titanic. Robert met ça, notamment, sur le compte de notre imagination. Elle souffre de ses limites. Il prend l’exemple de la démographie, l’une de ses plus grandes préoccupations. Quand il était à l’école, ses professeurs disaient que la Terre comptait deux milliards et demi d’habitants. Ces êtres bougeaient peu, leur rayon d’influence sur le monde était limité. En 2018, plus de sept milliards. Trop de monde capable de trop d’influence individuelle, dit Robert. En Europe, on n’a pas vraiment vu la différence, car la croissance démographique est faible. C’est en Asie et en Afrique que ça se passe, mais notre imagination d’occidental ne parvient pas à le concevoir, en conséquence de quoi ce problème nous apparaît comme marginal. Il prend aussi l’exemple de l’espace. Quand on découvre une planète autour d’une étoile proche du soleil, notre imagination est incapable de se représenter la distance réelle entre la Terre et cette planète. Incapable de mesurer la différence de taille. Incapable de se confronter à l’immensité. Grosse carence de mise à l’échelle. Robert se demande comment faire, avec notre imagination étriquée, pour voir dans l’effondrement annoncé non pas une catastrophe, mais une opportunité pour tout changer.
Récemment, la prophétie selon laquelle notre humanité se précipite vers sa propre déchéance est devenue une science: la collapsologie. Du latin collapsus, «qui est tombé en un seul bloc». Pablo Servigne et Raphaël Stevens, avec Comment tout peut s’effondrer paru en 2015, sont à l’origine du terme. Un collapsologue s’intéresse à l’effondrement de notre civilisation. Pour ce faire, il rassemble des preuves, des chiffres, des faits, des hypothèses, des scénarios. C’est une science appliquée qui mêle l’économie, l’agriculture, l’histoire, l’écologie, l’art, la géopolitique, l’archéologie, etc. C’est l’étude du désastre. Parfois critiquée pour son anthropocentrisme ou l’absence d’un cadre méthodologique clair, la collapsologie compte de plus en plus d’adeptes. Des chercheurs, des scientifiques, des climatologues parmi les plus éminents qui basculent parfois dans de profondes dépressions à force de jouer les oiseaux de malheur. En librairie, les titres portant le mot «effondrement» prolifèrent. Le Rapport Meadows a connu une mise à jour en 2017, qui confirme les prédictions de 1972. Un écroulement imminent et irréversible. J’ai lu devant Robert une citation du sociologue français Bruno Latour: «On ne peut pas aborder les questions d’écologie calmement, car il y a un décalage complet entre les informations qui nous parviennent et l’inaction dans laquelle on se trouve. Je ne vois pas qui pourrait aborder les questions d’écologie au sens large en restant sain d’esprit. Certainement pas les scientifiques, qui sont affolés.»
‒ On est mal barré?
‒ Oui, très mal barré. Bruno Latour a raison. C’est affolant. Sur la problématique du réchauffement, on est déjà en train de s’accuser les uns les autres et de mettre la main sur ce qui reste, au lieu d’arrêter les conneries. Et quand on agit, on attaque les mauvaises choses. L’autre jour, j’étais en exercice d’aviation au-dessus de Grenoble, on survolait des champs d’éoliennes – il y en avait cinquante, peut-être cent… Et puis on passe au-dessus de la centrale nucléaire du Tricastin. De là-haut, on aurait dit un petit bol. J’ai dit à mon copilote: tu
vois ce machin minuscule, c’est l’équivalent de dix mille éoliennes.
‒ L’intelligence artificielle pourrait changer la donne? ‒ Si elle se réalise vraiment, la biologie sera finie. Tout sera remplacé par de l’artificiel. La vie biologique est basée sur l’élimination des organismes non adaptés. C’est négatif, lent, coûteux et compétitif. A la fin émergent des intelligences d’une certaine sorte, mais qui sont emprisonnées dans les cages de leur biologie: la faim, la soif, les hormones… L’IA est probablement l’aboutissement naturel de la biologie. Cette dernière pourra disparaître, elle aura servi d’échafaudage pour la construction de l’IA. Une fois qu’il y aura une IA, ce sera la seule. Il n’y aura pas de compétitivité, mais de la collaboration. Passé ce stade, nous les humains ne serons pas du tout équipés pour comprendre les pensées de l’IA. Mais une IA aura-t-elle des motivations? Les nôtres sont uniquement dérivées de notre existence biologique. Tout ce que nous qualifions d’art n’est que des résonances bizarres dans cet outil biologique qu’est le cerveau. Certaines émotions nous aident à survivre, le reste ce ne sont que des effets secondaires, parfois néfastes. On parle de blockchain (technologie de stockage et de transmission), de cryptomonnaies, d’un système mondial sans intermédiaire qui remplacerait les banques et les institutions. Je n’y crois pas. L’homme a besoin de chefs et de serviteurs, de savoir qui est qui, de comprendre les structures et de les rendre visibles par des symboles. L’IA n’a pas besoin de ça. Je me demande, ma petite-fille, quand elle aura vingt-cinq ans, va-t-elle trouver un travail? Sans doute pas. Va-t-elle produire des choses dont elle pourra être fière? Oui, mais ce sera inférieur à ce que les machines pourront réaliser. Avec l’IA, les arts et les émotions n’auront plus aucune importance. Nous n’aurons plus aucune importance. Sauver la planète n’aura plus aucune importance. De toute façon, le mot «importance» est lié à une vie biologique qui aura disparu.
Comme un mur d’argile exposé aux assauts de la mer, l’idéalisme de Robert s’est érodé. Une lente
usure à force d’encaisser les désillusions. Dans les interstices a germé, puis s’est propagé un contraire: le cynisme. Ecouter Robert est à la fois un plaisir et une épreuve. Je suis triste pour lui. Il me laisse l’image d’un vieil homme qui n’a pas récolté les fruits qu’il méritait, qui promène un regard sombre et désabusé, mais terriblement lucide, vigoureux et parfois facétieux, sur ce monde qui lui échappe. Je pense toutefois que, s’il peut paraître aigri, Robert est aussi heureux. Plus personne ne l’emmerde – sauf moi. Il peut piloter ses avions, prendre soin de sa femme, sa fille et sa petite-fille, qu’il emmènera bientôt voir l’Atomium et le Manneken-Pis. Comme chaque année, ils iront l’été prochain à la côte belge. «A la côte belge, bizarre, hein?» m’a-t-il dit devant mon air étonné. Lui qui a passé sa carrière à côtoyer des hommes, vit à présent entouré de femmes. J’ai fini par lui demander, au cas où l’intelligence artificielle ne s’accomplirait pas, d’où pourrait venir le salut, si tant est qu’on puisse en espérer un. Robert m’a simplement répondu, de but en blanc, avec assurance, qu’il viendra de la révolte des femmes. Les hommes ont fait trop de dégâts alors qu’ils les tenaient éloignées du pouvoir. Ils continuent de se faire la guerre, de jouer au foot quand il n’y a pas de guerre, sont sans cesse dans la compétition, créent des hiérarchies et des religions pour mieux dominer. Robert précise qu’il ne s’agit pas d’une division manichéenne homme-femme. C’est un immense dégradé, en fait, qui va des humains très masculins à des humains très féminins et le long duquel on trouve tant des femmes que des hommes. Robert parle d’expérience: les femmes ont une attitude plus sereine que les hommes face à la vie. Il faut qu’elles décident beaucoup plus. Mais une grande partie des hommes ont peur de ça, ajoute-t-il.
Ça fait trois heures qu’on cause. Cette fois Robert se redresse: «Je vous laisse.» La responsable des relations presse lui glisse, au moment où il s’est retourné: «L’an prochain, le CERN organise un grand événement pour les trente ans du Web… Vous seriez d’accord de faire partie des intervenants?» Il s’esclaffe, comme s’il comprenait enfin pourquoi elle était restée si sage pendant l’entretien, puis répond, déjà trois mètres plus loin: «Je ne crois pas. Bye bye.» Robert Cailliau finira par participer aux festivités organisées en mars 2019 à Genève. Comme s’il ne pouvait s’empêcher, malgré son chagrin, d’invoquer les origines, les années insouciantes. Tenace nostalgie de celui qui a cru en l’homme.
Sans la lumière portée par Robert, sans ce don qu’il a pour éclaircir la pensée de Tim, le «projet World Wide Web» aurait déjà pourri dans les caves du CERN.