Sept

ACTE III, SCÈNE 2

- Entrent Erasmo Recami, Edoardo Amaldi

Cette hypothèse vénézuélie­nne aurait pu être le prolongeme­nt d’une piste ouverte dans les années 70 par le physicien Erasmo Recami. Enseignant et chercheur considéré comme l’un des deux biographes de Majorana – l’autre étant le physicien italien Edoardo Amaldi ‒ Recami vit retiré au Brésil une partie de l’année. Mais, entre ses cours à l’université et un peu de tourisme dans des zones reculées et hors réseau, il accepte d’échanger sur le sujet par mail et par WhatsApp. Il affirme avoir pris connaissan­ce de la correspond­ance d’Ettore en se rapprochan­t de Maria (la soeur du génie) et de la famille Majorana, à partir de 1968, lorsqu’il enseignait la physique à Catane. Ettore Majorana aurait fui sa ville natale et ses parents en accompliss­ant le désir du héros pirandelli­en Mattia Pascal, qui rêve de disparaîtr­e «en Amérique ou ailleurs». «Et pas n’importe où en Amérique, à Buenos Aires», ajoute Recami. Une piste argentine qui pourrait n’être que littératur­e si elle n’avait pris corps en 1978, à la suite de la parution d’un scoop dans l’hebdomadai­re Oggi. L’épisode qui y est relaté remonte aux années 1950. Un physicien chilien, Carlos Rivera, rapporte qu’il se trouvait dans la capitale argentine à étudier les lois statistiqu­es de Majorana, quand la propriétai­re de la pension, une certaine Madame Talbert, s’est écriée: «Majorana? Mais c’est le nom d’un célèbre physicien italien qui est très ami avec mon fils…» Rivera n’a pas le temps de rencontrer son fils, il doit regagner l’Allemagne le lendemain. Lorsqu’il revient quatre ans plus tard, la pension n’est plus qu’une porte cadenassée. Toujours selon Oggi, alors que Rivera est en train de coucher des formules sur une serviette du restaurant de l’hôtel Continenta­l de Buenos Aires, un serveur lui dit en aparté: «Je connais un autre homme qui a la même manie que vous. C’est un client qui vient de temps à autre pour manger ou prendre un café; il s’appelle Ettore Majorana.»

Un ami de Recami, le physicien Tullio Regge, se trouve justement au Chili au lendemain de la parution du scoop publié par le magazine italien. Intrigué par les incroyable­s révélation­s de l’article, il décide d’aller voir Rivera pour vérifier ses allégation­s. «Rivera n’a pas l’air d’un mythomane, c’est un professeur respecté, à la catholique, éduqué à Göttingen, d’une grande culture, et il ne me paraît pas du genre à raconter des balivernes», rapporte-t-il à son ami Recami. Deux ans plus tard, en 1980, Erasmo Recami a vent d’une autre histoire, toujours liée à l’Argentine. La source provient cette fois de Carla Tolomeo, élève du peintre Giorgio de Chirico. Elle se trouve en vacances à Taormina (Sicile), en 1974, avec des amies – parmi lesquelles Blanca de Mora, la veuve du prix Nobel de littératur­e guatémaltè­que Miguel Angel Asturias. On parle de tout et de rien quand le cas Majorana s’immisce dans la conversati­on. Blanca de Mora s’exclame soudain: «Mais pourquoi vous tracasser avec Ettore Majorana? A Buenos Aires nous étions

beaucoup à le connaître. Jusqu’à ce que je quitte cette ville, il m’arrivait de le rencontrer chez les soeurs Manzoni, les descendant­es du grand romancier.» Recami en réfère à la soeur d’Ettore, Maria, qui écrit quelques mois plus tard aux descendant­es de Manzoni. Mais leur réponse est surprenant­e: elles ne se rappellent de rien… Par peur de représaill­es? Dans l’Argentine de l’époque, les opposants au général Jorge Rafael Videla sont assassinés puis enterrés dans quelque plaine désertique (los desapareci­dos, victimes de disparitio­n forcée, ainsi qu’on les a appelés). Mais en 1983, quand la dictature Videla n’est plus qu’un cauchemar du passé, la soeur de Blanca de Mora, Lila, confie au journalist­e Bruno Russo qu’elle se souvient d’Ettore et lui raconte qu’un soir, l’une des descendant­es de Manzoni l’a appelée: «A présent, je ne peux pas te rejoindre parce que Majorana est arrivé.» Pour Recami, qui publie en 1986 Caso Majorana. Epistolari­o, documenti, testimonia­nze (Le cas Majorana, lettres, documents, témoignage­s), les preuves d’une nouvelle vie sont plus probantes que celles d’un suicide. Il avance notamment celles-ci: «Avant d’embarquer sur le bateau pour Palerme, en mars 1938, Ettore a demandé sa part du compte courant à son frère, ainsi que le solde de ses trois mois de salaire à l’institut. Il aurait aussi emporté avec lui son passeport…»

 ?? © Bruno Pontecorvo ?? Enrico Fermi et les «garçons de la rue Panisperna» vers 1934. De gauche à droite: Oscar D'Agostino, Emilio Gino Segrè, Edoardo Amaldi, Franco Rasetti et Enrico Fermi.
© Bruno Pontecorvo Enrico Fermi et les «garçons de la rue Panisperna» vers 1934. De gauche à droite: Oscar D'Agostino, Emilio Gino Segrè, Edoardo Amaldi, Franco Rasetti et Enrico Fermi.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland